L’ANTRE de la FOLIE

Après moi le délire

In the Mouth of Madness1

« La peur et l’horreur sont des émotions aveuglantes qui démantibulent nos échasses d’adultes et nous laissent dans le noir absolu, aussi désemparés que des enfants incapables de trouver l’interrupteur. »

Stephen King, Anatomie de l’horreur, chapitre 5.

« Do you read Sutter Cane ? » A cette question mieux vaut répondre par la négative sous peine de se retrouver le crâne fendu d’un coup de hache porté par un type en imperméable. Au mitan des années quatre-vingt-dix, John Carpenter a pris rendez-vous avec la peur, bien décidé à enfoncer les portes de la déraison. L’esprit aussi enfiévré que celui d’Howard Philip Lovecraft lors de son séjour à Brooklyn, il s’engouffre à corps et à cœur perdus dans « l’antre de la folie », vendant son âme au scénariste Michael DeLuca, accessoirement ponte de la firme New Line Cinema. Fini de jouer les hommes invisibles pour une relecture en demi-teinte du roman d’H.G. Wells, le réalisateur repart sur des chemins plus tortueux, retourne à des atmosphères plus sulfureuses. Moustache parfaitement affûtée et charge de guitares héroïques dès l’entame du générique, le voici bien décidé à titiller l’irrationnel à sa façon, à faire siennes ces contrées de l’épouvante écrites sur un plateau pour boucler ce qui ressemblera bientôt à un cycle apocalyptique entamé quinze ans plus tôt sous les glaces de l’Antarctique.

A chaque fois, l’essence même du mal demeure sa préoccupation principale, traduite tantôt sous une forme fugitivement incarnée (« Halloween »), vaporeuse (« The Fog »), ou protéiforme (« The Thing »), avant de se répandre invariablement à la surface de la planète. « We’ve only just begun » susurre le rassérénant filet de voix d’une autre Carpenter dans les haut-parleurs des couloirs de l’asile dans lequel on vient d’interner John Trent, le sceptique assureur qui va nous servir de guide dans ce fantastique tohu-bohu à dormir debout. Ce limier des arnaques en assurances n’est pas vraiment de ceux qui gobent sans discuter toutes les salades sur les forces obscures, plutôt du genre à frapper au cœur le mensonge, à faire transpirer les affabulateurs adultères qui prétendent que leur bien est parti en fumée dans un incendie. Pour être un bon personnage carpenterien, l’excellent Sam Neill (revenu de l’île des dinosaures de « Jurassic Park ») a appris le cynisme en première langue, se présentant, à sa manière d’allumer les cigarettes qui ne laisse planer aucun doute sur son esprit revêche, comme une doublure en costard de l’indomptable Snake Plissken. « On peut voir Trent comme un cow-boy débarquant dans une ville maléfique » renchérit Carpenter qui n’a jamais caché son amour pour le western. Il lui faudra néanmoins accepter de quitter les axes principaux du genre et emprunter d’étranges voies parallèles pour débusquer l’auteur porté disparu.

Passé un pont qu’on jurerait avoir aperçu « sur la route de Madison », on arrive à Hobb’s End, petite bourgade pittoresque aussi curieusement absente des cartes du New Hampshire qu’Haddonfield l’était de celles de l’Illinois. C’est la retraite que s’est choisie l’auteur d’« In the mouth of madness », le fameux Sutter Cane campé par le toujours inquiétant Jürgen Prochnow. « Oubliez Stephen King, Cane les enterre tous » affirme la charmante Lynda Styles, assistante d’un éditeur ravi que se charge d’interpréter l’impérial Charlton Heston le temps de quelques scènes. Réitérant à travers lui son admiration pour les grandes heures de l’anticipation seventies (son regard cinéphile sans doute dirigé vers « Omega man »), John Carpenter trouve cette fois un nouveau vecteur de contamination du Mal : le livre.

