The REVENANT

L’âge de Glass

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« Dans l’après-midi, on plaça un guetteur pour annoncer quand il arriverait. Tout le monde voulait être présent à ce moment-là. Mais il ne revint pas, bien qu’on l’ait attendu jusqu’à minuit. Il ne reparut pas davantage, ni le lendemain, ni le jour suivant. En fait, Red Cow ne revit jamais Marcus O’Brien ; on se perdit en conjectures sur ce qui avait pu lui arriver. Mais le mystère de sa disparition ne fut jamais vraiment éclairci. »

Jack London, La disparition de Marcus O’Brien

Il faut un certain courage à se faire violence sur des films exigeants, surtout lorsqu’on a, comme Leonardo DiCaprio, déjà derrière soi une carrière d’acteur accompli. Ayant acquis ses titres de gloire en se colletant à des rôles à forte intensité dramatique (du fougueux Jack Dawson sur le pont d’un célèbre transatlantique au monarque négrier de la plantation Candyland), il ne s’était encore jamais vraiment confronté aux caprices des éléments et aux vicissitudes des tournages dans les régions inhospitalières. Dans « The Revenant » du Mexicain Alejandro González Iñárritu, il se glisse sous la fourrure du trappeur Hugh Glass, explore son parcours hors du commun : laissé pour mort après une attaque de Grizzly, il serait parvenu à rejoindre seul le Fort Kiowa après une marche de trois cents kilomètres dans les froides étendues montagneuses du Dakota.

Cette odyssée propice à des panoramas  époustouflants profite des lumières prodigieuses du chef opérateur Emmanuel Lubezki. Déjà orfèvre du « Nouveau Monde » selon Malick, il est le principal magicien de ce film, capable de se couler tel l’anguille dans les sanglots longs des rivières de l’automne avant de prendre les courants ascendants et s’élever à l’aplomb des cols brumeux où il gèle à pierre fendre. Ces paysages inviolés saisis dans les couleurs des grands peintres luministes de la fin de l’ère des trappeurs (les Thomas Cole, Albert Bierstadt et autres Frederic Edwin Church), il les embrasse dans des cadres à l’échelle de ces génies d’antan. Ces contrées encore sous le régime des lois de la Nature, territoires des « moutain men » en quête de gibiers à scalper, sont les socles souverains des « tall tales » que l’on se raconte en clair-obscur dans des tanières enfumées, procurant cette impression curieuse de revenir quelques siècles en arrière.

Bien sûr, d’autres avant lui étaient remontés à cet âge des peaux, époque où la fourrure dominait le marché, avant que l’or ne tourne toutes les têtes. On garde en mémoire le Technicolor chatoyant du « Grand Passage » et celui non moins ravissant d’« Au-delà du Missouri », sans oublier les inoubliables tableaux de Dante Spinotti pour « le dernier des Mohicans » de l’élégant Michael Mann. C’est surtout dans le sillage du « Convoi Sauvage » que s’engage le survival halluciné du « Revenant », sur la trace de Richard Harris qui, pour composer un rôle très largement inspiré du même aventurier, avait déjà largement payé de sa personne. DiCaprio se laisse à son tour malmener, brutaliser, traîner plus bas que terre par un metteur en scène connu pour ne pas ménager ses acteurs. Après les avoir poursuivis en un long et fastidieux plan-séquence dans la cage du « Birdman », il les lâche cette fois dans les grands espaces, les confronte à la dure réalité du terrain, et voit ce qu’il peut en tirer de profitable.

C’est peu dire que le gamin du « Titanic » s’est sacrément endurci et n’a désormais plus froid aux yeux, faisant montre d’un engagement total pour un rôle qui relève du supplice. Sans voix, il doit se contenter de quelques grognements gutturaux à cause d’une blessure à la gorge. A l’image du « loup de Wall Street » devenu reptilien après une prise excessive de produits stupéfiants, Glass renaît sous forme animale après l’impressionnante attaque du Grizzly (d’un réalisme incroyable en dépit de son pédigrée numérique). D’abord à quatre pattes, puis soutenu par un solide bâton, il se meut grâce à une inextinguible soif de vengeance. Tom Hardy, son rival, qu’on a connu moins loquace dans le cuir du dernier « Mad Max », est un autre « revenant », plus bavard et moins sympathique, mais tout aussi impressionnant. Il incarne l’image d’une Amérique à la Cimino, celle du « chacun pour ses peaux », en passe de prendre la mauvaise route (racisme, individualisme, vénalité, exploitation sans vergogne des ressources naturelles). Fitzgerald est l’inévitable contrepoint du héros, position qui ne peut échoir aux indiens qui, malgré leur cruauté apparente, font office d’espèce menacée.

