La PORTE du DIABLE

La plume brisée

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« Laissez-moi être un homme libre – libre de voyager, libre de m’arrêter, libre de travailler, libre de faire du commerce, libre de choisir mes maîtres, libre de suivre la religion de mes pères, libre de penser, de parler et d’agir en mon nom – et j’obéirai à toutes les lois. »

Plaidoyer du Chef Joseph au Congrès en 1879.

« Nous ne devrons jamais oublier… » Cette dernière phrase prononcée par Paula Raymond, petite étoile éphémère de la Metro-Goldwyn-Mayer échouée à « La porte du Diable » d’Anthony Mann, vient enfoncer le clou d’un grand film malheureusement tombé aux oubliettes. Il a le malheur de sortir la même année que « la flèche brisée » de Delmer Daves, film entré dans les annales pour être le premier à défendre haut en couleur la cause indienne. Le destin tragique du Shoshone Lance Brisée sera pourtant une des interprétations majeures de Robert Taylor, devenant pour la bonne cause un Indien aux yeux clairs mais à la tunique bleue foncée.

La charge claironnée par Mann, retranché dans l’ombre plus tragique du Noir & Blanc, n’est pourtant pas moins cinglante que celle portée par l’idéaliste Daves dans son beau film pro-indien. A bien des égards, il entend égratigner le drapeau et les valeurs portées par une nation qui se targue d’avoir lutté sang et eau afin de défendre droits et libertés des plus faibles. Car c’est bien l’uniforme des hommes de Grant et de Lincoln qu’arbore Lance Poole (alias Lance Brisée) de retour sur ses « douces prairies » natales, après de longues années passées au service de l’Union. C’est la poitrine épinglée de la Médaille du Congrès et le cœur empli de nobles idéaux qu’il regagne sa tribu dans le Wyoming, territoire encore peu colonisé lors de son départ, désormais investi par l’homme blanc chevauchant son furieux cheval de fer.

L’harmonie entre l’Indien sauvage et l’homme civilisé ne semble pourtant pas vouée à dissoner si l’on en juge par ce personnage qui présente tous les attributs de l’assimilation, arborant le visage altier et caucasien (du Nebraska) de ce bourreau des cœurs qu’était Robert Taylor, parlant un anglais sans accent et, de surcroît, ayant gagné ses galons de bon américain en survivant aux terribles batailles de Mechanicsville, Antietam et Gettysburg. La petite maison sise dans la verte prairie n’est pas présentement occupée par une gentille famille de WASP mais bien par une communauté de « Natives » pacifiques qui allie respect ancestral des esprits de la Nature (via un rite d’initiation drastique infligé aux jeunes braves de la tribu) et coutumes domestiques venues de l’Occident capitaliste (exploitation commerciale du bétail et confort moderne d’une jolie ferme à la cheminée fumante).

Mais dès son arrivée en ville, après la longue chevauchée du générique introductif, Lance Poole est pourtant accueilli comme un intrus. D’abord par les aboiements d’un roquet en furie, juste avant de poser pied à terre devant le saloon Big Horn où le racisme se diffuse par allusions. Il faudra donc peu de temps pour que l’entente cordiale entre Peaux-Rouges (ou « rougie » au fond de teint pour ce qui est de celle de Taylor) et Blancs-becs se désagrège dans la poussière. Cette nuée de fines particules en suspension, symptomatique du western, est bien souvent annonciatrice d’un conflit sous-jacent. « Devant les montagnes impavides, sous la surface apparemment paisible des choses, elle annonce et prolonge le tumulte. » écrivait d’ailleurs Yannick Lemarié dans un numéro de la revue Positif consacré au genre. Ainsi il n’est pas surprenant de la voir recouvrir encore l’uniforme de Lance Poole revenant des lointains champs de bataille, tandis qu’elle se prépare à être soulevée massivement dans la plaine que domine « la Porte du Diable ».

Avant que les hommes ne la mordent pour de bon, le conflit s’installe en deux temps. Il y aura d’abord une bagarre de textes lors de laquelle l’Indien tentera de sauver ses terres en dépit d’une législation scélérate. Pour l’aider dans cette tâche, Guy Trosper le scénariste lui a trouvé une femme de loi, indispensable touche féminine du cahier des charges et joli pied de nez au stéréotype de la potiche ménagère (qu’elle ne manque toutefois pas d’être puisqu’elle est en train de chasser cette maudite poussière lorsque Poole la rencontre pour la première fois). Il va sans dire qu’il va naître entre eux deux une complice passion néanmoins empêchée, autant par les circonstances que par l’impossible union des peuples. Car Mann est un pessimiste, et force est de constater que l’Histoire lui a donné raison. « Nous nous sommes rencontrés cent ans trop tôt » dit Lance Poole à la belle juriste.

