CESSEZ-LE-FEU

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« Tends le cou, soldat, voici les coteaux de chez toi, les bois, les fermes, les marais. Là-bas, dans la vallée, l’Aisne coule dans les roseaux et ta maison t’attend toujours, avec son bandeau de glycine… Allons, un effort, soldat, raidis-toi, sors du trou !…    Et du fond de son rêve, Jacques voyait quelqu’un venir : seul, sur la route, traînant son ombre, le mort casqué rentrait chez lui. »

Roland Dorgelès, Le réveil des morts, 1923.

Au début du XXème siècle, la Grande Guerre avait faim. Elle aura mangé près d’un bonhomme sur trois qui s’élançait à sa rencontre sur cet immense rouleau de terre boueuse et lacérée déroulé de la mer du Nord au massif des Vosges. Chez les Laffont, on en prend acte, puisqu’un des leurs est donné manquant quand enfin sonne le clairon du « Cessez-le-feu ».

Emmanuel Courcol, réalisateur de ce beau film sur l’impact moral de la guerre 14, a pensé à son grand-père Léonce en écrivant le scénario. Lui est revenu, contrairement à beaucoup d’autres, et il a pu reprendre le cours de sa vie. Mais pourquoi lui ? « (…) Mon grand-père s’est réintégré dans la société. Mais il m’est impossible de savoir réellement quelles ont pu être ses séquelles psychologiques. » admet le scénariste qui prend pour la première fois le contrôle de la caméra. Difficile en effet de se représenter l’impact de quatre ans de tranchées, dans la boue, le bruit, la peur, et la mort. Courcol tente bien dès l’amorce une immersion sur les champs dévastés d’Argonne, au fond du boyau, tandis qu’il pleut des marmites d’acier bleu blanc rouge sur les poilus (car les soixante-quinze ce jour-là étaient un peu bigleux) : dans un vacarme assourdissant, l’officier crie ses ordres, tente de secouer ses hommes morts de trouille quand il ne sont pas morts tout court, de résonner les fous, de mettre à l’abri ces camarades de chair avant que le canon ne se jette sur eux et n’en fasse sa pâtée.

Il semblerait qu’il n’y ait pas trente-six manières de filmer la tranchée, la caméra de Courcol se calant ici sur le pas du capitaine Laffont comme celle de Kubrick marchait naguère dans ceux du colonel Dax, passant en revue (quitte à faire un peu catalogue) l’éventail des plaies infligées à l’être humain. Difficile il est vrai d’être au plus près de l’enfer quand on ne l’a pas vécu. Alors il ne s’attarde pas, prend ses distances avec le front, et se souvient très certainement de ce vieux film de Baroncelli (même s’il n’en est fait aucune mention au générique ou dans les interviews) qui portait le même titre et qui racontait déjà l’histoire d’un capitaine revenu du front éprouvant les pires difficultés à se réinsérer. Il mobilise Romain Duris qu’il affuble d’une barbe à la Jaurès, l’accompagne dans sa fuite africaine, dans le berceau de l’humanité, comme un retour aux sources. Lorsqu’on le retrouve, dans son costume de sable, il revient de la lointaine Tombouctou, mémoire des hommes où il est allé peut-être chercher des remèdes à ses douleurs existentielles. Courcol montre les Colonies comme un pays enchanteur et insondable, dont les rites magiques et ancestraux en font une terre de tous les possibles, un refuge idéal pour refaire sa vie, repartir de zéro. Malgré tout, Georges a emporté avec lui cette caisse de matériel militaire qui renferme ses démons : des reliques du front, des masques de morts troqués dans ces contrées où l’on sait comment les réveiller.

Dans cette très belle partie africaine, saisie dans l’ocre magnifique de la palette du grand Tom Stern (qui donne leur couleur inimitable aux films de Clint Eastwood depuis quinze ans), le metteur en scène le montre toujours habité par les ténèbres, indissociable de son traducteur/tirailleur bleu horizon, ce « frère obscur » (comme disait Senghor) qui chante aux Dozos du village la guerre des Toubabs en gestes et en images. Un berger sonne le clairon sur la berge et dans un réflexe le Sénégalais se met illico au garde à vous. « Aux morts » annonce-t-il comme lorsqu’il défilait encore sous les drapeaux, comme si tous ceux qui étaient tombés là-bas l’avaient finalement suivi jusque-là. De ce point de vue, Courcol est peut-être un des rares à montrer de façon aussi poignante la représentation de la guerre parmi les vétérans des troupes coloniales.

