Nid de ripoux
« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo, 1958.
Pour tourner un film policier, il faut généralement un ou plusieurs meurtres, une enquête, un criminel qui agit dans l’ombre et un groupe de policiers qui tente de lui barrer la route. Dès lors que ce film policier se déroule dans l’Egypte d’Hosni Moubarak, les règles changent quelque peu: il y aura un bien un meurtre, un criminel, mais l’enquête ne sera pas nécessairement motivée par des impératifs de justice, car les flics en charge adaptent leurs conclusions en fonction des bakchichs qui leur sont proposés. C’est là tout l’univers de « Le Caire Confidentiel », polar sang et noir signé Tarik Saleh.
Ce n’est pas l’Egypte des circuits touristiques que nous invite à découvrir le réalisateur, mais bien l’envers du décor majestueux. Du balcon d’un appartement de standing situé en haut d’une tour de la capitale, on aperçoit au loin, dans la nuit, briller les pyramides, vestiges d’une civilisation aujourd’hui disparue. En ce mois de janvier 2011, au Caire, c’est ambiance fin de règne. Une fois la caméra descendue dans la rue, c’est l’anarchie la plus complète. Rien ne va plus, tout dysfonctionne : l’internet rame à qui mieux mieux dans les cabines crades des cybercafés, et les paraboles ne captent même plus correctement les discours officiels du Raïs. On prie dans la rue pendant que d’autres boivent de l’alcool, on ne respecte plus rien à part le « flouze » qui alimente tous les étages. En bas, dans les artères encombrées de la capitale, les véhicules ne se frayent un chemin qu’à la force des klaxons. Chargées de détritus en tous genres, on y vit sous le règne de la débrouille, du marché noir, du travail non déclaré, du passage à tabac et du racket institué par les autorités qui se servent allègrement dans la poche des plus démunis, tout ça sous le regard amène et souriant du chef de l’Etat qui contemple son œuvre.
A quelques encablures de là, c’est le portrait d’une chanteuse à succès qui offre son joli minois aux gens de la ville. Cette Oum Khalthoum des pauvres, astre éphémère de l’Orient, aura eu le malheur de s’amouracher un peu trop d’un Cairote fortuné et influent, au point de finir la gorge tranchée dans une belle chambre du Nile Hilton. Dans le film de Tarik Saleh, plus on gravit les échelons de la société, plus l’insécurité se montre prégnante, et c’est par l’escalier de service, comme aspiré dans un siphon vertigineux que l’on redescend au plus bas niveau. C’est le cas notamment de Nagui le Tunisien dans le film, dont la petite affaire de chantage aux clients du très select Club Solitaire finit par le ramener tout droit dans les fumeries glauques des quartiers périphériques.
Plus qu’une fourmilière, Le Caire est un nid de vipères dans l’objectif de Tarik Saleh, pas une ville de carte postale, « pas une de ces visites organisées où l’on ne descend jamais du bus. Ici nous faisons des arrêts, nous mangeons dans la rue, quitte à être ensuite malades » comme il l’explique lui-même. Il filme une cité en décomposition, qui disparaît sous une croûte de corruption au parfum nauséabond que vient finalement chasser celui du jasmin. Il donne à voir un pays de contraires, où des quartiers insalubres dans lesquels survit le bas peuple dans l’indifférence générale avoisinent d’immenses chantiers immobiliers qui servent à remplir les poches de ceux qui les ont déjà bien pleines.
Pour nous servir de guide depuis les bas-fonds jusqu’aux plus hautes sphères, il fallait un personnage passe-partout, qui bouffe à tous les râteliers, un « voyageur solitaire » dont la fonction favorise les entrées à tous les niveaux de l’échelle sociale. Ce flic, c’est Noureddine, formidablement interprété par Fares Fares, acteur d’imposante stature, à la fois solide et taciturne, inspecteur ballotté par des évènements qui le dépassent comme l’était Kurt Russell dans le méconnu « Dark Blue » de Ron Shelton (d’après James Ellroy, tiens donc). C’est le parfait personnage de Film Noir, pourri comme les autres, ébranlé à jamais par un drame personnel, mais séduit par une douce voix d’outre-tombe qui l’invite à nager à contre-courant, à remonter le fleuve vicié de la voyoucratie. Dans ce genre d’affaire, une femme en cache parfois une autre, et même plusieurs. Gina, également chanteuse à ses heures, a le profil de la femme fatale des romans noirs, tandis que Salwa, la femme de ménage soudanaise qui a été témoin du crime, présente un versant moins glamour de la condition de la femme dans le pays, particulièrement quand on est une immigrée sans le sou.
La force du film de Tarik Saleh, c’est de savoir naviguer entre ces deux eaux, d’offrir « des contrastes forts, pas de noir et blanc, plutôt du noir et jaune. » comme il l’explique très bien. Natif de Stockholm, Tarik Saleh n’est pourtant pas un enfant du cru. Suédois par sa mère mais égyptien par son père, c’est de loin qu’il a écrit le scénario, rattrapé par les grands bouleversements de l’actualité. Il prend appui sur un authentique fait divers (l’assassinat en 2008de Suzanne Tamim, une célèbre chanteuse libanaise), et même si Saleh a été forcé de délocaliser le tournage de son film à Casablanca pour des questions de sécurité, même si les noms ont été changés, si le contexte a été recomposé, le réel n’est qu’à un pas de la caméra, la menace et les inégalités sont toujours présents.