Un trouble-fête va en effet briser la plume de la concorde entre hommes et femmes de bonne volonté, un notable onctueux et sournois à la moustache pointue. Tout de noir vêtu, Louis Calhern est l’attorney Verne Coolan, juriste bord cadre autant que diable à la porte. Il se fait volontiers pasteur d’un peuple moutonnier qui voudrait aller paître chez le voisin à la peau cuivrée. Tels une horde infernale, les hommes de l’Ouest vont alors se ruer en direction de ces édéniques pâturages. S’inversent alors les codes habituels en vigueur dans le western : si ce sont ordinairement les Indiens qui encerclent les fermes isolées des colons installés dans la vallée, « la Porte du Diable » propose une situation radicalement inverse, où le peuple assiégé et martyr est bien celui qui a la couleur de peau la plus mate. La violence, que Mann sait filmer comme personne, se fait alors plus spectaculaire, plus âpre et plus tranchée, trempée dans l’encre noire expressionniste du Hongrois John Alton, chef opérateur capable de peindre des ombres et des bois à faire blêmir de jalousie Lubezki et son « Revenant ».

Robert Taylor troque son chapeau contre le bandeau du guerrier sur le sentier de la guerre, délaisse le calumet pour se saisir d’une Winchester (une « 73 » dont Mann tirera un film à succès la même année), pour mieux défendre chèrement sa peau de Rouge. Alors que la Chasse aux Sorcières bat son plein dans les allées d’Hollywood, le sous-texte du subversif Guy Trosper est à peine voilé (celui-ci figurait d’ailleurs sur une liste « grise » de la HUAC pour avoir collaboré au film prosoviétique « Song of Russia »). A « la Porte du Diable », c’est donc l’Amérique qui a honte, qui s’entredévore dans le viseur d’un Anthony Mann garant, bien avant John Ford et son « Cheyenne Autumn », de la mémoire de l’ethnocide et de la déportation indienne. Un Mann au-dessus de la mêlée.

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8 réflexions sur “La PORTE du DIABLE

    • Bye Bye, les filles qui tremblaient, pour les jeunes premiers… ça sent le vécu. 😉
      « Les Cheyennes » c’est à voir. Pas le meilleur Ford, loin s’en faut, mais suffisamment totémique pour qu’il mérite le détour (et puis il y a Widmark, mais tu seras peut-être plus sensible au charme de Caroll Baker). Plus modeste, « la porte du diable » n’est pas moins indispensable désormais à mes yeux tant il se révèle puissant visuellement et thématiquement.

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  1. Tu donnes envie de revoir des Mann (que je préfère d’assez loin à Daves). Pas sûr non plus d’avoir vu cette Porte du diable. De ses westerns, c’est Winchester 73 et Les Affameurs (Bend of the River, titre Neil-Youngien) que je préfère.

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  2. J’aime bien Delmer Daves (« 3:10 to Yuma », « Jubal » et « la colline des potences » comptent parmi les très bons westerns) mais c’est vrai que je suis rarement déçu par un film de Mann (à part peut-être ses tout derniers). Ce type était quand même capable d’enquiller la même année que « la porte du diable » le polar « la rue de la mort » avec Farley Granger (pas vu), les westerns « les Furies » (génial paraît-il, mais pas vu non plus) et « Winchester 73 », premier coup de maître de sa pentalogie mythque avec Jimmy Stewart. Un infatigable réalisateur, « travailleur à 1000 % » disait le scénariste Borden Chase.

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    • Salut mon prince.
      Je suis d’accord avec toi sur l’analyse de cet excellent western que j’ai découvert il y a peu. Du grand ouvrage. De toute façon, je suis un inconditionnel de Mann. Pessimiste, oui, mais avec un style et de la classe et sans jamais verser dans le manichéisme poussif et outrancier. Il donne à ses personnages et ses films de la substance et de la complexité . Il émane de ses héros une souffrance intérieure. Celle-ci est palpable et révoltée mais guidée par un code d’honneur. Un film à revoir et à revoir …………..

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