Dès le générique, les rotatives tournent à plein régime, et ouvrent grand les portes de « l’antre de la folie » à tous les lecteurs/spectateurs. « Les films d’horreur touchent à un sentiment fondamental, la peur. C’est l’émotion la plus forte de l’être humain. » constate Carpenter, éminent spécialiste de la question. Qu’elle surgisse entre les lignes ou sur grand écran, la peur est une émotion qui révulse autant qu’elle fascine à en juger par la curiosité qu’elle suscite auprès des badauds qui s’écharpent aux guichets de l’épouvante, s’arrachant les pages des romans des écrivains à sensation. A la manière d’un Craven saisi entre « les griffes de la nuit », Carpenter jubile à entremêler cauchemar et réalité, invitant le spectateur à se rincer l’œil de ces monstres gluants soudain délivrés de l’esprit délirant d’un auteur de fiction. A l’instar d’un Abdul Al-Azred rédigeant les versets démentiels de son Necronomicon, le fictif Sutter Cane semble puiser son inspiration au seuil d’un autre monde peuplé d’entités qui n’attendent qu’un signe de sa part pour déferler sur le nôtre.

Le script s’écarte alors bien vite de tout repère classique pour basculer sur d’autres structures narratives, pivotant les axes narratifs logiques vers des impasses ou des anomalies sous contrôle d’un démiurge omniscient. Il jalonne le parcours de Trent de hoquets et de récurrences, de slogans inscrits en grosses lettres sur les murs et les quatrièmes de couvertures qui convoquent d’autres antiennes carpenteriennes. « I Can See », la formule semble tout droit venir d’une autre « Invasion » qui voyait un simple hobo démasquer un mondial complot extraterrestre. « They live ! » s’écriait-il alors, formule que pourrait bien reprendre à son compte un John Trent à la foi rationnelle sérieusement ébranlée et qui, du fond de sa cellule capitonnée, dresse des palissades de croix crayonnées sur les murs. Le clocher byzantin qui domine le village des damnés d’Hobb’s End offre un point d’ancrage idéal pour ce nouveau « Prince des Ténèbres » installé à sa machine à écrire. Cane s’y adonne à des prêches interdits, et néanmoins apte à convertir les esprits les plus réfractaires, jetant son dévolu sur un Trent devenu prophète malgré lui.

C’est une belle revanche que ce « sceptique absolu » de John Carpenter accorde au père du mythe de Cthulhu qui, depuis sa retraite de Providence, n’aura jamais connu de son vivant une audience pareille à celle de Sutter Cane. Le cinéaste, volontiers goguenard, se rit néanmoins de tout ce cirque surnaturel, choisissant de présenter cette vaste mascarade comme une scène de théâtre Grand-Guignol. C’est sa manière de nous rappeler que, tout « Master of Horror » qu’il puisse être aux yeux de ses aficionados, il est bien le dernier à croire à ces balivernes, dernier garde-fou d’un peuple qui s’enflamme au premier discours, une société bien souvent prête à perdre la tête et à rallier celui qui profère les pires énormités. Et rien que pour cela, ce cinéaste est d’ores et déjà une légende.

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36 réflexions sur “L’ANTRE de la FOLIE

  1. Bizarrement je n’en ai pas grand souvenir.
    Et je ne sais même plus pourquoi Sam Neil (aaaaaaaaaaah Sam Neil !!!) se retrouve dans sa cellule en.capitons.
    Je ne me souviens plus non plus du joli pont.
    Et je ne comprends pas tout ce que tu écris (tous ces noms, je m’y perds !), mais comme dhab c’est brillant.

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    • Beaucoup de références, c’est vrai. Mais le film les convoque. L’occasion d’aller fouiner ailleurs à la découverte de nouvelles sensations, et aussi de revoir impérativement « l’antre de la folie » dont tu n’as gardé que quelques bribes en mémoire.

