PAÏSA

Ciao Bella

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« Naples était comme une prostituée après avoir été rossée par une brute : les dents brisées, les yeux au beurre noir, le nez écrasé, puant la crasse et le vomi. Le savon était introuvable, même les jambes des filles étaient sales. Les cigarettes étaient la monnaie d’échange : avec un paquet, on pouvait obtenir n’importe quoi. Des gamins proposaient leurs sœurs, leur mère. La nuit, pendant le « black-out », les rats sortaient par milliers et vous regardaient, immobiles, leurs petits yeux rouges luisant dans l’obscurité. Des puanteurs montaient des ruelles, où s’ouvraient des boîtes louches présentant des tableaux vivants pornos avec participation d’enfants et d’animaux. Les hommes et les femmes, à Naples, démunis, affamés, désespérés, étaient prêts à tout pour survivre. L’âme de ce peuple avait été violée. C’était vraiment une cité maudite. »

John Huston in Huston par Huston.

Ce souvenir d’Italie qu’a couché le cinéaste John Huston dans ses mémoires, immortalisé également sur pellicule dans ce formidable document que constitue « la bataille de San Pietro », est peu ou prou celui que l’on retrouve face caméra dans le « Païsa » de Roberto Rossellini. Le segment consacré à Naples nous montre que les enfants ont pris le pouvoir dans la ville, ramassant les mégots abandonnés dans les décombres, dépouillant des ivrognes en uniforme US dès que la police militaire a le dos tourné. Leur proie est un sergent noir, vendu au plus offrant comme le furent sans doute ses ancêtres sur un marché aux esclaves. La botte fasciste a laissé l’empreinte du chaos, livré les restes du pays à des veuves affamées et à des orphelins à la dérive, toute une génération qui devra rebâtir une nation sur les ruines de la précédente.

Ce triste chemin de croix auquel Rossellini nous avait préparés dans « Rome, ville ouverte », s’élargit cette fois à l’ensemble du pays. Immense tableau en six volets, « Païsa » est pourtant symptomatique d’un renouveau (au moins artistique), qui s’éveille par une nuit sans lune pour finir au crépuscule de la lutte. C’est en effet sous un ciel d’étoiles filantes qu’un petit commando de GI’s débarque sur une plage sicilienne dans le premier épisode. Alors que les gros calibres des navires alliés croisant au large font pleuvoir le feu et le métal, la confusion règne sur la côte, entre envahisseurs germains, conquérants américains et population autochtone qui ne reconnaît plus les siens. La barrière de la langue est à peine abolie par la présence dans les rangs yankees d’un descendant d’émigré puisque les libérateurs sont d’abord pris pour des suppôts d’Hitler avant d’être accueillis avec la méfiance de rigueur qui sied à tout bon natif de cette terre volcanique.

On devine que la plume rouge du scénariste Amidei n’est pas pour rien dans cette posture résistante, quand bien même le film serait largement financé et promu par la très influente MGM. Pas question, pour ce chantre du Néo-réalisme, de se laisser corrompre par le faste d’une superproduction. Le visage de l’Italie est couvert de blessures mais doit s’exhiber sans fard aux yeux du spectateur, en toute humilité comme en toute rusticité. Aucune star de l’époque ne s’affiche au générique, juste quelques âmes recrutées dans les environs, comme le GI black Robert Van Loon et cet Alfonsino en culotte courte, ou bien encore cette Carmelia qu’on disait analphabète et qui fit se pâmer la critique. Quelques actrices professionnelles font office d’exceptions en raison de leurs liens privilégiés avec les partis-prenants à l’écriture : l’œil averti du cinéphile apercevra ici Giulietta Masina, la muse d’un Fellini encore assistant-réalisateur, et là Maria Michi, compagne du très marxiste Amidei. Pour Rossellini elles font toutes deux la pute dans les bas-fonds romains, courtisent le chaland américain ou se crêpent le chignon à la moindre occasion, un bien triste spectacle qu’un flashback riche en mélodrame et en nostalgie va bientôt éclairer d’un rayon de soleil. « Je me souviens quand nous sommes arrivés, ça semble si loin, les filles étaient heureuses, souriantes, fraîches,  toutes colorées, … belles. » dit Fred le tankiste en pensant à Francesca qu’il ne reconnaît pas.

A l’incompréhension de la langue succède ainsi l’amnésie pure et simple, comme si la guerre avait effacé toute trace de jours meilleurs. C’est ce que s’emploie à montrer (car comme l’écrivait Rivette, Rossellini « ne démontre pas, il montre ») la partie florentine du métrage, où les chefs d’œuvre de la Renaissance sont mis en péril par la sauvagerie des combats. « Regarde, c’est de là qu’on vient » tient à rappeler Massimo en contemplant le Ponte Vecchio par lequel il vient de se faufiler en compagnie de son amie Harriet. Si le néo-réalisme a voulu faire descendre la caméra dans la rue, c’est pourtant en prenant de la hauteur, en filmant depuis les toits, que Rossellini choisit de contempler la ville, embrassant ses nobles avenues et ses monuments prestigieux depuis les jumelles d’un vétéran de 14-18 incollable sur le calibre des projectiles qui viennent peu à peu les démolir. Ce pas de côté truculent dans le paysage dramatique général pourrait bien être la marque du trublion Fellini, jamais bien loin du metteur en scène. « De Rossellini, il me semble avoir appris – un apprentissage jamais traduit en paroles, jamais exprimé, jamais transformé en programme – la possibilité de cheminer en équilibre, au milieu des circonstances les plus contraires, et en même temps la capacité naturelle de retourner à son propre avantage cette adversité, de la transformer en un sentiment, en valeurs émotionnelles, et en un point de vue. » écrivait l’autre génie italien dans « Rosselliniana ».

