GHOST in the SHELL (1995)

Woman machine

Ghost in the Shell 2

« Qui suis-je en réalité ? s’interrogea-t-il. Il regretta un instant de ne pas disposer de son complet brouillé. Puis il se dit, je pourrais continuer d’être un gribouillis, et les passants, les gens de la rue dans leur ensemble, applaudiraient. Et on applaudirait le gribouillis ! songea-t-il en repassant la séquence. Quelle façon d’atteindre le succès ! »

Philip K. Dick, Substance Mort, 1977.

« Un travail renversant de fiction spéculative… Le premier à atteindre un niveau d’excellence littéraire. » avait applaudi un James Cameron conquis. Un « Avatar » plus tard, et tandis que la spielbergienne Dreamworks s’apprête à nous en proposer une version live, jamais le « Ghost in the shell » de Mamoru Oshii sorti des cases d’un Manga (né sous la plume cyber-punk de Masamune Shirow), n’aura autant mérité son statut de « chef d’œuvre visionnaire ». A sa sortie, sa découverte fit l’effet d’un plongeon dans l’inconnu, un lâcher-prise vers une société en mutation, dessinant des volutes philosophiques vertigineuses.

C’était encore ce temps où le spectateur occidental néophyte ignorait que le dessin-animé japonais pouvait être autre chose qu’un passe-temps récréatif devant la télévision, qu’un produit mal crayonné destiné à abrutir nos bambins les mercredis après-midi. Grâce à « Ghost in the shell », la ligne claire tracée depuis l’Extrême Orient s’animait d’une fluidité remarquable, générait des environnements encore inimaginables sur un écran d’ordinateur, produisait des plans saisissant, égalant à bien des égards les visions d’avenir des grosses productions Hollywoodiennes. Comme Otomo l’avait fait avant lui avec « Akira », le film d’Oshii apportait surtout la preuve que ce dessin était doté d’une âme, était capable de penser et de nous faire penser, se colletant crânement à des problématiques complexes, des théories existentielles post-humanistes, à l’hypothèse d’une conscience supérieure émergeant au seuil d’un monde connecté. « Une hypothèse est réellement scientifique s’il est possible de la réfuter, la soumettre à un test. Mais on ne peut réfuter ni la conscience, ni l’âme, ni la vie. Elles ne sont donc pas scientifiques. Tout le film est là. » explique Mamoru Oshii.

Bien sûr, la Science-Fiction occidentale n’avait pas attendu son film pour investir les circuits détraqués des Intelligences Artificielles, et l’on se souvient d’une palanquée de cyborgs investissant ce champ de la SF anxiogène : du cow-boy de « Mondwest » à l’incontournable « Terminator » en passant par le « Robocop » très certainement au programme des œuvres inspirant ce « Ghost in the Shell ». Comme dans le film de Verhoeven, il est ici aussi question de robots-flics agissant pour le compte d’un organisme chargé de la sécurité intérieure, le tout transposé dans une réalité futuriste à la géopolitique totalement bouleversée. Difficile en effet de trouver ses marques dans la cité post-Hong-Kong de Newport, où l’on s’exprime en langue nippone, où traînent quelques Américains qui négocient avec les représentants de la jeune République de Gabel, où l’on assiste à une guerre des services opposant la section 9 chargée de lutter contre le cyber-terrorisme, à la section 6 davantage tournée vers l’espionnage.

Le monde n’est donc plus ce qu’il était dans « Ghost in the Shell », pas plus que les êtres qui le peuplent. « S’il en a la possibilité, l’homme n’hésite pas à créer ce qui lui manque avec les technologies avancées. » constate le Major Kusanagi, athlétique androïde féminin sortie d’une cuve de liquide synthétique sous le pinceau d’un character designer très doué nommé Hiroyuki Okiura (qui prendra son envol peu après dans le sombre « Jin-Roh » avant d’écrire une magnifique « Lettre à  Momo »). Que reste-t-il d’un individu lorsque chaque partie du corps, chaque muscle, et même un morceau de cerveau n’est plus qu’un assemblage de pièces sur une chaîne de montage de la très secrète société Mégatech ?

