L’Emigrant

Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.

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« Je sais que mes parents sont arrivés de Russie en 1923, juste avant l’instauration des quotas. Ils sont passés par Ellis Island, où leur nom, Greizerstein, a été changé en Gray. (…) Ils sont arrivés après une série de terribles pogroms. Apparemment, mon arrière-grand-père et mon arrière-grand-mère ont été massacrés. D’après mon père, les Cosaques sont arrivés à cheval dans la mercerie que tenaient mes arrière-grands parents à Kiev et les ont tués à l’épée, sous les yeux de ma grand-mère paternelle. Ce qui explique pourquoi elle a crié dans ses cauchemars jusqu’à la fin de ses jours. »

James Gray in « James Gray », Jordan Mintzer, ed. Synecdoche, 2012.

« L’époque où j’étais sous contrat à la Mutual fut la plus heureuse de ma carrière. » écrit Charles Chaplin dans son autobiographie. Il n’y resta pourtant qu’un peu plus d’un an, juste le temps d’y tourner ses premières œuvres importantes. A bien des titres, « l’émigrant », tourné durant cette période faste et créatrice, est considéré comme le premier grand film de Chaplin, sans doute parce que c’est la première fois que l’acteur/réalisateur s’émancipe quelque peu de la seule contrainte du sketch pour mieux embrasser un récit plus ample, plus ambitieux et éminemment autobiographique.

Cela reste toutefois une production encore bien modeste, assez éloignée des œuvres épiques et lyriques d’un Griffith à la même époque. On reste dans l’intime à tout point de vue, mais, pour la première fois, c’est le théâtre de sa propre expérience qui semble être l’objet principal du film. Comme le rappelle Georges Sadoul dans « vie de Charlot », c’est sans doute pour cette raison que Chaplin s’y investit autant, consacrant vingt-cinq mille mètres de pellicule à son tournage pour n’en conserver que cinq cents, et il ne dormit quasiment pas pendant quatre nuits pour en parfaire le montage. Reprenant le costume désormais célèbre et incontournable du vagabond, il se remémore avec sagacité son voyage vers les Amérique avec, en point d’orgue, l’entrée dans le port de New York et sa Statue brandissant la flamme de la Liberté. Moment d’émotion où Chaplin invite, dans un bref répit d’hilarité, chaque spectateur au recueillement.

Chaque passager, toutes origines confondues, partage avec le héros et toute la compagnie d’infortune, le même regard empli d’espoir. C’est pour l’auteur, de toute évidence, l’aboutissement d’un voyage difficile et mouvementé, l’assurance d’un nouveau départ (comme le confirmera l’issue du film). C’est aussi l’occasion de montrer la brutalité des autorités qui accueillent les migrants, ce que Louis Aragon définit comme « le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux, (…) l’ombre menaçante, les flics, traqueurs de pauvres… »

Du voyage en lui-même, il ne fera bien entendu pas l’économie, trouvant l’occasion d’une chronique sociale, romantique et l’opportunité de concevoir maints gags irrésistibles. « Chaplin fait équipe avec le réel » explique Eisenstein dans ses « réflexions ». C’est une mécanique parfaitement huilée qui ravit le cinéaste soviétique, longuement répétée avec les comédiens et qui bénéficie d’une astuce de trucage pour simuler le roulis du navire emportant les émigrants, un pendule fixé sur la caméra faisant osciller l’objectif de gauche et de droite. Le spectateur embarqué à son tour dans la galère peut ainsi, lui-aussi, aisément comprendre les affres des passagers victimes du mal de mer. Un des gags imaginé grâce à ce procédé montre une assiette glissant sur la table d’un passager à l’autre, rationnement de rigueur pour une population qui a le ventre vide, un usage magnifique de la métaphore de cette faim (préoccupation principale puisqu’elle sera l’objet de toute la seconde bobine) qui étreint chaque pauvre migrant.

