TWIN PEAKS : fire walk with me

Ma bûche a vu quelque chose cette nuit…

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« Le jour où Laura est morte, il faisait une chaleur torride. Jamais je n’avais connu une chaleur pareille. Pour moi, toute vie avait disparu de New York. Car la mort atroce de Laura me laissait seul. »  

Waldo Lydecker in Laura d’Otto Preminger (1944)

De quoi sont faits nos rêves ? David Lynch est peut-être un des rares cinéastes qui ont identifié la matière qui les compose. Bois, velours, formica ou encore crème de maïs, tous les ingrédients sont disponibles dans « Twin Peaks : fire walk with me ».

Pour boucler la boucle d’un feuilleton qui marqua longtemps les vendredis soirs de feu « la Cinq », il propose dans la foulée un ultime pèlerinage sur grand écran vers la bourgade fictive sise à la frontière du Canada. Plutôt que de reprendre le fil du cauchemar laissé en suspens dans le dernier épisode, il fait un bond en arrière, revient sur « les sept derniers jours de Laura Palmer » (selon les termes du sous-titre français), histoire de refermer ce monde sur lui-même. Une seule route semble mener à Twin Peaks, cul-de-sac de tous les possibles dans lequel David Lynch est sans doute le seul à pouvoir nous servir de guide : « Le film est destiné aux spectateurs du feuilleton, mais j’espère que ceux qui ne l’ont pas vu, même s’ils ne comprennent pas tout, pourront avoir une vue d’ensemble, malgré quelques abstractions. »

Le réalisateur invite donc les fans de la première heure comme les curieux de la dernière loge à prendre place pour assister à l’acte final de son soap opera d’un drôle de genre. Il a cette fois totalement pris la main, même s’il partage encore l’écriture du scénario avec Robert Engels et la production avec Marc Frost. Il repeint « Twin Peaks » aux couleurs vives de son psychisme, y imprimant ses fantasmes et ses obsessions. Porte d’entrée indispensable en ces lieux, la femme à la bûche (la regrettée Catherine E. Coulson) est présente elle-aussi, délivrant ses conseils et avertissements sibyllins chuchotés à l’oreille par son compagnon de bois. Mais dans le film, Margaret ne fait qu’une fugitive apparition comme si, dans ce prequel, Lynch le plasticien cherchait à gommer une partie de la galerie hétéroclite devenue trop encombrante à ses yeux.

Le réalisateur s’en tient à quelques repères immuables : l’agent Dale Cooper se contente de quelques apparitions (Kyle MacMachlan cherchant à prendre ses distances avec ce rôle trop gominé), on croise un Leland Palmer au regard plus cinglé que jamais, et les amants de Laura répondent à l’appel. Pour les besoins du film, il métamorphose Donna (Lara Flynn Boyle ayant cédé le rôle à Moira Kelly au grand dam des fans de la série), puis efface sans pitié le reste de la distribution : les policiers, la famille Martell et avec elle le fidèle Jack Nance, et surtout les Horne suite à un différend artistique avec Sherilyn Fenn rétive à la tournure absurde de la série. L’habillage musical de Badalamenti (tout comme les mélopées éthérées et mélancoliques de Julee Cruise) assure malgré tout la continuité, tandis que d’autres musiciens font irruption dans les corridors abscons du récit : le crooner Chris Isaak obtient le badge de Chet Desmond pour jouer les préliminaires dans l’enquête sur la mort de Teresa Banks (en binôme avec un Kiefer Sutherland pas encore retenu à la NSA), bientôt rejoint par le Thin White Duke David Bowie pour une apparition fugitive et fantomatique dans les locaux du FBI.