On retrouve cette touche subtilement comique, cette hauteur de vue, dans le havre spirituel d’un monastère perché dans les Apennins, lorsque les moines, épouvantés, apprennent que parmi les trois aumôniers américains qu’ils hébergent il y a un juif et un protestant ! « Je ne me suis jamais octroyé le droit de juger » semble nous dire le très chrétien Rossellini par la voix du prêtre militaire qui tente de défendre, face à l’incompréhension des Franciscains, une ligne œcuménique. Si son réalisme tant vanté est parfois mis à mal par le jeu approximatif des comédiens non-professionnels ou par la superposition des voix mal synchronisées, jamais il ne cède au diktat du simulacre dont se gargarisaient les productions bénites par le Duce. Ce réalisme d’un genre nouveau se conçoit en réaction à la norme jusqu’alors en vigueur, emboîtant le pas des partisans qui comptent bien faire table rase de ce passé ignoble pour mieux faire émerger une vision nouvelle.

Loin de la forteresse surplombant les falaises siciliennes, Rossellini achève son pèlerinage chronologique sur les pas des libérateurs dans le delta du Pô avec, pour seul relief, ces champs de roseaux à perte de vue, ultime refuge d’une Résistance héroïque. Si le fascisme s’érige en vainqueur de cet îlot de Partisans, c’est pour que le réalisateur en arase enfin la mémoire en donnant aux martyrs les honneurs qui leur sont dus. « C’est en effet la masse indifférenciée des souffrances, des espoirs, des malentendus, des sacrifices de l’Italie agonisante et renaissante que Rossellini veut appréhender au moyen de ses six histoires. » écrit d’ailleurs Jacques Lourcelles à propos de ce « Paisa » magistral, portrait sans concession d’une Italie en guenilles mais qui, encore aujourd’hui, a sacrément de la gueule.

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12 réflexions sur “PAÏSA

  1. Superbe article sur une splendeur du cinéma. Rien à rajouter et ça ne t’étonnera pas. Je viens de revoir pour mes interventions les films avec Ingrid Bergman. Mais Paisa est un monument qu’il me faut revoir à nouveau. Encore toutes mes felicitations pour la qualité de cette chronique.

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  2. Je n’ai pas encore vu ce film, mais ce n’est pas l’envie qui manque, tu penses bien. Rossellini reste encore un réalisateur que je connais mal (à part ses films avec Ingrid Bergman, dont le superbe Voyage en Italie). La citation que tu mets en exergue (John Huston par John Huston) me donne aussi terriblement envie de le lire, mais faut-il encore le trouver ! J’ai lu dernièrement le roman L’année des volcans de François-Guillaume Lorrain, qui revient sur le célèbre couple mais aussi sur la terrible Anna Magnani, la maîtresse trahie de Rossellini. J’aime bien ce que j’ai pu entrevoir de sa personnalité, de son tempérament et de son histoire personnelle, je reviendrai vers elle un jour ou l’autre, c’est une certitude. Rossellini et Magnani se retrouveront peu avant sa mort (à elle), et ça aussi c’est très émouvant. Rossellini était un diable d’homme comme on dit, quel personnage !

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  3. John Huston par John Huston a édité par Pygmalion en 1982. Je t’avoue avoir dégotté mon exemplaire sur une brocante. C’est une mine, certes, mais à prendre avec le recul qui convient avec ce vieux roublard de Huston. Mais ce témoignage de sa campagne en Italie en tant que GI est effectivement saisissant et colle à la perfection aux images de Rossellini. Dans le même ordre d’idée, on pourra revoir « the story of GI Joe » qui raconte l’histoire du reporter Ernie Pyle, et dans lequel Huston ressasse un peu de son vécu.

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  4. Quelques âme recrutées ?
    C’est pas poss’ tu le fais exprès pour voir si je lis !

    Je n’ai pas bien saisi la touche subtilement comique.

    Il y a tant à faire pour puiser dans le patrimoine. C’est un puits sans fonds. Et j’ai beaucoup de mal à découvrir les films sur petit écran.

    Encore un commentaire de haute volée. Décidément je suis au taquet.

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  5. Tu cherches la petite bête !
    Blague à part, j’ai beau relire vingt-cinq fois, j’en rechope toujours. Et puis à force de changer mes phrases à tout bout de champ… Sur « Aquarius » c’est carrément deux mots qui passaient à la trappe.
    Je te l’accorde, les films du patrimoine, c’est la mer à boire. Tout comme la livraison du mercredi qui ne compte même pas assez de jours dans la semaine pour en faire le tour.
    N’hésite pas à corriger d’autres copies miss Capello. 😉

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  6. Non je ne cherche pas. ça me saute aux yeux comme un coup de pied au cul. Un vrai handicap jte jure.
    Je te renvoie « l’appareil ». Si tu en vois chez moi, don’t hésite; la moindre faute me hérisse le poil. Et il doit y en avoir car on ne voit pas la poutre et blablabla.
    Ah oui tu relis 25 fois et tu changes tout… Je comprends mieux le pourquoi du comment c’est trop beau. Moi c’est quasi one shot !

    Donc, tu réponds à la fois à ce comm’ et à celui de l’antipathique d’Aquarius ??? Ben franchement moi qui me décarcasse !

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