Dans ce futur de plus en plus probable, le « Ghost » demeurerait la part résiduelle de l’humain, ultime vestige d’une singularité qui se réclame d’une genèse ancestrale plutôt que de ces microcircuits produits en série. Tandis que l’homme s’efface au bénéfice de la machine, l’entité abstraite appelée Puppet Master, née dans un océan électronique aussi mystérieusement que la vie est apparue sur la Terre, émerge. Oshii imagine les deux êtres fusionnant là où est inscrite dans la pierre notre mémoire généalogique, sur les murs d’une vaste nef coiffée d’une grande verrière (semblable à notre Grand Palais parisien), une bâtisse d’un autre âge, cernée par les eaux, et bientôt démolie par le pilonnage d’un gros jouet technologique. Dans ce contexte complotiste confus, où il est question d’androïdes fugueurs et de mémoires effacées ou reprogrammées, on se croirait pris entre les pages d’un roman de Philip K. Dick.

Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard si le visuel de Newport City emprunte largement à celui du « Blade Runner » répliqué par sir Ridley Scott (avec ses enseignes lumineuses, ses rues encombrées, et sa pluie incessante), et que la technique de camouflage thermo-optique rappelle le « complet brouillé » utilisé par Fred dans « A Scanner Darkly », permettant à Kusanagi de se fondre littéralement dans le tissu urbain. Celui-ci est traité comme un personnage à part entière, objet de contemplation lorsque Kusanagi prend de la hauteur, ou de méditation lorsqu’elle se laisse dériver vers ses profondeurs marines. Sur les êtres, la ville projette sa lumière comme les néons sur les carrosseries de véhicules dans les films de Michael Mann. On retrouve d’ailleurs chez Oshii (outre sa passion ostensible pour les bassets artésiens) un attrait évident pour les échappées solitaires et méditatives (l’appartement de Kusanagi, son bateau, sa dernière mission), pour les moments suspendus sur des nappes de synthés (ici accompagnés de chœurs stridents et de percussions ancestrales orchestrés par Kenji Kawai), ainsi que pour les fusillades tendues et le maniement des armes à feu qui rejoint à bien des endroits les séquences guerrières du mémorable « Heat » sorti la même année.

Si les influences venues de l’autre côté du Pacifique sont nombreuses, rarement l’anime nipponne n’aura eu autant d’impact sur les films de SF américains à suivre. Passé l’enchantement visuel, « Ghost in the Shell » apparaît nettement comme un trait d’union entre « Blade Runner » et « Matrix » (l’avalanche de chiffres du générique en témoigne). Dans le premier, on apprenait à connaître de nouveaux êtres, utilitaires et serviles, dans le second, l’humanité finissait en esclavage dans un univers brouillé sous les lignes de codes, au bon vouloir d’un démiurge réfugié au cœur de la machine. Dans « Ghost in the Shell » les voici réunis, ils ne font plus qu’un, nous invitant à partir avec eux à la conquête d’un avenir de tous les possibles, prêts à marcher vers le monde de demain en quête de nous-mêmes.

Ghost In The Shell 1

25 réflexions sur “GHOST in the SHELL (1995)

  1. Je l’avais trouvé diablement complexe ce film la première fois que je l’ai vu. Mais il exerçait aussi un grand pouvoir de séduction qui n’a jamais diminué avec les années. Je le reverrai avec joie et ta chronique, alliant comme toujours les meilleurs arguments à un grand plaisir de lecture, me donne envie de précipiter cette nouvelle rencontre avec le ghost. Il me reste en dehors de son foisonnement à l’image et en dehors de cette intrigue densifiée par rapport au manga une ambiance comparable en effet à celle de Blade runner et plus en arrière à Solaris. De la sf mélancolique pour tenter de la définir ?