Ce grand bouleversement de la carte locale s’accompagne d’un geste destructeur à l’adresse du média originel : Lynch fait s’abattre violemment une hache sur un poste de télévision à la fin du générique d’ouverture, une manière de trancher ce bras cathodique atrophié pour mieux accrocher « Fire walk with me » au côté des toiles de maître de sa filmographie. « Le mauvais côté de la télévision, c’est qu’elle a besoin d’une telle quantité de films et de feuilletons chaque semaine que, pour la satisfaire, il faut malheureusement faire toutes sortes de petits compromis. » explique-t-il. Dans un élan similaire, l’énigmatique madame Tremond et son petit-fils sautillant demandent à Laura Palmer de décrocher son tableau naïf et un peu kitsch (représentant un ange donnant la becquée à des enfants) afin de le remplacer par un cadre ouvrant une porte sur une pièce vide et obscure (un portail vers un ailleurs sinistre et angoissant ?) « Twin Peaks » se pare d’autres couleurs dans le format cinéma : du bleu qui se fond dans le noir. La série n’est plus ici qu’un palimpseste sur lequel s’étale désormais le rougeoyant « Fire walk with me ».

Dans ce format plus noble, Lynch s’autorise d’autres voies. Il s’éloigne volontairement du sympathique « polar psychotrope » (pour reprendre les termes de Vincent Ostria dans les Cahiers du Cinéma pour qualifier la série) et dérive vers le thriller psychotique. La touche d’humour encore présente dans le prologue (l’accueil moqueur fait aux deux agents dans le bureau du shérif, ou bien cette arrestation d’un chauffeur de bus scolaire) disparaît avec l’agent Chet Desmond. Lorsqu’on rejoint enfin Laura Palmer sous les frondaisons de Twin Peaks, véritable centre de gravité autour duquel tourne la série (« the one leading to the many » dit la femme à la bûche), la tension monte singulièrement, brisant un à un les garde-fous imposés par l’audience grand public du feuilleton télé.

Ce qui n’était que consigné dans un journal intime est ici révélé à la lumière des néons rouge sang, dans la brume bleu électrique des clubs interlopes : les lignes de coke que s’envoie Laura, les cigarettes qu’elle grille les unes après les autres, les orgies sexuelles dans la cabane de Jacques Renault se parent d’une impudeur inédite, aiguisant l’appétit de l’ogre insatiable qui vit sous son toit. La nocivité des parents étant déjà une des composantes essentielle de « Sailor & Lula » (la mère associée à la vilaine sorcière de l’Ouest du « Magicien d’Oz »), Lynch ouvre une nouvelle porte sur la toxicité de l’espace domestique (à l’état larvaire dans « Eraserhead ») qui caractérisera bientôt le terrifiant « Lost Highway ».

La peur (pour ne pas dire la terreur) devient une matière brute, presque palpable, qui anime son univers cinématographique, dont la densité se mesure à l’ambiance sonore voulue par le metteur en son: le club rougeoyant de Jacques Renault, saturé de musique, oblige à sous-titrer les dialogues des personnages tout comme dans son pendant au rideau rouge au contraire baigné de sourdes sonorités perturbantes passées à l’envers. En traversant ces différentes chambres ésotériques, David Lynch, grand profane devant l’éternel, choisit à dessein de souiller le corps de son héroïne dans un geste cinématographique iconoclaste, quitte à rompre avec son auditoire fidèle (Silencio !), à briser l’immarcescible image de cet ange endormi apparu dans son suaire de plastique dès le premier épisode de la série. L’adieu à Laura est déchirant, entre rage et désespoir, dans le salon au carrelage zébré, meublé de statues aperçues « l’année dernière à Marienbad ». Lynch prend les attentes du spectateur à revers, n’hésitant pas à le laisser dans le désarroi, abandonné à ses questions qui ne trouveront aucune réponse. « I’ll see you again in 25 years. » avait promis la blonde dans un murmure. Nous y voici. Les rêves passent si vite.

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31 réflexions sur “TWIN PEAKS : fire walk with me

  1. La saison 3 diffusée depuis peu s’ouvre justement sur cette même phrase que Laura sussura alors à un agent Cooper piégé dans la Black Lodge : on se reverra dans 25 ans. Dont acte, avec un premier épisode qui emprunte énormément à ce Fire walk with me, ainsi qu’à son film le plus terrifiant, Lost Highway. C’est donc pour le moment avec intérêt et curiosité que l’on plonge dans ce nouveau cauchemar très centré sur Cooper, même si croiser Andy & Lucy, Ben & Jerry ou encore le ténébreux James ont tout du petit plaisir coupable. Je n’en dis pas plus et vous laisse découvrir dès que possible les 3 nouvelles énigmes du géant !

