AQUARIUS

Front de mer

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« Les images n’ont pas besoin de traduction et les paroles de gauche ne sauvent pas les images de droite. »

Glauber Rocha, Rome, janvier 1970, in Positif n°114.

Le verseau est un signe d’eau et un signe d’air, un signe changeant, un signe de changement. « Harmonie et compréhension, sympathie et pleine confiance » chantaient les hippies fleuris et chevelus de « Hair », autant de valeurs porteuses d’espoir incarnées par la dernière résidente de l’« Aquarius » du film de Kleber Mendonça Filho.

Elle aussi a les cheveux longs la brune et magnétique Sonia Braga, la crinière de sa Clara faisant l’objet du premier des trois chapitres qui segmentent le film du Brésilien. Alignant les courbes de sa chevelure sur celles de la plage en arrière-plan, elle rêve à ces vagues sur lesquelles elle surfait naguère. La nostalgie de ces Bossa plus très Nova remontent du sillon concentrique d’un vinyle qu’elle vient déposer sur la platine de sa vieille chaîne stéréo, dont elle pousse le volume à son maxi pour faire taire la rumeur des bacchanales indécentes et débauchées des squatteurs du dessus. Dans ces galettes noires de son, Clara, l’ancienne critique musicale, ex-fan des années eighties et femme jusqu’au bout du sein, est capable de dénicher des trésors, une relique du temps jadis qui donne à la mémoire du microsillon une autre profondeur, une « Double Fantasy ». Cette trouvaille qu’elle exhibe à la génération actuelle venue l’interviewer, est selon ses mots une sorte de « capsule temporelle », une chose rendue caduque à l’ère de la dématérialisation, dans notre époque de profusion, où la musique se consomme en solitaire et sur téléphone mobile.

Il faut dire qu’elle peut en être fière de sa chevelure la sexagénaire saisie en cinémascope, « format idéal pour filmer les serpents et les enterrements » disait Fritz Lang. Elle est au contraire le symbole d’une femme toujours debout, fière de sa victoire contre la mort, un cancer qui lui aura tout de même arraché un sein (avec les dents croirait-on lorsqu’il se dévoile soudain à la caméra du réalisateur), il y a un peu plus de trente-cinq ans de cela. C’est la nuque courte mais avec le sourire que l’on faisait sa connaissance en préambule, une génération plus tôt, à l’occasion de la fête d’anniversaire de la vieille tante Lucia. L’époque était alors au combat politique, à la lutte contre une junte prompte à faire taire les insoumis du Pernambouc. « Vous avez oublié la révolution sexuelle » dit-elle en guise d’introduction à son discours, se remémorant de chauds ébats le cul sur la commode. Désormais grisonnante, son amant emporté vers d’autres rythmes, elle a fait une croix sur sa vie amoureuse, tout comme Clara qui, pourtant encore bien séduisante, doit se résoudre au sexe tarifé. Dans une scène de gêne mutuelle que le metteur en scène fait admirablement précéder d’un baiser sincère et langoureux, un homme et une femme d’une même génération voient leurs destinées sentimentales se séparer après avoir pourtant cheminé très brièvement. Filho nous fait comprendre à l’instant même qu’elle a fait le deuil d’un amour possible, lorsqu’elle aperçoit ce grand voile blanc suspendu tout en haut de l’immeuble voisin, et qui vient mourir en arrière-plan, tel un linceul déposé sur les haies vives qui protègent encore son havre architectural des agressions de la modernité.

A tue-tête elle chante alors un tube de Gilberto Gil, le musicien étant pour tout Brésilien, une des icônes de la résistance, mythe vivant de la culture nationale et ministre du président Lula. Filho se souvient de sa jeunesse dans les quartiers de Recife, montre son attachement à tous ces vestiges d’un temps que les dévoreurs d’avenir ont décidé d’effacer purement et simplement. L’Aquarius, dernier bâtiment allongé au beau milieu des tours qui se hérissent (et qui le regardent de « Là-haut » comme dans le film de Pete Docter), refuse de se laisser impressionner par ce nouveau visage d’un Brésil plus blanc et plus fourbe, de se laisser envahir par les temps qui changent.