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  2. « Ghost in the Shell » traîne en effet une aura de mélancolie qui se reflète dans le miroir de « Blade runner », et largement alimentée par la musique de Kenji Kawai, ses tambours ancestraux qui nous ramènent à l’aube de la civilisation.
    C’est d’abord avec la plus grande crainte que j’appréhendais la sortie de cette version live avec Scarlett Johansson, mais la lecture d’un article m’a tout de même quelque peu rassuré. Après quelques tentatives creusant la question de la place grandissante dans nos sociétés des intelligences artificielles et de l’humanité augmentée (la série « real humans » ou l’étonnant « ex_Machina »), il me semble que ce projet peut se montrer plus intéressant que la simple relecture littérale évoquée à travers la bande-annonce.

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  3. Je ne connais pas du tout… mais l’abondance de références me donnent une idée qui me tente bien. Donc À CAUSE DE TOI j’irai sans doute voir Scarlett même si la voir voler à oilpé dans un univers trouble ne me tentait guère.

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    • Tout à fait. Le récit d' »Avalon » progressait lentement vers une réalité virtuelle paradoxalement plus nette et lumineuse que ne l’était le triste monde réel. L’empreinte métaphysique de Tarkovski n’était d’ailleurs pas loin. Cette idée travaille toute l’oeuvre (enfin, ce que j’en ai vu) d’Oshii, jusqu’au plus récent « skycrawlers » où il est question d’une guerre incessante où l’on sacrifie des êtres jetables et interchangeables

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  4. Que le remake live japo-us de mes deux aille se faire voir et parlons des vrais sujets. Encore aujourd’hui GITS est un modèle de film d’action. Bourrin, fun et visuellement sublime (la scène d’ouverture et la filature sont encore de véritables plaisirs). Ce qui est intéressant est que derrière cet aspect actioner, Mamoru Oshii impose une réflexion sur la machine. L’humain n’est quasiment plus mais la machine l’a remplacé. Elle est capable de réflexion et de pensées au point que tous se confondent. Puis les personnages sont attachants bien que ce sont des machines.

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  5. Ghost in the shell de Mamoru Oshii, voilà un film incontournable qui a marqué son époque. Je l’avais beaucoup aimé, même si parfois assez incompréhensible dans ses réflexions philosophiques, mais tellement fascinant. Ton billet me donne envie de le revoir, et cela tombe bien, car je l’ai en DVD. En ce qui concerne le remake, la BA ne m’a pas convaincue du tout (pas fan non plus de l’actrice), mais j’attends le retour des premiers spectateurs pour m’en faire une meilleure idée. Avalon m’avait enthousiasmée également, quelques années plus tard. Moins accessible et plus exigeant que Ghost dans la forme, mais peut-être plus intéressant et plus proche de nous dans le fond. Je vais tenter de le revoir aussi (mon édition DVD est accompagné d’un bonus de plus de 4h30, je ne pense pas avoir eu le courage de le voir dans son intégralité). Et revoir enfin eXistenZ de David Cronenberg, qui naviguait dans les mêmes zones, même si traité visuellement d’une manière totalement différente. Et puisque tu mentionnes Blade Runner, tu me donnes également l’envie de me replonger dans un roman de Philip K. Dick ! Et pourquoi pas Le Maître du Haut Château, récemment adapté en série, produite par Ridley Scott.

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    • Que de belles pistes d’exploration en perspective auxquelles tu peux ajouter le visionnage de « Ghost in the shell 2 : Innocence » du même réalisateur, plus libre et plus métaphysique encore que cette première adaptation du Manga. 😉

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  6. Une oeuvre rare et fondatrice il est vrai que ce magnifique film. Le revoir, ainsi que l’oublié Dark City de Proyas, permet de démontrer qu’effectivement Matrix n’est qu’un habile (et efficace) recyclage. Les frères/soeurs Wachowski essaieront d’ailleurs de s’en approcher un peu plus lors de leurs deux suites à moitié ratées (Reloaded + Revolutions).

    Evoquons également le second volet de Ghost In The Shell, Innocence, qui toujours bercé des notes divines de Kenji Kawai, s’enfonce un peu plus encore dans l’esprit de la machine, pour nous perdre dans un rêve étrange et cotonneux dont le regretté Satoshi Kon saura se souvenir quelques années pus tard pour son brillant Paprika.