Parmi eux, un cosaque particulièrement malade, un russe blanc qui fuit (avec un peu d’avance) une Russie qui voit sans doute se profiler le grand bouleversement d’octobre. « L’infantilisme conduit toujours à la fuite hors de la réalité », écrivait justement Eisenstein, grand admirateur de l’œuvre de Chaplin. « Les chemins d’une fuite géographique ayant été fermés par les routes fréquentées de l’air, seule une fuite évolutionnaire est encore possible : une route à rebours dans son propre développement. »  Le film sort en juin 17 et ne peut, bien entendu, qu’être l’écho des bruits du monde : c’est la guerre qui ravage l’Europe, mais c’est aussi la misère qui chasse tous les indigents sur les routes du monde entier. Ils sont pauvres et, comme semble le comprendre le cinéaste soviétique, les passagers de ce navire en route vers le Nouveau Monde doivent, pour se faire une place à bord ou pour survivre tout bonnement, plus que de ruse faire montre d’une véritable âme d’enfant espiègle.

C’est pourtant une des rares fois où l’on verra Charlot menacer un homme d’une arme à feu afin d’emporter avec lui le magot qu’il a (déloyalement) ramassé lors d’un jeu de dés sur le pont. Jean Mitry à ce propos explique que chez Chaplin « le comique ne prend – et ne prendra plus désormais – ses points d’appui que sur des situations tragiques. » Cette espièglerie chaplinienne surgit bien davantage lorsqu’il fait les yeux doux aux dames, en particulier dans la scène du café qui suit immédiatement son arrivée sur le pavé new-yorkais. On y retrouve bien évidemment sa muse de l’époque, Edna Purviance, et son fidèle contrepoint, l’armoire à glace Eric Campbell avec ses sourcils en pointe. La scène du café, outre son pouvoir comique culminant dans le film, glisse aussi la perspective de la bonne étoile.

Cette fortune qui a souri au jeune Chaplin parti en tournée avec la troupe Karno, qui lui ouvrit les portes du cinéma, est tout autant le fruit d’un pur hasard que celui qui amène Charlot à ramasser cette pièce au sol alors qu’il a l’estomac noué par la faim, puis qui le fait entrer dans cette auberge où il retrouve la charmante jeune fille croisée sur le navire (encore sous le coup du chagrin de la disparition de sa pauvre mère, ce qui arrange tout en plus), et enfin qui amène à la rencontre d’un artiste qui les engagera tous les deux (bel hommage à Mack Sennett). Charlot, via sa future femme, embrasse une carrière artistique, celle de Chaplin et son œuvre magistrale. Alors que les deux tourtereaux s’en vont convoler en juste noce et que s’inscrivent en gros les lettres du mot « fin » sur l’écran, cela ressemble bien d’avantage au contraire à un début.

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13 réflexions sur “L’Emigrant

    • Changement de ton en effet chez Chaplin, faisant la part belle aux gens de peu partant à la conquête de l’Amérique. On peut voir dans « The Immigrant » en quelque sorte les prémices de « la ruée vers l’or ».

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  1. J’ai pris plaisir à lire ton billet sur ce film. Je ne connais L’émigrant qu’à travers les yeux des gamins de l’internat lors d’une projection pour tous dans Au revoir les enfants de Malle. Les enfants sont dans l’émerveillement de la séance de cinéma et parfois dans l’identification. Ils rient, s’entichent de l’actrice, s’émeuvent… Et, au cours de la scène, au cours de ce film dans le film, nous aussi.

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    • Eh oui, je ne me souvenais plus de cette séquence dans le film de Malle. Ils se reconnaissent évidemment dans ces populations ballottées d’un pays à l’autre, souvent maltraitées (étiquetée à leur arrivée sur Ellis Island). Chaplin masque tout cela derrière le rire, mais la réalité n’en est pas moins présente.

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  2. Une oeuvre magistrale en 2 bobines dont tu as su en analyser le meilleur 😉
    Ce film fait vraiment écho à ce qui se passe de nos jours dans le monde cependant, parmi tous ces migrants, pas de « nouveau Chaplin » à bord de ces bateaux…

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