Tandis que les cheveux de Clara s’étalent sur le tissu de ce hamac qu’elle a suspendu devant la fenêtre, d’autres l’observent dans son sommeil. Dans les couloirs ou l’arrière-cour de cet immeuble fantôme, ce sont les spectres des promoteurs immobiliers qui frappent à la porte, démons aux visages d’anges qui ont déjà converti les cinémas de quartiers en temples du hard discount, véritables courants d’air vicié qui investissent les lieux vidés de leurs anciens propriétaires. Si l’immeuble n’est plus à la fête, Clara reste un roc, accrochée à son Recife parce qu’elle est une survivante, parce qu’elle en a les moyens. Digne et superbe, elle n’en est pas moins distante avec ses propres enfants, limite condescendante avec Ladjane, sa cuisinière accro aux telenovelas, et paradoxalement plus complice avec son neveu. Clara n’est pas une femme parfaite, simplement une femme de tête, une almodovarienne qui se souvient. Cette profondeur de vue, Filho la traduit à l’écran par ces zooms audacieux, ces split-screens bricolés à l’ancienne, ces mises au point d’arrière-plan qui élargissent considérablement son champ de vision.

Hasard des conjonctions astrales ou coïncidence de l’Histoire, « Aquarius » monta les marches de Cannes alors que l’opposition portait l’estocade définitive à la présidence de Dilma Roussef. « L’un des pires jours de l’histoire récente du Brésil » clame alors Filho dont le film devient tout à coup porte-étendard de la résistance au gouvernement libéral de Michel Temer. L’analogie entre la femme sur l’écran et la femme politique fait sens, même si le film a été pensé bien en amont des évènements. Fort de cette œuvre en tous points remarquable, Kleber Mendonça Filho, digne héritier de Glauber Rocha, s’en va désormais militer pour la création brésilienne menacée par le tout-venant commercial, devenue la proie des termites d’importation, devenant ainsi le garant de la mémoire d’un pays, le remède contre le cancer des tropiques.

Aquarius” est à retrouver sur le site Cinétrafic ainsi que toutes les bandes annonces de films récents et de tous les films qui vont bientôt sortir.

Le film est disponible en DVD et Blu-ray depuis le 9 mars 2017 aux éditions Blaq out (plus d’infos sur son site et sa page Facebook)

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20 réflexions sur “AQUARIUS

  1. C’est une très belle chronique, Prince !
    Je dois avouer cependant que j’ai préféré l’autre film de Kleber Mendonça Filho, « Les bruits de Recife », que je te recommande vivement s’il ne t’est pas encore tombé devant la rétine !

    J’ai trouvé le personnage de Clara un peu trop contradictoire avec les beaux principes que le film énonce pour être à 100% convaincu (je le suis à 90%). La fin m’a paru un peu expédiée. Mais je te rejoins sur l’impeccable prestation de Sonia Braga. Un Prix d’interprétation cannois n’eut pas été volé.

    Bon dimanche 🙂

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    • Hé non, je n’ai pas encore vu « le Bruits de Recife », je découvre l’œuvre de Filho par ce film, et je dois dire qu’il m’impressionne.
      C’est justement son ambivalence qui me plaît chez Clara, sa position de bourgeoise établie qui s’érige en fer de lance du combat contre un capitalisme sans scrupule qui, paradoxalement, propose de loger à bas prix les démunis. Clara semble regretter la fracture sociale, ce temps où riches et pauvres vivaient en bonne intelligence chacun de son côté de la plage. C’est cette vision non manichéenne qui rend, à mon sens, le film de Filho bien supérieur à l’engagement d’un Ken Loach dans son dernier film, aussi sincère soit-il et bourré de qualités par ailleurs. Pour moi, le Brésilien touche au plus juste, fait quelque part le tour de la question, en concluant certes abruptement, mais pour mieux affirmer au final clairement sa position.
      C’est vrai qu’un prix d’interprétation pour Sonia Braga aurait été largement mérité.
      Bon dimanche à toi également. 🙂

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  2. Un Tube Gilberto Gil ???
    Et oui je lis attentivement :-))