Conservée à la bibliothèque du Congrès sous la forme d’un poème narratif, « la chanson de Hugh Glass » est un des grands récits épiques et fondateurs d’un pays où, bien avant John Ford, on a pris l’habitude d’imprimer les légendes. Glass, surnommé « Grizzly man », peut donc être vu comme le premier « super-héros » américain, valeureux et indestructible : le corps à moitié dévoré par une ourse, il survit à la noyade dans le flot d’un torrent glacé puis échappe aux indiens, aux soudards français et à une chute vertigineuse. Ce sont autant de prouesses qui s’ajoutent aux libertés prises avec le récit originel, et qui viennent mettre à mal la recherche de réalisme. « J’ai imaginé le Hugh Glass que je voulais, c’est ma liberté d’artiste » se défend Iñárritu, tout en signifiant sciemment l’artificialité de son récit en rendant visible la buée qui trouble la paroi qui nous sépare du monde de la fiction.

Dans le récit d’origine, le principal grief qui alimente la haine de Glass envers Fitzgerald est, non seulement de l’avoir abandonné, mais surtout de lui avoir pris son fusil. Un peu léger pour Iñárritu qui préfère l’affubler d’un crime autrement impardonnable, celui du meurtre d’un enfant. Si la survie représente l’enjeu primaire et fondamental de l’existence, chaque geste qui la conditionne doit se faire en accord avec un Créateur à la souveraineté et à la justice immanente. Ainsi « The Revenant » rappelle une scène du fantomatique « Dead Man » de Jarmusch où un chasseur de prime cannibale anéantissait de sa botte le surgissement d’une vision mystique. La spiritualité chère au réalisateur mexicain se montre toutefois moins subtile, d’une poésie plus convenue, assénée de manière lancinante.

Heureusement, cette métaphysique se traduit le plus souvent par une succession de signes sibyllins (d’un clignement d’œil à une avalanche) derrière lesquels les personnages cherchent à apercevoir quelque chose de plus grand. « The Revenant » prend, dans ces instants suspendus, des allures de fable élémentaire qui, d’un regard caméra éloquent, interpelle les consciences, et nous rappelle puissamment, en français dans le texte, que « nous sommes tous des sauvages »

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« Deep-chested, that his great heart might have play,

Gray-bearded, gray of eye and crowned with gray

Was Glass. It seemed he’d never had been young ;

And, for the grudging habit of his tongue,

None knew the place or season of his birth. »

John G. Neihardt, the song of Hugh Glass, 1915.

16 réflexions sur “The REVENANT

  1. Je ne l’ai pas revu depuis la projection. Mais j’avais apprécié ce film moins démonstratif que Birdman qui finissait par agacer par un exercice de style assez vain. Ici il fait des plans-séquences mais c’est plus intéressant de se focaliser sur des scènes clés. Dicaprio ne signe malheureusement pas sa grande prestation au contraire d’un Tom Hardy monumental. Idem pour Polter que je trouvais globalement mauvais jusqu’à présent.

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    • En le revoyant je suis assez de ton avis sur la prestation de DiCaprio qui, néanmoins, reste largement convaincante (mais un poil outrée effectivement). Hardy est clairement aidé par un personnage aux desseins parfaitement intégrés à sa prestation.
      Sur les plans-séquences, je ne peux que te rejoindre également. Le traitement réservé aux Indiens est également une des grandes réussites du film : d’abord montrés comme des forces agressives et mortelles (à l’image de l’ours), leur condition tragique se fait jour lors des négociations des peaux « volées » avec les Français.
      Reste un aspect parfois pompier dans le filmage, une insistance doloriste propre au réalisateur qui peut agacer (ce qui fut le cas de mon entourage) malgré la majesté des paysages immortalisés dans le cadre.

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      • On a surtout l’impression qu’il cherche la performance à tout prix, ce qui est un peu soulant à force. Puis ce n’est pas son meilleur rôle tout simplement. 🙂
        Oui en effet les passages avec les Indiens sont vraiment géniaux. Ce ne sont que des gens qui défendent leurs terres face à des colonisateurs finalement sans scrupule.

