HACKER

Comme un homme libre

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Il existe plusieurs façons de s’évader de prison. Il y a bien sûr la manière traditionnelle, celle qui consiste à faire le mur à la faveur d’un moment de confusion, ou bien à creuser un tunnel avec une éventuelle complicité extérieure. Et puis il y a celle que Michael Mann avait choisi de mettre en scène dans son premier film, « The Jericho Mile », qui consiste à prouver sa valeur à la société. Le réalisateur croit profondément aux vertus de la rédemption, et le prouve en filigrane à travers un film injustement mal vu : « Hacker ».

Le fait est que le réalisateur traite autant dans ce dernier film de l’évasion furtive que de l’intrusion sournoise : Il ne faut que quelques glissements de doigt sur un smartphone pour que le pirate informatique échappe à la vigilance de son escorte fédérale, tandis que dans le même temps, un pianotage savant sur un clavier d’ordinateur lui permet d’infiltrer les systèmes les plus sécurisés. Alors que l’« American sniper » eastwoodien tient dans son viseur la menace que fait peser l’obscurantisme sur le monde, Michael Mann préfère fouiller les disques durs de nos systèmes globalisés et débusquer les RAT de la cybercriminalité sous ses formes les plus retorses et les plus insaisissables. Le danger qui plane sur les Etats et leur population peut s’avérer considérable dans les deux cas. En une pression du petit doigt sur la touche « entrée » du clavier, un esprit brillant nonobstant mal intentionné serait désormais en capacité de répliquer Fukushima sur une centrale nucléaire hongkongaise. De la même manière, il pourrait faire flamber le cours du soja à la bourse agricole de Chicago et dégager des dividendes particulièrement conséquents. Celui ou celle qui se targue de tels desseins est loin d’être un enfant de chœur, mais plutôt un avatar cancéreux de la noosphère qui infeste le brouillard numérique, avançant masqué sous le sobriquet de « Blackhat » (titre original du film).

Face à lui, le hacker campé par Chris Hemsworth fait office de blond profiler, de « Manhunter », d’empêcheur de pirater en rond sur les océans électroniques. L’acteur trouve là son premier rôle d’envergure (même s’il se dépatouillait déjà pas mal dans le « Rush» baveux de Ron Howard), se montre assez crédible dans la musculature du bad boy surdoué en infiltration qui serait le pendant dématérialisé d’un fameux flic de Miami qui aurait tombé la moustache. C’est derrière les barreaux qu’on ira chercher le hacker perdu, l’homme providentiel qu’un ex-coturne du MIT ayant revêtu l’uniforme chinois réclame à ses côtés pour contrer la menace. Ce sera l’occasion pour lui de négocier une remise de peine, en prouvant à la société que son expertise du clavier vaut bien qu’on lui pardonne son arnaque à la carte bancaire. Voilà pour le contexte qui n’a rien, en soi, de très original quand bien même fût-il sérieusement documenté. Comme toujours, Mann a suffisamment travaillé son sujet pour livrer un exposé solide sur une menace des plus actuelles (les gens de chez Sony en sont encore tout retournés), sans doute très crédible aux yeux des spécialistes, et par ailleurs efficacement mise en script sur les conseils avisés d’ex-malfrats du net. « Une fois que j’ai une idée, j’explore ce que j’ai envie de dire pendant la phase de recherche et d’écriture. C’est là que se décide le sujet du film. Lorsque j’en arrive à la réalisation, le temps n’est plus à l’exploration, mais à l’expression » expliquait Mann dans la monographie que F.X. Feeney lui a consacré. Et s’il y a bien un réalisateur dont la signature visuelle est manifeste, c’est bien ce maître absolu de l’image. Celle-ci devient la matière principale de son sujet, remodelant les motifs habituels pour les fondre dans une forme qui confine à bien des endroits à la pure abstraction.

Le tissu urbain par exemple, personnage indispensable de nombreux films de Michael Mann, est de nouveau saisi par la HD numérique dans toute sa sidérante splendeur, s’étalant, vu du ciel, tel une toile arachnéenne recouvrant la surface du globe, tout en formant une résille interconnectée que l’on retrouve ensuite miniaturisée dans les composants nanoélectroniques aux formes étrangement similaires. Quittant l’échelle macroscopique, la caméra de Mann plonge dans l’infiniment petit pour se fondre dans le torrent tumultueux des autoroutes numériques qui sillonnent la planète et gangrènent chaque espace investi par l’homme. Mann filme un monde où la technologie est omniprésente, cachée jusque dans des endroits insoupçonnables, dans un square arboré perdu au milieu du labyrinthe de la mégalopole, ou bien sous la surface d’une vallée dévastée par les bulldozers. C’est un monde devenu factice que Mann capte avec sa caméra dernier-cri, dans lequel évolue une humanité pixélisée. Il n’est pas un plan qu’il ait laissé au hasard dans cette immense composition de plus de deux heures, pas un recoin du cadre qui n’ait fait l’objet d’une attention toute particulière. Même le champ contre-champ d’une conversation presque ordinaire, le grain de l’image, le choix des lumières, le flou artistique ou le tangage éventuel de la caméra viennent apporter leur nécessaire touche de chaleur organique, font montre d’une recherche plastique entre hyperréalisme et expressionnisme abstrait.

Cette démarche formelle vient en contrepoint de la représentation d’un environnement vidé de tout affect. Les personnages décisionnaires sont d’ailleurs indexés sur cette vision, qu’ils soient du bon ou du mauvais côté de la loi. Totalement privés d’émotions, ils agissent tels des logiciels (des malwares pour certains) qui ne répondent qu’à des stimuli commandés par un intérêt supérieur. Qu’elles soient motivées par les enjeux diplomatiques ou simplement par l’appât du gain, leurs décisions affichent invariablement leur incapacité à prendre compte le facteur humain. A contrario, Mann va sonder dans les personnages plus proches de nous la part sensible épargnée, celle qui répond aux sentiments, qui fait naître des passions, qui déterminent le libre-arbitre. En plaçant sa caméra en surveillance, au plus près d’eux, le réalisateur les scrute jusqu’à leur dernier souffle. C’est le cas du hacker à visage découvert Nick Hathaway, qui retrouve d’abord le goût des horizons lointains sur le tarmac d’un aérodrome, puis la volonté de faire échec pour prolonger la romance avec la jolie Lien Chen (une idée fugitive du bonheur), et enfin, dans la dernière partie du film, un sentiment de vengeance qui l’incitera à ne pas abandonner. On pourrait presque en dire autant de l’admirable agent Barrett, interprétée par Viola Davis, qui s’éteindra en contemplant un gratte-ciel semblable à celui qui emporta son mari quelques années auparavant. « Des millions de gens meurent chaque jour » dit le Blackhat insensible lorsque tombe son plus fidèle allié, ramenant chaque existence individuelle à la lueur blanchâtre de ces milliards de diodes qui s’allument et s’éteignent dans les entrailles d’un ordinateur.

Michael Mann porte un regard toujours aussi mélancolique sur la condition humaine à l’heure du tout numérique, sur l’insignifiante fragilité de nos vies interconnectées. Trop en décalage avec l’anonymat des films formatés, l’artiste à la caméra se coupera malheureusement d’une partie du public, tout en poursuivant coûte que coûte sa quête d’abstraction, tel un ghostman en cavale sur le point de disparaître.

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