SICARIO

Borderline

Sicario

« Je construirai un grand, grand mur à la frontière sud et je le ferai financer par le Mexique. »
Donald Trump

Une frontière, en Amérique, n’est pas qu’une ligne. A la fin du XIXème siècle, l’historien américain Frederick Jackson Turner constatait déjà que « L’Ouest est plus une forme de société qu’une région géographique ». Dès lors que cette frontière s’est s’étendue d’un océan à l’autre, il a fallu en redéfinir de « nouvelles », espaces transitionnels ne relevant plus alors de la seule géographie des cartes. Là où le tiers-monde concupiscent lorgne sur la terre des opportunités, les règles changent, les peuples se mélangent, le flou et la confusion s’installent sur un territoire devenu la proie des loups. C’est là-bas, aux marches du Mexique, aux confins de l’Arizona, que Denis Villeneuve infiltre son « Sicario », histoire d’un remède qui pourrait bien être aussi virulent que le mal qu’il est censé combattre.

Ce mal est identifié par les spécialistes, il porte le nom de son chef : Manuel Diaz. Pape du Cartel de Sonora, nul ne sait vraiment où il se terre, ni comment l’atteindre. C’est là qu’intervient le « sicaire » du titre qui, dague en main bénie par la bannière yankee, aura la charge d’éliminer la tumeur à la racine. Le film de Villeneuve propose une apnée en milieu hostile, au plein cœur de ces zones de non-droit où volontairement « les limites ont été déplacées » comme l’explique très bien le boss du FBI. Son agent zélé Kate Macer, n’a hélas pas toutes les cartes en main pour y trouver son chemin. Emily Blunt, dont le physique athlétique a fait ses preuves sur le front d’« Edge of Tomorrow », serre fermement son arme à mesure qu’elle progresse en terrain dangereux. Mais bien vite, faute de repères stables, d’alliés fiables, elle est très vite désorientée, gagnée par la peur. Les traits tirés, le mental fissuré et essoré par une lutte sans fin, elle part à la découverte de secrets ignobles dissimulés derrière les murs des pavillons de banlieue. Traquant les kidnappeurs jusque dans leurs tanières, elle peine à mettre la main sur les personnes disparues, alors qu’elle-même s’efface. Sur le miroir de la salle de bain, la buée recouvre sa silhouette, abolit les contours de son être, de son engagement, de ses principes moraux.

Pour mieux lutter contre les marchands de cadavres, les négriers du monde moderne, elle choisit de faire alliance avec un joyeux soudard interprété avec une jubilation ostensible par un Josh Brolin sifflotant. Celui-ci charrie dans son ombre une bête de la nuit, la massive carcasse d’un latino taciturne, Benicio del Toro retrouvant pour l’occasion le froncé soucieux qui était le sien dans le passionnant « Traffic » de Soderbergh. Là où le réalisateur américain adoptait une démarche didactique et explicite, le Canadien préfère progresser en terre inconnue, s’enfoncer dans l’obscurité avant de tirer à vue. « Tous ceux qui ne sont pas des nôtres sont des tireurs potentiels. » prévient le chef des opérations lors du brief qui va précéder une spectaculaire séquence d’exfiltration. Un coin de rue encombré, un attroupement sur un toit, et même une cohorte de véhicules militaires armés constituent une menace potentielle de l’autre côté de la grande clôture. Vue du ciel, la route qui relie les zones frontalières ressemble à une grosse artère qui irrigue les deux Etats, dont le flux irrégulier trahit parfaitement les problématiques : fluide lorsqu’elle s’écoule vers le Sud, la circulation se bouche lors du trajet retour.

Comme il le fera plus tard pour « Comancheria » ou « Wind River », le scénariste Taylor Sheridan ancre ce premier volet d’une trilogie consacrée à la « frontière américaine moderne » sur un territoire sauvage et brutal, une zone inconfortable et inhospitalière. Une autre planète. C’est bien simple, lorsque la caméra balaie depuis le ciel l’anatomie du paysage usé par l’érosion, vient immédiatement l’impression de contempler la surface de la Lune, sentiment accentué par les voix nasillardes qui grésillent dans écouteurs des agents en opérations. Lorsqu’ils débarquent enfin de leur aéronef, on les retrouve harnachés pour progresser en milieu hostile, dans les ravins caillouteux repeints en dégradés de vert dans leurs lunettes à vision nocturne. Dès lors, comme dans le très bon film de Clément Cogitore, on ne distingue plus « ni le ciel, ni la terre », et les corps, devenus simples silhouettes, de s’enfoncer dans les profondeurs d’un tunnel qui mène dans « un endroit sombre qui vrombit sous la ville » (comme l’écrivit le journaliste Charles Bowden).

