FRANTZ

Vivons heureux en attendant la mort

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Je suis venu te dire…
Le plus pur est celui dont il ne reste rien !
Pas un cri, pas un mot, pas un marbre peut-être !
Le plus pur est celui qui veut bien disparaître,
Sans rien dire de lui au grand public humain !

Maurice Rostand, Les Insomnies, 1923

« Qu’est-ce que vous faites chez moi ? » demandait Charlotte Rampling à Ludivine Sagnier dans « Swimming pool ». Chez François Ozon, il y a souvent un intrus « dans la maison ». D’une certaine manière, c’est un peu le cas avec « Frantz », librement inspiré du magnifique mélodrame d’Ernst Lubitsch « Broken Lullaby », lui-même adapté d’une pièce de Maurice Rostand dont il faut absolument taire le titre. François Ozon serait-il lui-même l’intrus du cinéma français ?

Son nouveau film l’est à bien des égards, il suffit pour s’en convaincre d’en observer les affiches. Il faut oser à l’ère du numérique et du cinéma en relief proposer du Noir & Blanc et des dialogues en langue teutonique, avec pour tout casting des acteurs sans notoriété. Bien sûr, Pierre Niney est une valeur montante, récemment remarqué pour son interprétation du couturier Yves Saint Laurent, et Paula Beer semble avoir une petite côte outre-Rhin. Pour ce qui est du Noir & Blanc, le succès relatif du superbe « Ida » et la Palme d’or du « ruban blanc » ont aidé à redonner à ces films la saveur esthétique des vieux clichés d’antan. Un choix particulièrement judicieux dans le cas de « Frantz » car, en revenant à l’époque morose de l’immédiat après-guerre, Ozon évite grâce au procédé la facticité gênante des reconstitutions d’époque qui encouragent l’emploi de filtres et autres artifices pour un résultat parfois très discutable. Une séquence en forme de retour au front bien maladroite et dispensable mise à part, « Frantz » se donne à voir, dès l’entame, dans toute sa sobriété, à l’image de ce carton qui rappelle les temps glorieux du muet, accompagné d’une musique discrète et minimale, dans un esprit de recueillement qui sied à ce titre dédié à un homme qu’on a tué.

Tombé sur un des champs de bataille de la première grande boucherie industrielle, ce brave soldat du Kaiser, fils unique sacrifié sur l’autel des ambitions impériales, s’annonce comme le grand absent du film (il ne repose même pas sous la croix qui porte son nom au cimetière). Il est pourtant encore sur toutes les lèvres, et plus encore dans toutes les têtes. Dans celle de ses parents bien sûr, incarnés à l’écran par un très beau couple que forment Marie Grüber et Ernst Stötzner, dans celle également d’Anna, sa fiancée confiée à la bien jolie Paula Beer, mais aussi dans celle d’Adrien Rivoire, un Français qui a fait le voyage jusqu’à cette petite bourgade nichée au cœur de l’Allemagne dont il est originaire. C’est lui l’intrus du film. Il est le « Franzman » en terre germanique, l’ennemi d’hier et, à en juger par l’accueil qui lui est fait par les patriarches locaux, à coup sûr celui de demain (ce que le film de Lubitsch aurait tant voulu contribué à éviter). Le prénom du défunt renvoie immédiatement à sa francophilie, partagée d’ailleurs par sa fiancée, ce qui ouvrira plus aisément les portes du foyer familial. Cordialement accueilli par une mère nostalgique, le visiteur français devra dans un premier temps se contenter du silence du père, inconsolable. Puis, comme dit si bien Verlaine, on se souvient des jours anciens et on pleure, et l’absence du fils disparu se voit comblée par quelques notes de musique.

