La FILLE INCONNUE

Conscience professionnelle

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« Hélas ! N’existe-t-il pas un vertige de la gaffe, une force qui nous possède à certains moments et qui nous pousse à faire ce que nous sentons qu’il ne faut pas faire ? »

Georges Simenon

Qu’est-ce qui fait courir Adèle ? L’année dernière, on a vu la belle Heanel à l’affiche de pas moins de quatre films. Doublement césarisée pour ses prestations dans « Suzanne » et « les combattants », elle n’est plus l’inconnue qui tapait au carreau des salles de casting pour se frayer un rôle dans l’univers étroit des plateaux de cinéma. Désormais recrutée par les plus prestigieux cinéastes belges actuels (double Palme d’Or, sans compter les prix annexes), elle part en quête d’elle-même, fait le chemin en sens inverse afin de chasser définitivement ce statut d’anonyme qui lui aura sans doute barré la route de bien des rôles. Adèle Haenel n’est donc pas « la fille inconnue » du dernier né de la filmo des frères Dardenne, mais bien l’héroïne qui va enquêter sur elle.

L’intrigue et le cadre pourraient être ceux d’un Simenon version moderne : une voie rapide en bord de Meuse du côté de Liège (avec une zone industrielle en guise d’horizon), un chantier, des quartiers populaires, des terrains vagues et des appartements modestes, et bien sûr ces murs de brique rouge qui tapissent l’arrière-plan, sans oublier le temps gris qui oblige la demoiselle à ne jamais se défaire de son épais manteau de laine. Ajoutez à cela une jeune prostituée noire retrouvée morte près du fleuve la tête fracassée sur un bloc de béton, il n’en faudrait pas plus pour que le fameux commissaire à la pipe au bec nous fasse monter de la bière et des sandwichs dans la salle d’interrogatoire. Et pourtant, dans un contexte pareil, même s’il y a bien une paire de flics qui fait le tour du voisinage pour trouver des témoins, les Dardenne préfèrent s’en remettre à une professionnelle plus libérale.

Ils confient l’enquête à un autre genre d’expert, susceptible d’avoir l’oreille de ceux qui souffrent quand par ailleurs une autopsie peut faire parler même les morts. Car ils sont nombreux à lui accorder leur confiance, à demander l’avis d’Adèle, à prendre leur mal en patience dans la salle d’attente du cabinet du docteur Davin. Ils sont plusieurs à remettre leur sort (et leur corps) entre ses mains, et c’est peut-être pour cela que les scénaristes/réalisateurs se sont dit qu’elle pourrait être à la hauteur de la tâche qu’ils lui réservent. Ça fait longtemps que ce personnage leur trotte dans la tête. Déjà, avant de la reverser dans la coiffure, la Samantha du « gamin au vélo » devait porter la blouse blanche. Et les frangins ont finalement convenu que le personnage ne pouvait à la fois soigner les corps et les âmes en même temps. Pour mettre un nom sur « la fille inconnue », ils se ravisent finalement, jugeant qu’un médecin généraliste au contact d’une patientèle de condition modeste pourrait s’avérer tout à fait qualifié pour s’acquitter d’une telle tâche.

Le cabinet du médecin est l’endroit idéal pour ausculter les gens, cette souche sociale qu’observent les frangins à travers leur caméra/microscope depuis longtemps. Entre les personnes âgées épuisées par une vie de dur labeur et les jeunes sans le sou qui réclament d’autorité un arrêt de complaisance, entre le diabétique à qui on a coupé le gaz et l’ouvrier sans papiers qui s’est blessé sur un chantier, on reconnaîtra forcément les incontournables de l’univers Dardenne : tandis que Jérémie Rénier est à nouveau père d’un gamin à problèmes (à moitié convaincant lorsqu’il déballe sa misère), Olivier Gourmet reprend ses impressionnantes manières d’homme violent qui nous cornaque dans des coins louches où on le soupçonne de s’adonner à des pratiques interlopes. « Nous voulions que Jenny soit une personne qui écoute les corps, les paroles de ses patients et que, grâce à cette écoute, elle devienne une accoucheuse de vérité, que son cabinet médical devienne un cabinet des aveux. » explique l’un des frangins qui dirige la caméra.

