Unforgiven
Après les lourdeurs pachydermiques d’un biopic politique, et une petite récréation musicale finalement pas désagréable, Clint Eastwood se replace dans la ligne de mire de la polémique avec « American sniper ». De fait, il réveille les vieux démons réactionnaires qui indignaient en leur temps le landerneau de la critique et se plaisaient à fasciser à outrance son « Inspecteur Harry ». Les mêmes ressortent ici l’artillerie lourde pour faire feu à volonté sur celui qui a osé honorer le parcours d’un tireur d’élite des Forces Spéciales (« J’ai péché tout au long de ma vie. Quand je serai auprès de Dieu, je devrai lui parler d’un tas de choses. Mais tuer ces gens n’en fera pas partie. » déclarait de son vivant le vétéran, ce qui donne une idée du personnage), engagé qui plus est sur un terrain des plus mal considérés (la guerre en Irak dénoncée par Moore dans « Fahrenheit 9/11 »).
C’est donc un sacré gibier auquel il s’attaque cette fois, un homme de l’ombre plus trouble encore que le honni « J. Edgar ». Eastwood pensait pourtant avoir définitivement crucifié son image droitière sur le capot de sa « Gran Torino », s’être libéré de l’encombrant fardeau manichéen en filmant les deux visages de la bataille d’Iwo Jima (tout en fustigeant l’usage nocif de la propagande, même pour une juste cause). Aurait-il une fois de plus enfilé le mauvais côté de l’uniforme ? Se serait-il laissé séduire par l’envie de redevenir ce « maitre de guerre » qui savait si bien faire la nique aux communistes solidement agrippé au manche du « Firefox » ? Pas si sûr, car rien n’est jamais si évident quand Clint sort les flingues. Il faut dire que le bonhomme, même du haut de ses 84 printemps, ne se sent jamais aussi à l’aise que lorsqu’il faut la jouer total western. Les accrochages sont impressionnants, les embuscades sanglantes et brutales à souhait : incontestablement, Eastwood se souvient des leçons de ses illustres aînés (Fuller, Walsh, Wellman, Kubrick). Et quel meilleur environnement y aurait-il que ces villes irakiennes rougies de soleil et marquées par les stigmates des combats ?
Embusqué sur les terrasses désertées par leurs occupants, Chris Kyle, le Navy Seal à la casquette retournée, en position du tireur couché, observe, surveille, « protège ». Il tue le temps en passant un coup de fil à sa femme en attendant le moment propice pour presser la détente. Il tire pour tuer, avec la précision d’un inconnu au poncho, un de ces experts du six-coups tout droit sorti des chansons de geste « léoniennes ». Bradley Cooper, totalement habité par son rôle, s’est sculpté le corps de l’emploi : barbu, lourd et massif, il n’a rien d’un « Jersey boy » aux cheveux gominés mais ressemble bien davantage à un cow-boy Texan rugueux, nourri au rodéo, barbecue et à la messe du dimanche. Pourtant, le chevalier sans peur qui se fait volontiers va-t-en-guerre de religion, n’est certainement pas sans reproche. « Tu vas apprendre à ces sauvages la crainte de l’Eternel » lui balance un de ses camarades de combat. Chaque scène sur le théâtre des opérations nous rappelle qu’il s’agit bien d’une armée d’occupation : la brutalité des soldats qui s’invitent à la table des habitants, les chenilles de ce char qui, dès l’ouverture, se meut tel un rouleau compresseur à la mécanique impitoyable. La réaction apparaît peut-être plus ambiguë, voire sournoise, dans le geste terrible de cet enfant se ruant vers la colonne en mouvement. Mais la campagne est peu glorieuse et les opérations tournent à chaque fois au vinaigre, laissant aux soldats un amer goût d’inaccompli.
Chris Kyle est, pour sa part, un spécimen de patriote prêt à tous les sacrifices pour servir son pays. Il est un « Punisher » clairement investi d’une mission, porté par une vision d’un monde peuplé de brebis et de loups, et dans lequel il s’est distribué le rôle de chien de berger. Pourtant Eastwood nous a depuis longtemps appris à nous méfier de tous ces sermons, de ces chapelets qui pendent au rétroviseur, de ces Bibles brandies dans un geste rageur ; elles ont pu, naguère, être souillées dans les eaux sombres de la « Mystic River ». Et lorsqu’il faut se résoudre à cibler femmes et enfants, la détermination du guerrier s’en trouve sérieusement ébranlée. L’image du bon père de famille finit aussi par s’effriter lors de ses retours au pays, éloigné temporairement des zones de conflit mais toujours là-bas quelque part dans sa tête. « Tu n’es pas là » lui assène d’ailleurs sa femme, superbement incarnée par une Sienna Miller qui trouve là un très beau rôle. Représentant l’humanité vivant dans un monde de paix, elle sera son phare ultime dans la « Desert storm » qui finit par envahir son esprit traumatisé. Le Chris Kyle du film, comme bien d’autres vétérans eastwoodiens (du sergent Highway à Walt Kowalski en passant par Bill Munny) aura bien du mal à trouver le repos de son âme après avoir tant enfreint le sixième Commandement. Marqué à vie par son expérience guerrière, il n’est évidemment pas si éloigné du « démineur » de Kathryn Bigelow. La même montée d’adrénaline avant de partir en mission, la même « décharge électrique » au moment de passer à l’action. Le viseur de Clint semble pointer la même cible : le mâle américain enrobé dans sa fierté étoilée, le revolver filmé à hauteur de hanche pour mieux témoigner de son indéniable virilité. Et pour l’aider à relever des défis, il lui faut un challenger à sa hauteur. Ce ne sera pas « le boucher » de noir vêtu, incarnation vivante du mal absolu qui fait encore aujourd’hui régner la terreur aux quatre coins de l’Afrique et du Moyen Orient.
Il montre beaucoup plus de respect à l’égard du mutique Mustapha, dont le profil melvillien est défini par une simple photographie accrochée au mur en guise de trophée. Il a l’étoffe d’un champion de classe Olympique avec qui il pourra s’adonner au frisson du duel à très longue distance. Pas question pour autant de rejouer ici la confrontation des snipers de « Stalingrad », mais plutôt de mettre en miroir deux êtres repoussant sans cesse le moment de toucher la dernière cible, celle qui les mettra en position de vulnérabilité. C’est évidemment lors de son ultime « Tour » de piste, dès lors que la caméra d’Eastwood prend un maximum de hauteur, que les deux hommes feront leur dernier carton, avant d’être définitivement engloutis par les ténèbres. Sans doute plus passionné par cet idéalisme fracassé que par l’envie d’entamer un débat politique sur les bienfaits ou la légitimité de ces ingérences extérieures, Clint Eastwood préfère, comme à son habitude, questionner la figure du héros de cinéma. Il en tire un portrait à hauteur d’homme, tâché de sang, évoluant dans un monde imparfait, et pour lequel il se risque à imprimer la Légende.
J’aime bien le rapprochement avec « Démineurs »…
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Bigelow en aurait tiré un film passionnant également à mon avis.
Merci du passage.
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