    Malgré cette belle chronique aux subtils jeux de mollets je n’ai aucune envie de voir ce film chevelu. Oui je sais c’est mal ce manque de curiosité. Mais je sais pas,… elle m’exaspère la dame. Et ton insistance sur les effets capillaires parce qu’elle le vaut bien (oui j’ai compris, elle a dû les perdre un temps, mais je n’ai pas de coeur) ne me disent rien qui vaille. Et son tempérament versatile, sa froideur, sa condescendance, sa distance (qui ne me la rende strictement pas almodovarienne) m’éloignent encore plus d’elle.
    Tu n’es pas seul responsable dans l’affaire. Les critiques ont achevé de ma la rendre antipathique et pas intéressante ainsi que l’avis tiède du Martin aux 1000 bobines.
    Je crois que nous pouvons considérer ce commentaire très utile comme le plus long à propos d’un film que le n’ai pas vu. Je n’en suis pas peu fière.

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    • Gilberto Gil, c’est peut-être pas Cloclo pour nous, mais pour eux ça veut dire beaucoup il me semble.
      Tu n’iras donc pas à Recife, et c’est bien dommage. J’arrive trop tard si j’ai bien compris, d’autres ont su t’en éloigner pour de bon. Pourtant j’avais fait de mon mieux avec mes arguments poêlés aux calembours traditionnels.
      Bel effort rédactionnel de ta part, je reconnais. 😉

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        • Bon, le message ne s’adresse pas à moi mais je réponds quand même. Mais oui, c’est dingue ce préjugé que tu as sur cette femme, et les délires capillaires de ces messieurs en rajoutent une couche j’ai l’impression. Mais ce sont des hommes aussi, moi ces cheveux, j’en ai pas fait tout un tintouin. Elle a ses contradictions mais qui n’en a pas ? Moi, j’en ai plein, c’est une certitude. On n’a déjà pas souvent l’occasion de voir des portraits de femme intéressants dépassant la trentaine. Et le réalisateur n’en fait pas une sainte, et c’est tant mieux, pas de quoi la rendre détestable non plus mais juste plus humaine.

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            • Peut-on deviner, rien qu’en regardant un film ou lisant un livre, le genre du réalisateur ou de l’auteur ? Pas évidente comme question, que je me suis déjà posée d’ailleurs, sans pouvoir y répondre. Je crois que cela dépend des hommes et des femmes. Je suis parfois très surprise en découvrant certains films réalisés par des femmes, qui empruntent des sentiers déjà bien balisés par certains réalisateurs hommes, clichés et lourdeurs y compris. A l’inverse, je peux être cueillie par la sensibilité et l’élégance d’un homme, qui semble avoir tout compris de la femme, sur laquelle il pose un regard qui me semble très juste et très pertinent. Bref, je ne sais pas répondre à ta question avec certitude, mais je pense qu’il s’agit surtout d’une question de sensibilité, qui est propre à chacun de nous, homme ou femme.

              Je peux par contre m’avancer en disant qu’une femme blogueuse ne se serait pas étendue à ce point sur « les cheveux longs [de] la brune et magnétique Sonia Braga », là pour le coup, cela m’a fait sourire (mais gentiment hein). Strum y avait été sensible aussi, ce que je comprends tout à fait 🙂

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              • Si je me suis entiché de la chevelure de la dame, c’est peut-être d’abord parce que Filho en fait le titre de son chapitre inaugural, qu’il insiste bien sur cet aspect lorsqu’apparaît Sonia Braga à la fenêtre de son appartement. Faut-il y voir un symbole de féminité retrouvée ou bien le signe de la résistance et l’annonce d’un combat à mener (à cela il ajoute quelques mouvements d’art martial), à moins qu’il ne s’agisse tout bonnement de l’expression de sa victoire sur la maladie ? J’aime y voir peut-être un peu de tout cela.
                En tous cas, merci Sentinelle pour cet éclairage supplémentaire qui fait la preuve que chacun reçoit le film selon sa sensibilité propre, et nous la faire partager comme tu le fais contribue à rendre le souvenir du film plus inspirant encore.