L’atmosphère devient ainsi plus « glücklich » (comme on dit là-bas), si légère qu’elle tourne la tête. Elle est plus colorée aussi. Chez Ozon, cinéaste des « Huit femmes » chantantes et chamarrées, le bonheur paraît dans la couleur. Et lorsqu’Adrien et Anna eurent passé le tunnel, celle-ci vint à leur rencontre. La grisaille se mue en une symphonie ensoleillée et romantique, la musique de Philippe Rombi prend l’accent de Gustav Mahler et le cadre celui d’un tableau de Caspar David Friedrich. Il y a même, le temps d’un après-midi passé au bord de l’eau, quelque chose d’un « Casque d’or », d’une « partie de campagne » à la façon de Renoir fils, ou d’un « déjeuner sur l’herbe » à la manière de Manet. Sans perdre de vue ces références, c’est une autre œuvre du même peintre, bien moins célèbre mais ô combien évocatrice, qu’Ozon choisira de révéler au terme d’une visite au Louvre aussi fantasmatique et qu’intrigante.

Car plus qu’à la subtile touche de Lubitsch, c’est davantage à Hitchcock qu’il emprunte la tonalité de son film, et pas seulement parce qu’on y voyage en train ou que l’on contemple un tableau au musée (sans compter qu’Anna aurait dû être une « Gretschen » blonde, selon les dires du réalisateur). Comme le cador anglais du suspense (qui apprit lui-même son métier en allant voir travailler les maîtres du cinéma allemand, rappelons-le), Ozon aime travailler l’ambiguïté de ses personnages. Celui d’Adrien, auquel Pierre Niney prête ses traits délicats, sa voix fluette et sa fine silhouette, n’en manque assurément pas. « Qu’y avait-il entre vous et Frantz ? » lui demande Anna, « une femme ? ». « Non, juste une amitié » répond-il songeur. Une amitié qui, sans doute dissimule autre chose de plus intense, sous-entendue par cette communion née d’une explosion, un rapprochement des corps et des âmes comme seule la guerre nous permet d’en connaître. Cette brève rencontre au fond du trou, une autre avec une jeune fille aux faux-airs de garçonne, viennent expliquer les choix déchirants auquel le « Frantzman » se résout in fine (l’ambiguïté se nichant aussi dans le « t » inhabituel du prénom). L’utilisation particulièrement habile de la dissimulation, et cette propension à passer pour un autre deviennent dans ce scénario des ressorts dramatiques qu’Ozon affectionne tant. « L’idée c’était de tenir le mensonge jusqu’au bout » ajoute d’ailleurs le réalisateur aux journalistes de Positif. Pour ce faire, il n’hésite pas bouleverser la hiérarchie des personnages, faisant disparaître l’un des deux pour mieux inverser leur importance à l’écran.

En poursuivant le voyage là où s’arrêtait la version de Lubitsch, Ozon s’accapare pleinement le sujet, le greffant à ses thèmes de prédilection. Ainsi lorsque la « Jeune et Jolie » Anna arrive en France, elle devient à son tour l’intruse, à la recherche de ce « Nouvel ami », en quête d’un amour interdit, condamnée à l’entre-deux, à mi-chemin entre vérité et mensonge, entre deux adresses, intervalle souvent dévolu aux filles dites de « mauvaise vie ». Alors le vide laissé par le masculin permet à François Ozon de revenir au féminin, prouvant une fois de plus à quel point c’est pour ce sexe qu’il a un faible.

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3 réflexions sur “FRANTZ

  1. Grande tristesse que de ne pas avoir encore vu ce film. Très bel article en tout cas, comme d’habitude. J’ai beaucoup aimé le parallèle avec d’autres films et reférences artistiques. Quel est le nom du tableau du Louvres, il n’est pas cité dans l’article? En tout cas pour le titre du film, nom d’un personnage mort et pourtant omniprésent, cela me fait penser au roman Rebecca de Daphné du Maurier.

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    • Bonjour Marion,
      Je ne le cite pas à dessein car son titre doit demeurer un mystère jusqu’à sa révélation. Personnellement, je ne connaissais pas l’existence de cette étude de Manet, et je crois d’ailleurs qu’elle n’a jamais fait partie des collections du Louvre (encore une facétie mensongère du récit sans doute).

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