Pour autant, la femme n’est pas le juge, en bon docteur elle s’en tient au secret médical. Elle veut juste corriger une erreur de diagnostic qui la mine, effacer un choix malheureux aux conséquences fatales qui l’a conduite à enfreindre ce serment qui l’oblige à se soucier des autres. « Si tu veux être un bon médecin, tu dois être plus fort que tes émotions. » assène-t-elle d’expérience à son stagiaire au cabinet. Mais comme pour immédiatement contredire cette assertion, les Dardenne la montrent émue aux larmes face à un jeune patient au crâne lissé par le cancer et qui lui a préparé une chanson d’adieu alors qu’elle s’apprête à quitter le quartier pour un cabinet urbain, moderne et flambant neuf. Sans doute ont-ils perçu dans le statut du médecin cette abnégation totale qui oblitère la vie privée, cette forme de dévotion pleine, entière et quasi-monacale qui était aussi celle du « médecin de campagne » selon Thomas Lilti. Jenny Davin vit au-dessus de son cabinet, est dérangée à toute heure du jour et de la nuit, régulièrement interrompue dans ses consultations par un appel à l’aide… ou par cette faute qui l’obsède. « Jenny est possédée par la fille inconnue » explique Luc Dardenne, « ce n’est pas une possession surnaturelle mais une possession morale. »

Car en effet, le fait de ne pas avoir ouvert sa porte va l’obliger à aller frapper à celle des autres, à consulter à son tour, photo à l’appui, afin de mettre un nom sur cette femme à qui elle refusa, seulement pour un soir et en dehors des heures légales, de porter secours. « Elle n’est pas morte sinon elle ne serait pas dans nos têtes. » dit-elle comme pour appuyer cette « Promesse » qu’elle s’est faite à elle-même d’exhumer cette inconnue de la fosse commune. De porte en porte, les Dardenne suivent chaque consultation, à l’affût des regards éloquents, des signaux de détresse, des dangers qui menacent,  prenant le pouls de la société comme ils savent si bien le faire. S’ils se dispersent parfois en symptômes hors-sujet (l’apprenti médecin qui finalement renonce), ils veillent néanmoins à ne jamais quitter des yeux le portrait de Jenny, leurs fameux plans-séquences accrochés au volant de la toubib comme ils l’étaient aux basques de « Rosetta ». S’ils ne s’éloignent jamais du périmètre de Seraing et de ces bords de Meuse qu’ils affectionnent tant, les Dardenne n’en sont pas moins perpétuellement en mouvement, toujours en quête de ce semblant de vérité qui fait du cinéma un art si proche de nous.

« La fille inconnue » est sorti en DVD le 21 février 2017, disponible aux éditions Diaphana.

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Pour d’autres découvertes, n’hésitez pas à consulter le site Cinétrafic :

http://www.cinetrafic.fr/film-2017

http://www.cinetrafic.fr/bande-annonce

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12 réflexions sur “La FILLE INCONNUE

  1. J’aime beaucoup Adèle Haenel. Ta belle chronique me donne des regrets de ne pas avoir vu le film. Regrets que j’apaiserai sûrement quand l’occasion se présentera.

    En attendant, c’est la troisième fois de suite, sauf erreur, que les Dardenne font appel à une belle connue. J’espère qu’à l’avenir, ils nous permettront aussi de découvrir de jeunes talents en devenir, ainsi qu’ils l’avaient fait pour Emilie Dequenne au temps de « Rosetta ».

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    • En effet, mais si on en croit leurs déclarations à ce sujet, c’était juste dû à l’envie de tourner avec ces actrices expérimentées. Il faut dire que les Dardenne sont désormais des réalisateurs « installés », qui continuent d’ailleurs de travailler avec les acteurs qu’ils ont révélés (Gourmet, Rénier). J’aime beaucoup leur manière de les intégrer dans leur univers social, très près du commun des mortels sans pour autant chercher à faire documentaire, sans adopter une posture militante (comme Ken Loach qui a parfois tendance à tirer un peu fort sur la corde sentimentale).

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