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    • L’attente est énorme et forcément certains n’ y retrouveront pas leurs petits.

      Néanmoins, il y a fort à parier que Lynch (qui dirige tous les épisodes si j’ai bien compris) va laisser son imagination voguer au gré de ses délires, ce qui promet une belle série d’évènements sans queue ni tête que nous décortiquerons ensuite avec passion.

      Précisons également qu’en plus de la série, « Twin Peaks : fire walk with me » ressort dans une copie restaurée qui sera présentée à Cannes en présence du réalisateur.

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  2. J’avais vu beaucoup d’épisodes de la série. Mais curieusement, je n’ai jamais vu le film – je crois me souvenir que les critiques mitigées de l’époque m’avaient refroidi et peut-être que la série m’avait suffi.

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    • Je ne te sens emballé ni par l’un ni par l’autre.
      Les critiques avaient été sévères à l’époque, et assez injustes à mon avis. J’ai personnellement découvert le monde de « Twin Peaks » par le film, qui m’a de fait conduit vers la série (que je n’ai donc pas abordée comme un whodunit). Déjà familier de Lynch, j’ay ai alors trouvé mon compte.
      Le film semble bénéficier aujourd’hui d’un retour en grâce notamment à l’occasion de sa ressortie.

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      • J’aimais beaucoup la série à l’époque, mais il me semblait ensuite (épisode final glaçant) avoir fait le tour de la question. Lynch bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance critique sans commune mesure avec les appréciations critiques plus contrastées (même s’il a toujours eu ses fans) de l’époque.

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  3. Comme tu le sais je déteste profondément ce film. Pas que ce ne soit pas du pur Lynch, ce qui est le cas. Juste qu’il dénature son propre univers bêtement sur des éléments que globalement tout le monde connaît (le tueur de Laura Palmer, ses relations plus que louches avec divers garçons). Il n’y avait pas besoin d’une préquelle pour montrer cela, surtout que beaucoup de membres du casting ne sont pas revenus. Par contre je n’ai pas vu les deux voire quatre premiers épisodes de la saison 3 de Twin Peaks mais à peine le générique et j’étais de retour là bas.

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      • Le fait qu’il soit rattaché à Twin Peaks me gêne énormément. D’autant que je ne suis pas un irréductible du Lynch qui suit. A savoir les Mulholland drive et Inland empire. Ce sont des bons films mais pas autant que Elephant man ou Blue velvet.

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  4. J’apprends qu’Engels est toujours en vue et que Cruise fait de la musique… il est trop fort ce Lynch.
    Et moi je suis le cancre au fond de la classe qui n’a jamais vu une image animée se Twin Peaks.
    Je ne sais si je verrai ce cauchemar.
    Et tu seras assez aimable de venir lire mon Excalibur… sinon à quoi ça sert que je me décarcasse si personne lit. Bordel.

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  5. Twin Peaks est pour moi ce qu’a fait de mieux Lynch. C’est une série qui m’a tant inspirée, qui est importante pour moi, que ce soit en tant que sériephile et surtout en tant que cinéphile.
    Le film, je l’ai découvert tout de suite après la série : j’étais intriguée, j’avais envie d’en savoir plus, j’en étais littéralement obsédée !
    Je suis à l’épisode 3 de la saison 3. Je regarde doucement mais sûrement. Je n’ai pas encore d’avis, il faut vraiment attendre les 18 épisodes. Mais c’est hyper intriguant. Ca change de ce qu’on voit à la télé.

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  6. Tu suggères un lien tout à fait subtil par le commentaire laissé en bas de page dans nos registres ! Je découvre ces derniers jours, sans avoir encore vu la saison 3 de Twin Peaks ni avoir revu le film (il me faudra bientôt faire table rase des activités du moment pour me consacrer lors de quelques soirées télé à la série reprise depuis le début, restons organisés et cohérents), les plus grands liens qui unissent Laura façon Preminger à la morte la plus célèbre des séries ’90s. Certes un prénom, mais si j’en crois un camarade attentif, on trouvera d’autres noms empruntés à Preminger dans Twin Peaks pour créer une sympathie plus forte entre ces deux pics jumeaux (l’un référence importante du film noir des années 1940, l’autre miroir lynchéen aux reflets éclatés).