    Et pour boucler la boucle au sein de laquelle les machines nous entraînent, saviez-vous qu’un remix-prequel-reboot de Matrix vient d’être annoncé ? Et surtout, fait plus inquiétant encore, qu’une compagnie japonaise de robotique vient de lancer la commercialisation d’exosquelettes sous la marque HAL. Et que cette société, je vous le donne en mille, a choisi de s’appeler… Cyberdine ! « L’avenir toujours si clair pour nous était devenu comme une autoroute sombre la nuit », comme le disait Sarah.

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    • Eh bien voilà des informations qui font froid dans le dos. Quand je parlais d’un futur de plus en plus probable, je n’étais donc pas bien loin. A croire que désormais la fiction vient influer sur le réel au point de lui faire épouser sa trajectoire (ça pourrait faire un bien beau sujet de roman ou de film ça).
      C’est vrai qu’on retrouve dans « Paprika » une ambiance visuelle assez semblable à celle de « Ghost in the Shell 2 : Innocence », un film qui nous fait perdre pied à bien des égards. Un peu comme ce qui nous attend bientôt si j’ai bien compris. Vertigineux.
      Quant à ce remake de « Matrix », j’attends de voir sous quelle forme. La trilogie avait malgré tout déjà vocation à être une matière expérimentale, déjà triturée comme il faut dans les « Animatrix ».

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  7. Merci pour votre chronique à nouveau très intéressante, c’est toujours un plaisir de les lire ! Très belle idée de citer K. Dick 🙂
    Je ne savais pas du tout que c’était Hiroyuki Okiura (lettre à Momo ❤ ) qui avait participé au chara design, voilà qui fait office de valeur ajoutée à ce film…
    Malgré tout, j'ai un peu l'impression d'être passée à côté de cette oeuvre, peut être par manque d'effet de surprise (j'avais vu le remake américain avant, sympa mais sans plus) ? J'avais aussi la musique de Kawai dans mes playlists depuis très longtemps… (géniale d'ailleurs)
    La scène d'ouverture était malgré tout assez impressionnante, la forme est impeccable, mais j'ai eu un peu plus de mal avec le fond. J'imagine bien que c'est un film qui en a dans le ventre et qu'on me conseillerait de le voir plusieurs fois pour vraiment l'apprécier, mais j'ai au contraire eu l'impression que tout l'enjeu philosophique tenait dans les quelques moments de contemplation du Major, la confrontation finale, et que le film s'étirait…
    Pendant le visionnage, j'ai aussi constamment et involontairement comparé chaque plan avec Akira (qui pour le coup a été LE choc cinématographique), sorti un peu plus tôt. Pensez vous que les deux films soient comparables, ou est ce une maladresse un peu facile de ma part ?

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    • Merci à toi A(nna), 🙂
      La rapprochement n’est nullement incongru, bien au contraire. Les deux films sortis en plein essor de la japanimation sur grand écran (que les contes animistes du sensei Miyazaki ont suivi de près) partagent bien des points communs, à commencer par leur vision d’un proche futur qui s’avère être de plus en plus crédible. Il est certain néanmoins qu’Otomo et Oshii ne partagent pas tout à fait le même sens de la narration. Je n’ai pas « Akira » fraîchement en mémoire, mais il me semble moins éthéré, moins contemplatif que le « Ghost in the shell » (dont l’inspiration méditative puise également chez le Russe Tarkovski). « Ghost in the shell 2 » va d’ailleurs plus loin encore dans cet assez aspect cryptique et nébuleux, une œuvre qui s’éloigne des boulevards codifiées du thriller technologique pour gagner les rivages poétiques et sibyllins d’une sorte de « Marienbad » façon Alain Resnais.
      On peut bien évidemment préférer l’un à l’autre, pure question de ressenti. Ce qui est certain en revanche, c’est que le remake avec Miss Johansson, aussi esthétique, efficace et virtuose apparaît-il (il a droit lui-aussi à sa chronique sur le Tour d’Ecran), n’atteint jamais la profondeur de l’œuvre d’Oshii, les Américains ayant tellement horreur du vide.

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