« La Bible est la vérité : lisez-là » s’inscrit en lettres géantes ce message salvateur à l’adresse des populations miséreuses de la ville frontière de Juárez, prises en étau entre la loi des gangs et la corruption instituée chez les policiers. L’un d’eux est extrait de la masse par le scénario, comme pour montrer que derrière l’indigence d’une société gangrénée perdure malgré tout l’amour d’un père pour son fils, l’inquiétude d’une femme pour son mari quittant le foyer dans son uniforme froissé. Il part vers une destination connue de lui seul, vers le territoire des morts, du côté de cet échangeur routier sous lequel les cartels ont suspendu les dépouilles dénudées de quelques sycophantes trop bavards. Un avertissement en guise de vision d’apocalypse (now) qui n’empêchera pas les troupes rivales de revenir à l’assaut au moindre signe de faiblesse.

La toile de fond de « Sicario », filtrée en ocre et bleu par le talent reconnu du chef opérateur Roger Deakins, ne laisse pas grand place à l’optimisme. Puissant et ténébreux, l’excellent thriller de Villeneuve dessine de sombres perspectives en direction des plus vulnérables. « Ça va être une belle journée » répète pourtant à qui veut l’entendre le barbouze fanfaron qui a bien compris que, lorsqu’on vit en enfer, mieux vaut avoir le diable dans la poche.

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14 réflexions sur “SICARIO

  1. Grosse grosse envie de voir ce film, le seul récent de Villeneuve qui manque encore à ma collection de trophées.

    Jusqu’à présent, je n’en avais entendu que des avis mitigés. Merci de redresser la barre, pour réveiller mon intention d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté de cette fichue frontière.

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  2. J’étais un peu passée à côté de ce film qui m’avait paru pas très approfondi pour le thème lourd.
    Le verrais je différemment maintenant que Trump sévit ?
    Et puis voir des sycophantes doit changer la vision du film 🙂

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  3. Majestueux voyage en terre inconnue, cartel est mon humble avis..
    PS / La photo de Deakins est une pure merveille.
    & pour finir, une recommandation lecture :
    Murder City Ciudad Juárez and the Global Economy’s New Killing Fields par Charles Bowden, passionnant.

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  4. Pour moi, techniquement et compagnie, oui c’est un bon film. Mais honnêtement, je m’aperçois qu’il ne m’a pas non plus marquée plus que ça. Et surtout, pour moi, le personnage de Blunt m’avait paru irréaliste (la meuf – avec la métaphore lourdingue sur son état avec ses groooos sourcils et sa maigreur – qui découvre avec stupéfaction qu’il y a de gros méchants dans la drogue alors qu’elle est au FBI, lol).

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    • Peut-être que la métaphore est lourdingue (tu sembles mieux placée que moi pour en juger) par contre je ne suis pas tout à fait sûr qu’elle soit stupéfaite de la violence des barons de la drogue. C’est plutôt les « aménagements » des frontières légales qui remettent en question ses fondamentaux et lui collent une dépression sévère. Son collègue l’avait prévenu, elle a voulu ouvrir les yeux. Elle a vu.

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  5. Pas ce que j’ai vu de mieux de Denis Villeneuve, mais un film efficace où le personnage principal n’est pas forcément celui que l’on croit. C’est même là où Villeneuve fait un beau tour de passe passe, passant par un personnage de façade pour amener au véritable leader. Emily Blunt s’en sort bien même si elle fait plus observatrice que personnage actif. Benicio del Toro est super.

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    • Merci. 🙂
      Comme tu dis, on progresse ici en zone floue, au cœur d’un trou noir où les lois communément admises ne sont plus valides, ou amis et ennemis se confondent, où les notions de bien et de mal, de juste et d’interdit n’ont plus cours. Impressionnant.

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