« On ne gagnera jamais contre le Mal » déclare le réalisateur au Nouvel Obs, conscient que les miasmes de ce système gangrené sont encore à l’œuvre aujourd’hui. Moubarak est libre depuis le mois de mars, beaucoup de ses proches ont été exfiltrés à l’étranger, Hisham Talaât Moustafa, condamné à mort pour le meurtre de la chanteuse, vit désormais confortablement dans une prison-hôtel : les faits semblent lui donner raison. Âpre et sans concession, « Le Caire Confidentiel » est un polar trempé dans un jus noir autant qu’une chronique sur les inégalités sociales, un marigot insalubre et fétide au milieu duquel s’invite le vent frais de la Révolution.
Oui ce Le Caire nid de vipères est un très bon polar bien inséré dans cette société égyptienne dont on dit qu’elle est médaille d’or ès corruption bien que la concurrence soit rude. Le flic y est un personnage très fort, voyageur solitaire comme tu le dis, mais qui sait aussi « s’adapter » Un excellent film qui traite indirectement d’un printemps arabe qui pour l’instant semble avoir surtout enfanté des lendemains difficiles (voir Clash de Mohamed Diab).
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Ces révolutions n’ont pas forcément tenu toutes leurs promesses en effet, mais c’est souvent le cas hélas. Il faudra du temps mais cette lutte pour un monde meilleur est nécessaire. Tarik Saleh a une très belle formule d’ailleurs à ce sujet : « Il faut le faire – pas parce que cette lutte est efficace, mais parce qu’elle est belle. »
Je n’ai pas encore vu les films de Diab, qui prennent le pouls de la réalité égyptien actuelle. La condition des femmes dans son pays était aussi le sujet de son premier long-métrage « les femmes du bus 678 ».
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Très bon polar. Tout en atmosphère et en bakchich. Je n’ai pas vu les pyramides, mais la poussière de la rue est venu asséchée mon gosier. Installé à une terrasse de café, pendant que d’autres s’agenouillent dans la rue, j’observe cette vie, ces policiers qui portent haut l’uniforme et qui vénèrent le vin, du moins, leur pot…
Je me souviens aussi (un peu, cela fait longtemps) des « femmes du bus 678 ». Très intéressant aussi pour prendre le pouls de la société égyptienne.
Mais après ce Caire, même confidentiel, pas sûr que j’ai envie d’y aller…
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De la poussière, il y en a en effet, une épaisse couche de crasse qui a rhabillé la ville. C’est pas vraiment un prospectus touristique qui nous invite à admirer les splendeur de l’Egypte ce film. Comme toi, je ne suis pas près de flâner dans les rues de la capitale.
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Très noir, parfois confus, mais qu’est-ce que j’ai aimé. Fares Fares nous offre effectivement une interprétation de haut vol et contribue beaucoup à la réussite du film.
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Le désordre qui accompagne cette enquête est aussi le reflet du tumulte ambiant et de la perte de tout sens éthique au sein des services. Noureddine est une sorte de Bad Lieutenant dans les bas-fonds du Caire, porté par un Fares Fares tout à fait à la hauteur du rôle, c’est le cas de le dire. 😉
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Ah mince je n’ai pas vu les pyramides briller au loin ?
On les voit de Casa ? Ce8dt fou le cinéma !
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C’EST
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Saleh a une bonne vue, c’est pour ça.
Si j’ai bien compris, il a pu diriger une équipe à distance qui a filmé quelques vues du Caire. Sans doute celles de l’appart du coup (plus discret qu’en pleine rue).
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Bonjour princecranoir, merci pour ce beau billet qui j’espère donnera envie d’aller voir le film à ceux qui ne l’ont pas encore fait. J’ai aimé et vu deux fois ce film. Je retournerais bien le voir une troisième fois. L’interprétation est excellente. J’aime beaucoup la chanson que l’on entend. Et Fares Fares a une tête que l’on n’oublie pas. Bonne après-midi.
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Bonjour Dasola.
J’espère aussi, car c’est en effet un des fleurons cinématographiques de cet été (enfin, de ceux qui me sont passés devant la rétine).
Fares Fares a effectivement un visage taillé à la serpe très caractéristique. Il se trouve qu’il jouait dans déjà dans « Zero Dark Thirty » et « Rogue One » sans pourtant que je m’en souvienne.
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Je te rejoins sur la qualité de ce polar filmé à Casablanca mais où Tarik Saleh nous fait croire avec beaucoup de talent que nous sommes plongés dans les entrailles corrompues du Caire.
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Je n’ai pas vu ce film mais je vais pas me gêner pour le chercher. Ce que vous décrivez c’est le Caire que j’ai connu dans les années 80, c’est dire si ça n’a pas bougé. Dans la série des films hard boiled et sociale je vous recommande un film anglais :https://unchatsurlepaule.wordpress.com/2015/09/14/hyena/ et dans le genre polard atypique (totalement pour le coup) et pas de chez nous non plus celui là :https://unchatsurlepaule.wordpress.com/2017/02/25/man-on-high-heels-hard-queen/
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Je ne connais pas « Hyena ». En revanche, « man on high heels » fait partie des films qu’il me faut rattraper faute de les avoir vus en salle.
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Je vous rejoins sur ce film que je ne vois que maintenant. Un film à valoriser parmi les sorties de l’année, c’est certain. Mais depuis 2011, coup d’Etat, revirement de situation, libertés reprises, on n’est pas très sûr de voir les eaux du Nil plus claires que par le passé.
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Un film qui visiblement a su trouver son public par le bouche à oreille, ce qui est une très bonne chose.
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C’est d’autant plus vrai que les revues parcourues n’y ont guère prêté attention.
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Quelques-unes néanmoins ce sont arrêtées dessus malgré tout, notamment Télérama qui signait un article sur ce nouveau cinéma égyptien. Mais dans l’ensemble, ce fut assez sage.
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J’ai manqué celle-ci, j’irai voir si la version numérique m’accorde un rattrapage !
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