Il se tient davantage dans le sillon des tranchées battues lorsqu’il passe d’un Styx à l’autre (de la Volta à la Loire), lorsqu’il ramène son fantôme à la peau blanche au bercail familial. L’y attendent une vieille mère portant un deuil éternel, son frangin Marcel devenu sourd et muet, Madeleine la fiancée de ce-dernier, accessoirement veuve de guerre, Hélène la jolie prof de langue des signes, et bien sûr ce cher disparu que connurent à peu près toutes les familles de France à cette époque. Bien sûr, tous les comédiens s’y montrent émouvants : Maryvonne Shiltz fait une très crédible veuve rongée par l’absence de son fils préféré, Gregory Gadebois nous raconte son tourment intérieur uniquement par le regard et quelques soupirs qui en disent long, Julie-Marie Parmentier confirme (une fois encore) qu’elle a le profil de nos aïeules sur ces vieilles photos sépias, et la jolie Céline Sallette, qui a incontestablement une tête à chapeau cloche, semble savoir y faire en matière de revenant. Tous cherchent évidemment à retrouver le goût de « la vie et rien d’autre ». Mais du trauma dont ils souffrent, qu’ils soient hommes du front ou bien femmes qui ont vu la guerre de près (Hélène était infirmière à l’arrière et se rend désormais au chevet des trembleurs), on semble déjà tout savoir, et le psychodrame qui se joue sur l’écran ne fait qu’ajouter une ligne supplémentaire à l’œuvre mémorielle accomplie par le septième art depuis maintenant un siècle.

Plus intéressante, mais hélas abordée en pointillés, est cette peinture de l’humeur de l’époque. Courcol témoigne de ces Années Folles, où la fête se joint à l’amertume du souvenir, où les survivants bambochent et s’enivrent de foxtrot dans les cabarets parisiens avant de finir en pugilats entre vétéran aviné et embusqué arrogant. Car cet après-guerre fut aussi le temps du marché florissant de la reconstruction, où les dommages de guerre emplissaient les poches des investisseurs, des démineurs de zones rouges (et leurs bataillons de Coolies et de Ritals convoqués pour faire le sale boulot), des charognards des champs de bataille. Tandis que s’approchent la fin des commémorations du centenaire et avant que la Grande Guerre ne soit plus qu’un vieux souvenir consigné dans les pages des manuels scolaires, Emmanuel Courcol laisse entrevoir tout ce pan de (l’après)guerre que le cinéma peut encore investir, tout en rendant comme il se doit un hommage à ces aïeux pas si lointains qui pour nous ont vécu l’impossible.

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11 réflexions sur “CESSEZ-LE-FEU

  1. Ta magnifique phrase en exergue fout le frisson.
    C’est tout à fait ça ce film : le mort rentre chez lui. Et c’est très beau de ne pas dire le mort vivant car il est bien mort…

    C’est bien de parler de ce beau film douloureux qui vaut mieux que les comparaisons à ces illustres aînés je trouve.
    A un moment je me suis dit : pourquoi un film sur la guerre 14 ? Puis pourquoi pas ? Et enfin… mais oui ce film est nécessaire. Ça parle des hommes et de l’impossible qu’on leur a fait subir et commettre. Et dans quelles conditions !!! On n’en a pas idée.

    J’ai connu mon arrière grand père, Julien… Je n’ai jamais compris, j’étais jeune à l’époque, pourquoi il pleurait et tremblait quand il racontait toujours la même histoire : un jour il s’est trouvé nez à nez avec un allemand de son âge, à peine 20 ans… chacun braquait son tromblon sur l’autre. Aucun n’a tiré et à pu raconter ce moment à ses petits et arrière petits enfants qui n’y comprenaient rien. Car nous sommes là génération chanceuse qui n’a pas connu la guerre… même si des gens meurent sous les balles sous nos yeux.

    …montre les colonies sont ?

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    • Merci, je trouvais qu’il y avait beaucoup de l’esprit du livre de Dorgelès dans ce film.