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    • Je n’ose croire que ce rapprochement de prénoms n’est que pure speculation de ma part. La Laura de Twin Peaks est aussi « une fille au portrait » suscitant fascination et fantasmes de son entourage. On sait Lynch suffisamment empreint de Film Noir pour que cette référence ne lui soit étrangère.

      Et puisqu’on évoque les Laura, parlons de celle de Johnny également… 😉

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  7. J’avais découvert le film avant la série, et donc forcément, à la première vision, je n’avais pas bien tout compris, et pourtant, j’avais été happé par cet univers, par ces plans de fins qui m’avaient mit la larme à l’oeil sans que je ne comprenne forcément pourquoi, par ces nombreuses visions cauchemardesques qui venaient d’un esprit que je connaissais déjà (j’avais déjà vu à l’époque Lost Highway), et cela reste à mon jour mon Lynch favori, pour son univers visuel, son aspect cauchemardesque sans fin, les émotions qu’il véhicule toujours vision après vision chez moi. Et tu sais à quel point j’adore Lynch en général et Twin Peaks 😉

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    • Figure-toi que ce fut la même chose pour moi. C’est un ami qui connaissait parfaitement la série qui me faisait l’explication au cours du film. toutefois, il me semble que la maïeutique lynchienne n’appelle pas nécessairement d’explication. C’est discours qui se connecte directement à des zones en jachère dans nos cerveau, des espaces mentaux dont on ne soupçonnait pas l’existence. 🙂
      Ce qui est formidable, a fortiori avec la nouvelle saison, c’est que tout se tient, malgré les errances de la saison 2, malgré des développements hasardeux de la saison 3, malgré l’apparition/disparition/transformation/évolution de certaines actrices et de certains acteurs (notamment Donna dans le film, Truman dans la saison 3). Et puis une série qui nous laisse penser que David Bowie existe toujours dans un ailleurs obscur sous forme de grosse théière fumante a forcément compris quelque chose qui jusqu’ici nous échappait. 🙂

      Je prévois de me refaire Eraserhead et Lost Highway un de ces quatre.

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      • Mmm, par contre je suis plutôt content qu’on ne m’ai pas expliqué le film pendant la vision. Pour moi, beaucoup de choses font partie du ressenti avec cette oeuvre, et chercher à tout expliquer brise une partie de la magie. Après, j’ai de la chance, autour de moi, beaucoup ont découvert la filmographie de Lynch ou Twin Peaks d’ailleurs grâce à moi, et les autres n’aiment pas l’oeuvre de Lynch dés le départ.
        Oui les errances de la saison 2, je viens d’en écrire un article après l’avoir revu, il y a malgré tout un vrai gros ventre mou de l’épisode 10 à 20, et ça fait mal. James hors de Twin Peaks pour une intrigue peu passionnante, l’ajouts de personnages pour faire des amourettes ou des sous intrigues peu intéressantes (notamment avec le petit Nicki pour Andy et Lucy, ou encore l’intérêt amoureux pour Audrey). Ce que je regrette par contre, c’est que même avec les scènes coupées, la famille Horne est totalement absente du film sous toutes ces formes. David Bowie toi t’as marqué par contre 😀

        Je compte me refaire bientôt Eraserhead aussi, un des Lynch que je connais le moins même si j’aime beaucoup.

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        • Complètement d’accord. Lorsque James s’en va batifoler ailleurs ou l’élection de Miss Twin Peaks, on sent que ça part totalement à vau-l’eau. Heureusement que les tout derniers épisodes sauvent la mise brillamment. Moi j’aime bien le moment où Ben Horne se prend pour le général Lee.
          Je vais aller jeter un œil à ta prose.

          Je n’ai pas encore fixé le jour de mes retrouvailles avec « tête de gomme », mais ça ne saurait tarder.

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          • Je crois que la sous intrigue de James est sans doute la moins intéressante de la série d’ailleurs, ça traîne en longueur, ça n’ajoute rien à l’ambiance ou même au personnage de James au final, ça fait juste gagner du temps. Quand Ben se prend pour le général Lee et nous refait la guerre, ça m’a amusé au moins oui 🙂

            Le coffret de la saison 3 sort incessamment sous peu, et j’ai hâte !

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