NERUDA

Looking for Pablo

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Je vais dire la légende
De celui qui s’est enfui
Et fait les oiseaux des Andes
Se taire au cœur de la nuit.

Louis Aragon

Alors que le monde se replie sur lui-même, que les esprits se referment peu à peu, quelques cinéastes ont pris le parti d’ouvrir nos imaginaires, de laisser la poésie prendre le pouvoir sur la manière de faire du cinéma. Ce noble combat, Jim Jarmusch le mène de longue date, jusqu’à ce qu’il s’écrive sur l’écran de « Paterson ». Le Chilien Pablo Larrain fut quant à lui touché par les vers d’une figure nationale, ceux de son compatriote « Neruda ». Pas seulement parce qu’il est un des écrivains les plus célèbres de son pays (prix Nobel de littérature en 1971), et pas parce qu’ils partagent le même prénom (d’emprunt), mais parce qu’il est avant tout un personnage immensément romanesque.

Mais Larrain fait d’emblée aveu d’impuissance face à ses multiples incarnations, face à la complexité d’un personnage qui, en plus d’être un écrivain célèbre, fut aussi élu politique, chef de parti, collectionneur, ambassadeur, grand voyageur. « Impossible de mettre sa vie dans une boîte. » explique le réalisateur dans un interview publié dans Positif, « ce que l’on peut tenter de faire, c’est d’appréhender son univers, de jouer avec ses jouets. » Inutile de chercher l’ombre de Ricardo Reyes Basoalto derrière ce portrait d’artiste, il s’est laissé dévorer par l’ogre Neruda, mi-personnage de fiction (d’aucuns pensent que son pseudo vient d’« une étude en rouge » de Doyle), mi-peintre cubiste extravagant (il arbore fièrement le prénom de son grand ami Picasso). Tout comme « Jackie » convoquait la presse pour hisser la figure  de son défunt mari (et elle avec) au Rushmore des présidents américain, Larrain (qui peut compter sur le brillant talent d’écriture de son scénariste Guillermo Calderón) entend imprimer à sa manière la légende à l’écran et, pour ne pas déroger à la tradition fordienne, il lui faut encore passer par un tiers pour inventer le roman poétique de « Neruda ».

Il jette son dévolu sur un sombre flic qui lui fila le train lors des chasses aux communistes ouvertes par le président Videla. Exégète pour le moins critique des faits et gestes du poète trublion, il fera office de guide anonyme à l’entrée de « l’univers nerudien » (selon les termes du réalisateur), un monde agité et vibrionnant où le truculent personnage partage son temps entre apostrophes à la chambre sénatoriale et bacchanales entre notables et prostituées dans sa villa des hauteurs de Santiago. Il nous présente ce grand jouisseur, aux mœurs volontiers décadentes (grotesque dans son costume de Lawrence d’Arabie, plus ridicule encore lorsqu’il s’essaie à jouer les cow-boys avant son épique évasion) s’enivrant de femmes et de mots, échange des vers à la demande contre d’autres verres remplis de whisky. Pour mieux berner ses adversaires, l’homme ne recule devant aucun travestissement : ici en curé rasant les rues de la ville, là en drag queen magnifique au beau milieu d’un aréopage de prostituées en pleine descente de police. Neruda semble toujours en représentation et, lorsqu’il en vient par mégarde à oublier de jouer son rôle, c’est sa femme Delia (superbement incarnée par l’Argentine Mercedes Morán) qui lui demande de retrouver ce ton déclamatoire qu’adoptent les grands artistes pour donner de l’importance à une simple lettre.

S’il ne ménage pas la figure du poète, souvent montré sous son jour le moins glorieux, Larrain n’en demeure pas moins acerbe vis-à-vis de son poursuivant. Tout en posture, ayant une haute opinion de lui-même, refusant expressément d’être considéré comme « le personnage secondaire » de cette histoire, Oscar Peluchonneau est un peu le dindon de la farce, un limier tenu en laisse par les ficelles d’un scénario qui sera hélas sans pitié. Sous ses airs de flic retors et prétentieux, « chien de la nuit » au flair soi-disant imparable, il se montre si pathétique et maladroit qu’il en devient touchant, peut-être le plus touchant des deux. Cet homme dont on ne connaît réellement que le nom, Larrain l’a imaginé à la fois comme le bras séculier de la répression d’Etat, mais aussi comme le rejeton illégitime d’une figure de la police et d’une catin oubliée. Un splendide fils de pute en quelque sorte.