      C’est toujours intéressant d’observer la guerre en tournant autour du champ de bataille plutôt que de plonger dedans à corps perdu. « la chambre des officiers » ou « les fragments d’Antonin » réussissaient ça très bien (même si j’ai une nette préférence pour le premier). Je regrette que Courcol se soit laissé aller comme les autres à l’envie de montrer, à son tour, la tranchée, un lieu qui me paraît assez indescriptible. Il me semble qu’on aura jamais aussi puissamment filmé les combats de 14-18 que dans les films d’entre-deux guerres, les « Croix de Bois » en tête, mais aussi « à l’ouest rien de nouveau ». Kubrick s’en tirait pas mal ceci dit, dans « les sentiers de la gloire ». Bien sûr, quand c’est Spielberg qui filme le No man’s land comme une toile d’Otto Dix dans « Cheval de guerre », ça prend une sacrée tournure, mais qui relève presque du fantasme. Récemment « la peur » de Odoul montrait des champs de bataille petits budgets, même Ozon dans « Frantz » s’y est essayé, pour un résultat à l’image très relatif. Il ne suffit pas de déguiser quelques figurants en bleu horizon et se fabriquer une tranchée à la pelleteuse pour se remettre dans le bain de l’époque. Même Gray tout récemment dans « lost city of Z » ne m’a pas paru si convaincant dans sa brève séquence façon « Soldat Ryan ». Par contre j’aurais drôlement aimé que Courcol fasse de ses Colonies ce que Gray fait de l’Amérique du Sud pour son explorateur. C’est vraiment dans ce pays d’ombres que se libère la véritable âme sombre du personnage, que le film se teinte du mystère qui nous captive, et que Duris parvient néanmoins à emporter un peu avec lui lorsqu’il rentre à la maison.

      Encore une coquille restée au fond du plat, je m’en vais l’ôter de ce pas. Merci. 😉Frantz

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  2. Ce paragraphe me fiche un cafard !!!

    Je trouve que ce film s’en sort mieux que bien pour la scène de tranchée. Tu es trop sévère.
    A t’on idée de l’enfer (le mot est faible) que c’était. J’étais agrippée à mon siège moi. Tu oublies Conan (pas ton héros, l’autre !)… Purée la cote 117, je suis pas prête de l’oublier. Et le Capitaine qui dit « on y voyait le blanc de l’œil au frangin… » ou un truc comme ça !
    De toute façon Tatav est un de mes héros !

    Le Frantz ne m’a pas emballée et je ne me souviens même plus de la scène de tranchée. Mais je me souviens par contre de la tranchée low cost de La Peur qui foutait les miquettes bien comme il faut.
    Y’a la tranchée toute proprette de Joyeux Noël aussi. Où l’on peut se balader en talons aiguilles sans plier les genoux. Mais j’avais aimé le film. Sans doute parce que je l’ai vu en présence du réalisateur qui était d’une sincérité sans nom !

    J’avais pourtant décidé de ne plus parler des coquilles : de quoi je me mêle. Mais en fait j’y arrive pas. Donc, j’arrête les fautes d’orthographe. tant pis. Mais les coquilles, c’est trop dommage pour de si beaux textes.

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    • La scène de Niney en poilu de 1915 est clairement oubliable à mon avis. Pour autant, le film m’avait séduit contrairement à toi.

      Conan, bien sûr ! L’autre Captain qui, à sa manière, est un peu le Rambo français. ça raconte aussi une des conséquences de la guerre, la violence qu’elle génère chez les hommes, qui devient incontrôlable et ingérable, et qui la maintient en vie le plus longtemps et le plus loin possible.

      Carion est bien gentil, comme son film qui dénonce dans les formes et le doigt sur la couture du scénario les vilaines manigances des bouchers de l’Etat Major aux dépens qui des pauv’ gars qui bouffent du singe et s’échangent un verre de schnaps contre un paquet de tabac. Pis y avait Danny Boon et son réveil matin, quand même 😉

      Pas de souci pour les coquilles. D’ailleurs, en ces temps de remembrement profond du paysage politique, je te nomme solennellement ma correctrice officielle. 🙂

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  3. Bonjour princécranoir, merci pour ce billet à propos d’un film qui m’a émue, intéressée. La première scène en contreplongée partant pratiquement de l’espace est saisissante.Un beau film que je recommande d’autant plus que les « Poilus » de la guerre qui en sont revenus, se sont peu exprimés sur le sujet à part quelques écrivains. Je sais qu’il n’aimait pas en parler. Bonne après-midi.

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    • Premier plan en plongée plutôt 🙂
      C’est vrai que cette guerre, comme celle qui ont suivi d’ailleurs, a produit quantité de taiseux, qui préféraient garder pour eux la somme des horreurs vues et vécues.
      Quelques écrivains néanmoins ont jeté sur le papier ces visions de souffrance indicible, témoignant au reste des vivants de ce que l’être humain est capable d’engendrer.
      Merci pour ce petit mot Dasola. 😉

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  4. J’ai pris rendez-vous chez Strum, il n’y a pas de raison que je ne prenne pas rendez-vous ici aussi puisque je vois une belle occasion. Alien demain et sûrement Cessez le feu ce soir, sauf si je perds à la courte paille avec ma femme (mais j’ai bon espoir !). Voilà un film qui sans le coup de mou pré-cannois dans les salles ne serait jamais venu jusque dans mon cinéma local (une originalité pour faire mentir un précédent commentaire ?). A suivre donc.

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