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        • DiCaprio peut être pas mal dans le cabotinage (le génial Jordan Belfort), mais c’est vrai que là il tire parfois vers l’excès. Il faut dire que les gros plans que multiplie Inarritu ne l’aident pas beaucoup.

          Pour les Indiens, c’est exactement ça, et surtout ce sont des êtres qui n’obéissent pas aux passions des blancs, comme ce Pawnee que Glass rencontre sur son chemin, qui va le soigner, et qui lui dit que toute sa famille a été massacrée mais qu’il continue à tracer son chemin sans chercher vengeance.

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  2. Je ne sais pas si on peut voir le personnage de Glass comme un super héro, mais plutôt comme une vision du surhomme original fantasmé par le cinéaste, capable de choses que l’homme moderne ne peut que rêver. Il est d’autant plus difficile pour moi de détester ce film qu’à chaque visionnage je me rends compte que tout y est parfait, ce long plan séquence avec les indiens dans les bois, les décors magnifiés, les acteurs irradiant l’écran, … Mais la mayonnaise ne prend pas avec moi contrairement à l’inoubliable Birdman. C’est frustrant de voir un chef d’oeuvre et de vouloir à tout pris rentrer dedans sans y parvenir.

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  3. Les super-héros ne sont que les héritiers des surhommes de la mythologie. Leurs créateurs ne se sont d’ailleurs pas gênés pour en piocher certains dans le panthéon traditionnel : de Thor et toute sa clique asgaardienne à Wonder Woman l’amazone, en passant par Flash et son casque d’Hermès.
    Tiens c’est curieux, autant j’aime plutôt « The Revenant » par ses qualités techniques et l’aspect viscéral du récit et de la reconstitution, autant la perspective de revoir « Birdman » me file des boutons illico. 😉

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  4. Mais c’est ma foi vrai que Leo n’a pas de culotte.
    Il faut que je revois ce film de toute urgence. Et oui il y a des priorités dans la vie.

    Tu fais bien de ne pas lui attribuer d’intention oscarienne car toutes ses prestations appellent l’oscar il me semble.

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  5. On en avait discuté lors de sa sortie à l’occasion de nos chroniques respectives : pas tout à fait convaincu par ce film, techniquement impressionnant mais qui émet pour l’essentiel sur une seule note. Il faut dire que les grimaces de Di Caprio n’aident pas.

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    • ON en revient toujours au même écueil concernant DiCaprio. Le revoyant, j’ai tout de même l’impression que la faute revient davantage aux options de filmage d’Inarritu qu’aux excès d’interprétation de l’acteur qui traduit finalement assez bien la souffrance qu’eut put être celle du personnage en de telles circonstances. Circonstances néanmoins passées à la moulinette de la fiction qui préfère modifier le contexte environnemental afin de corser l’épreuve de visionnage.
      Si le volet mystique m’apparaît plus encore lourd de symbolisme, la nature épique du récit, l’approche humaniste et bien sûr les nombreuses qualités techniques continuent de me séduire.

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  6. Pas forcément un coup de coeur mais vu mes problèmes avec Inarritu, j’ai été agréablement surprise par le résultat. L’esthétique sert vraiment l’histoire et surtout le ressenti du spectateur face à une expérience folle et intense. Il ne s’agit pas pour moi de la meilleure interprétation de DiCaprio même si son Oscar reste justifié, mais il est tout de même très bon et Tom Hardy m’a également surprise (même s’il est toujours bon – mais il ne se fait pas bouffer par DiCa).

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    • De toute évidence, Inarritu est un réalisateur au style clivant. Son goût appuyé pour le pathos et sa mise en scène doloristes contrebalancent avec une mise en image sophistiquée qui peut parfois sublimer ces excès, mais parfois aussi les alourdir encore plus. Ici, sa manière d’inclure l’action et les personnages dans l’environnement est assez éblouissante il faut le reconnaître.
      Encore une fois, DiCaprio n’est pas nécessairement gâté par les gros plans insistants que multiplie le réalisateur, mais sa prestation reste une performance viscérale digne de ces acteurs qui en sont coutumiers (Christian Bale, McConaughey, … Tom Hardy).

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  7. J’ai surtout apprécié l’hallucinante scène d’ouverture jusqu’à l’attaque de l’ours. Après, si le film reste techniquement parfait, il se délite sur la fin dans sa narration et son manque d’émotion.

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