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  3. Tout à fait d’accord avec toi. Un film superbe, le plus beau de l’année dernière pour moi, après Manchester by the sea et Julieta. C’est la mise en scène du film qui m’a d’abord plu, mais c’est le personnage de Clara qui finit par emporter le morceau : comme tu le dis, elle parait d’autant plus vraie qu’elle est imparfaite et se définit par ses contradictions comme tout un chacun dans la vraie vie. Quant à ses cheveux, c’est la source de vie de cette amazone au sein unique, comme je l’écrivais. Sonia Braga est fabuleuse dans ce rôle. Et puis le film s’ouvre et se finit sur une magnifique chanson de Taigara (Hoje) que j’ai fredonnée pendant plusieurs jours après avoir vu le film. D’ailleurs, je vais la réécouter de ce pas, ta chronique m’en a redonné l’envie.

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    • J’avais beaucoup apprécié ton analogie avec les Amazones. C’est aussi un magnifique portrait de femme qui tente de retenir son passé en vain, peu à peu rongé par les temps qui changent. Superbe personnage, mise en scène remarquable, un des plus beaux films de l’an passé c’est certain. Je ne vais pas le lâcher de sitôt l’homme de Recife.
      Je suis ravi d’avoir ravivé ce doux air venu du Brésil.

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  4. Un très beau portrait de femme, une femme qui n’est pas toujours dénuée de contradictions, mais c’est aussi un peu notre lot à tous, non ? C’est un film que j’ai mis également du temps à voir, car j’avais justement des craintes de tomber sur un portrait proche de l’hagiographie. Or le réalisateur n’en fait pas une sainte et je préfère ça tout compte fait, à savoir qu’il relève aussi ses imperfections et nous montre certains de ses côtés moins sympathiques. Le portrait gagne en nuances et se révèle plus intéressant que prévu, pour moi ce fut le cas en tout cas.

    Maintenant , il ne me reste plus qu’à dénicher « Les bruits de Recife » !

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  5. Je reprends notre conversation ici, pour ne pas être réduite à écrire deux mots par ligne.

    J’espère que tu as bien compris que si j’ironisais quelque peu sur les délires capillaires de la dame, ce n’était que pour mieux convaincre Pascale (un peu inutilement, il est vrai, car je ne sais même pas si elle va me lire, mais moi aussi j’ai un petit côté amazone qui ne renonce pas) de décaler un chouia ses a priori sur le film. Par ailleurs, je remarque effectivement que j’ai été moins sensible que vous à cet aspect, et tu m’apprends que le réalisateur en avait fait le titre de son chapitre inaugural. Je crois qu’il faut y voir tout ce que tu y mets, plus d’autres choses encore. La symbolique des cheveux longs est large, on peut même y voir la confirmation de sa grande puissance spirituelle, chère aux Amérindiens par exemple (nous sommes au Brésil après tout, alors cette explication me va bien aussi).

    Merci à toi également ! Et remercions aussi ces réalisateurs, qui ont encore le courage de nous proposer une œuvre et non un produit commercial. Des œuvres si riches que nous pouvons, en tant que spectateurs, y retrouver des choses qui finalement nous appartiennent en propre et cela en fait aussi tout son intérêt. Sur ce, très bon dimanche ensoleillé 🙂

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    • Oui tu as raison, il y a aussi la dimension spirituelle des peuples amérindiens dont est très proche Filho, c’est sûr.
      Je ne sais pas si nous serons parvenus à faire chanceler les aprioris scellés dans le béton de dame Pascale. Attendons sa réaction. 😉
      Un excellent dimanche à toi également.

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  6. Salut,

    Aquarius est un film brésilien très mystérieux et sombre. Si tu souhaites revoir cette œuvre, tu la trouveras en haute définition via cette appli https://itunes.apple.com/fr/app/playvod-films-et-series-en/id689997717?mt=8 . Le personnage incarné par Sônia Braga est très fort, ce qui rend le long-métrage très émouvant. Je pense que le réalisateur Kleber Mendonça Filho a voulu faire passer un message très important : l’argent ne fait pas le bonheur.

    À bientôt !

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