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            • Si ses prises positions ne sont pas toujours si défendables (tout comme John Milius d’ailleurs qui revendique haut et fort son adhésion à la NRA), il faut malgré tout différencier avec sa carrière d’acteur.
              Mais puisqu’en ce moment l’actualité nous ramène tristement à Columbine, sa petite apparition dans le film de Michael Moore a tout de même terni sa fin de carrière.

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              • Je suis d’accord. Ça a terni… mais sans doute pas aux états unis qui sont quand même majoritairement pour le retour au western : un colt pour tous.
                Et il avait été plutôt discret sur ce fait.
                J’étais d’ailleurs très surprise par son apparition dans le Michael Moore.

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  2. Revu comme tu le sais lors de mon gros marathon John Carpenter. Un véritable sommet, un vrai trip dans l’étrange et l’horreur où plus tu plonge dedans, plus tu as du mal à en ressortir. Pire que Sam Neill en l’occurrence. On ne sait plus trop ce qui est vrai et ce qui est faux, le réel ou la fiction, tout s’entremêle pour le plus grand plaisir du spectateur largué. Probablement le dernier chef d’oeuvre du réalisateur, même si Vampires est un film plus qu’agréable.

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    • Les lectures qui rendent fou, on est clairement chez Lovecraft. « L’antre de la folie » est sans doute un des meilleurs films qui, sans l’adapter directement, lui rend hommage. Il y a aussi un petit côté Craven dans cette sinuosité entre réel et imaginaire, dans l’approche méta de la fiction par le livre et par le film (la partie finale pourrait rejoindre les rejetons de « Scream »). Dans cette recherche de nouvelle voies de contamination, j’avais aussi bien aimé « Pontypool », le tout petit film en huis-clos de Bruce MacDonald.

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        • Gordon a toujours privilégié une adaptation plus frontale de l’œuvre de Lovecraft, quasi-littérale. Chez Carpenter, l’approche est plus détournée.
          Pas énorme « Pontypool », bien sûr, mais tout de même plutôt original et maîtrisé pour une production si minimaliste. Les films qui se passent dans les studios de radio, j’adore, ils me rappellent « Fog » ou le dernier chef d’œuvre d’Altman « the last show », voire même curieusement Tom Waits dans « Down by law ». Tiens, ça me donne envie de le revoir du coup.

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            • Oui, je me souviens de nos échanges à ce propos. Pas le meilleur de Carpenter sans doute (« l’antre de la folie » est bien supérieur), mais tout de même un film riche par ses thèmes et ses allusions (de « Jaws » à « Fog » on pourrait même tisser des liens).

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              • Si on attaque le sujet « Ghost of Mars », on n’est pas sorti de l’antre de la folie. Je suis plutôt fan de ce film (que je trouve meilleur que « Vampires »), sans doute pour des raisons peu objectives, mais du coup je ne me résoudrai jamais à classer ce titre parmi ses ratages.

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              • Vampires est bien plus maîtrisé et surtout a un vrai script. Ghosts of Mars a un vrai problème de script et même de réalisation. Les cgi du film sont vraiment affreux à peine dignes de ceux de Los Angeles 2013.

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  3. Mais pourquoi avons-nous besoin de voir ce genre de films ? C’est une vraie question que je me pose. Pourquoi vouloir assister à des scènes horrifiques, à des démantèlements de corps, à des résurgences de l’au-delà maléfiques ? Nous pourrions vivre nos vies normalement sans ce piment…

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    • Peut-être parce qu’il faut, à travers eux, évacuer toute l’horreur de ce monde, la conjurer par la pellicule. Parce que le fantastique permet de révéler ce qui ne tourne pas rond dans notre monde.
      Carpenter y parvient ici jusqu’à l’absurde, confondant réalité et fiction dans un mélange d’une porosité ahurissante. Mieux vaut le frisson de la fiction que les atrocités du réel.

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