Une autre bonne idée est d’avoir fait courir l’un après l’autre les deux acteurs de son film « No » qui prenait déjà de biais la dictature de Pinochet. Luis Gnecco et Gael Garcia Bernal se disputent ainsi les faveurs d’un scénario qui leur octroie un temps de parole quasi-égal. Que l’on écoute ce qu’ils se disent en leur for intérieur ou que l’on boive goulument leurs paroles, une chose est sûre, ces deux-là sont à la manœuvre, écrivant tour à tour les chapitres de cette cavale picaresque et pas comme les autres. L’originalité tient à cette façon qu’a Larrain de découper chaque scène en fines lamelles de temps, passant d’un lieu à un autre parfois au détour d’une même phrase, faisant varier la lumière, le décor, comme si les dialogues devaient impérativement briser leurs chaînes de monotonie pour que les mots « s’enchaînent de façon insolite. » Cet amusant exercice prend un tour réellement jubilatoire lorsque sa facticité s’exhibe sans fard par la lunette arrière ou bien à la croisée des genres.

« Vous voulez une fuite spectaculaire ? » dit Peluchonneau à son gibier communiste comme s’il s’adressait par-dessus lui au spectateur, eh bien Larrain nous l’offrira via une chevauchée façon western au milieu des araucarias géants, à travers une Cordillère des Andes enneigée. Le héros magnifique n’est alors plus celui qui fuit (car son destin est déjà tout tracé) mais celui qui traque, ne lâche rien et qui, en dépit de son ingrat statut de spadassin, tente de conjurer son sort, lutte contre l’oubli.  « Neruda », de l’aveu même de ce réalisateur qui se refuse à l’évidence, « n’est pas un film sur Neruda » mais une mystification assumée. Un faux nom vaut bien une fausse piste pour qu’apparaisse en creux une autre figure (de style ?), plus énigmatique peut-être ? Pour sûr, plus inattendue.

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12 réflexions sur “NERUDA

  1. Ce n’est pas tout à fait le même Neruda que celui incarné par Noiret et étrangement doublé en italien (Noiret doublé, quand même !) dans Il postino, film qui doit dater du début des années 1990. Le facteur est sympathique mais c’est un tout petit film…

    Ici j’ai l’impression de ne pas saisir toutes les dimensions du Neruda de Larrain, et certainement m’échappe d’abord la dimension poétique et littéraire. Tu cites Aragon, Strum cite Borges, je me demande ce qui émane de l’écriture de Neruda dans ce moment pseudo-biographique génialement fantasmé par Larrain.

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    • Je n’ai hélas pas vu Noiret dans « Il Postino », je ne peux donc faire la comparaison. Par contre, l’approche fantasmatique (et très borgésienne, je confirme) de « Neruda » est patente dans la mise en scène de Larrain. Elle invite en effet à relire de la poésie (comme le faisait déjà le film de Jarmusch), effet secondaire qui semble avoir contaminé le réalisateur en premier lieu ainsi que Gael Garcia-Bernal au vu de leur propos dans la presse (« la poésie a eu un effet énorme sur moi » dixit Larrain, « grâce à ce film, à présent, je lis régulièrement de la poésie » dixit Bernal in Positif n°671)

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  2. Le Neruda de Larrain est très différent de celui interprété par Noiret, du moins tel que je m’en souviens. Je rejoins Strum dans son commentaire. L’émotion passe par Peluchonneau, mais finalement, n’est-ce pas la force des personnages littéraires ? Les humains sont souvent décevants et il vaut mieux ne pas trop chercher qui se cache derrière la légende si on ne veut pas être déçu. De toute manière, et comme je le dis souvent, il faut toujours se méfier des beaux parleurs 😉

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  3. Je sens poindre sous ton admiration le même constat que j’ai fait : les deux belles et grandes figures ici sont la femme (bafouée, humiliée, mal-traitée) et le Peluch’ (hilarant et pathétique. .. bravo Gabriel).
    Neruda, si beau, si grand, si touchant, si humain dans Il postino, est ici veul, antipathique, un pantin fantoche sans envergure et l’on ne sent JAMAIS la fibre artistique et créative dans ce film. Ce n’est pas un biopic mais où est Neruda ?

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    • En effet, difficile de choper Neruda dans « Neruda », et qui te dit que le Neruda d’ « Il postino » est le véritable Neruda (il ressemble vachement à Philippe Noiret tu ne trouves pas ?)
      Moi je trouve que la fibre créative de Neruda passe non pas à travers le personnage du film mais à travers le récit du metteur en scène. Ceci dit, je ne suis pas un expert nerudiste (loin s’en faut), mais c’est ainsi que j’imagine la plume de l’écrivain qui vit sa vie comme dans un roman policier (j’ai adoré l’idée des bouquins laissés dans son sillage).
      Je te l’accorde volontiers, les plus beaux personnages sont assurément ceux tenus par la señora Moran et par le ténébreux Gael.

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  4. Ah ben je ne sais quel est le vrai Neruda (je n’ai pas fait Neruda seconde langue non plus) mais le Philippe était bien plus choupinou (donc il doit être FAUX) et m’avait enchantée.
    Là j’ai juste envie de lui envoyer le Grand inquisiteur.

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