Dans un RECOIN de ce MONDE

Sayonara Hiroshima

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« Ceci est notre cri.
Ceci est notre prière.
Pour construire la paix dans le monde »

Texte inscrit à la base de la statue hommage à Sadako Sasaki située dans le Parc de la Paix d’Hiroshima.

Tous les 6 août à 8 heure 15, et ce depuis près de soixante-dix ans, la cloche du Parc du Mémorial de la Paix ordonne le silence à Hiroshima. Il aura fallu le temps d’un flash, d’un clignement de paupières, pour que l’équilibre du monde bascule, pour qu’une des plus importantes tragédies humaines se produise. La mémoire de cet instant est aujourd’hui figée dans les restes squelettiques du dôme de Genbaku, tout comme elle est présente dans l’esprit de nombreux Japonais. C’est assurément le cas chez Sunao Katabuchi qui, après un premier voyage à rebrousse-temps dans la ville martyre avec « Mai Mai Miracle », revient rendre un nouvel hommage « Dans un recoin de ce monde ».

Avant de devenir ce chef d’œuvre de l’animation nippone (le meilleur de l’année selon la critique japonaise), « Dans un recoin de ce monde » est d’abord un manga primé signé Fumiyo Kōno. Cette native d’Hiroshima avait déjà évoqué les ravages et les séquelles de la Bombe A dans un précédent ouvrage intitulé « Le pays des cerisiers », travail expérimental pour lequel elle avait d’abord reçu un accueil extrêmement mitigé. Fortement affectée, elle remisa de dépit une partie de son travail dans des cartons, recyclant même (selon les dires de Katabuchi) certaines planches en origamis de cigognes. Une légende locale prétend que si l’on parvient à en plier mille, on peut voir son souhait se réaliser. C’était en tout cas ce que croyait la jeune Sadako Sasaki, morte d’une leucémie en octobre 1955 avant d’avoir achevé sa collection. Peut-être est-ce elle qu’évoque dans le film cette petite orpheline recueillie par Suzu et son mari Shûsaku près des décombres de la ville ?

L’histoire ne dit pas si Fumiyo Kōno est allé au bout des mille pliages pour voir se concrétiser à l’écran l’œuvre qu’elle a eu à cœur de dessiner. Il faut dire que ce film ne s’est pas fait sans mal. Issu du financement participatif (« Les producteurs ne se sont pas bousculés quand on a expliqué qu’on voulait faire un film sur la guerre et dont le personnage principal est une femme au foyer. C’est tellement plus facile de faire un film avec un héros qui est au lycée… » déplore le réalisateur dans son interview au journal Libération), « Dans un recoin de ce monde » a fini par voir le jour dans un format de plus de deux heures, supposant en amont un travail considérable de documentation, de conception (plusieurs studios dont Madhouse et IG ont mis la main à la pâte), de production. Le manga crayonné de Noir et de Blanc, se voit donc magnifiquement animé en couleurs par un orfèvre de la ligne claire. Ayant cheminé au sein de la prestigieuse Ghibli, au plus près du grand maître (qui pourtant ne lui laissa pas l’honneur de signer de son nom « Kiki la petite sorcière »), Katabuchi vole désormais de ses propres ailes, quitte à y laisser parfois quelques plumes.

Comme il n’est nulle place pour les coïncidences chez un artiste aussi pointilleux que lui, cette plume qui tombe du ciel dans le film, récupérée par le marin Tetsu Mizuhara avant de la confier aux doigts habiles de la jeune dessinatrice Suzu qui s’en servira pour dessiner un héron, témoigne parmi mille et un autres détails de la richesse de cet animé. Ce même oiseau surgira ailleurs, un peu plus tard, juste avant qu’un de ces terribles bombardements ne vienne troubler le quotidien de la petite cité côtière de Kure où l’héroïne Suzu s’est trouvée un mari et un refuge. Son histoire débute une douzaine d’années avant l’instant fatidique, alors qu’elle n’est encore qu’une enfant du quartier d’Eba, dans les faubourgs d’Hiroshima, perdue dans des rêveries qu’elle griffonne avec un talent pareil à celui de l’auteure de manga qui l’a fait naître de sa main. Suzu, à la fois personnage et artiste de sa propre existence, cherchera tout au long du film, à repeindre sa vie aux couleurs et aux motifs de son inspiration.

Par le truchement du réalisateur, elle nous conduit dans les rues et les lieux emblématiques d’une ville aujourd’hui disparue, anéantie à jamais par le feu nucléaire. Cette main qui nous guide fait même quelquefois apparaître des yōkai sur le pont qui enjambe l’Ōta, fait descendre du plafond un « esprit de la maison » friand de pastèques, et transforme la canonnade anti-aérienne en feu d’artifice de couleurs. Cette main est celle de Fumiyo Kōno à qui Katabuchi a demandé de réaliser les dessins dans le dessin. Cette main se glissera aussi dans celle de Shûsaku, le jeune homme qui a jeté son dévolu sur Suzu. « Dans un recoin de ce monde » on pratique encore le mariage arrangé et les épouses sont priées de remiser leurs rêves et leurs crayons pour s’en tenir aux tâches ménagères. La petite Cendrillon du Soleil Levant n’a pourtant pas à se plaindre d’un mari au caractère doux, ni de beaux-parents plutôt accueillants. Tout juste souffre-t-elle des remarques de sa belle-sœur pimbêche.

Occupé à suivre ces soucis matrimoniaux, à vivre le quotidien à la mode nippone , on en viendrait presque à oublier la guerre. Mais, peu à peu, les années défilant sur l’écran, celle-ci se rapproche, en tapinois, pesant chaque jour un peu plus dans cette vie ordinaire : la nourriture vient à manquer, des maisons sont démontées, les belles tenues traditionnelles découpées pour devenir plus fonctionnelles. Tandis qu’on évoque ici les femmes qui partent pour la Mandchourie trouver un mari, personne n’imagine le sort qui les attend là-bas (encore moins celui des Chinois sous l’occupation). Et c’est sans se soucier des conséquences que Suzu s’amuse à croquer sur un carnet les puissants navires de guerre qui mouillent dans la baie de Kure. La naïveté attachante et confondante qui la caractérise (ses traits ne changent pas au fil du temps, rendus immarcescibles par le dessin) en fait une éternelle « petite fille », une patriote nourrie de propagande, poison qui semble toutefois la préserver du chagrin incommensurable qui devrait être le sien (et le nôtre) face à la perte de ses proches. Pire peut-être, la guerre finira par lui retirer ce qu’elle a de plus précieux, provoquant soudain une véritable rupture graphique qui semble remonter du « tombeau des lucioles ».

Sunao Katabuchi sait toutefois qu’à l’indicible nul n’est tenu, et en réalisant le portrait de cette jeune fille qui se confond avec celui de la ville suppliciée, il rend indélébiles le goût de la vie et le souvenir des disparus. Alors, même si on n’a rien vu à Hiroshima, on aura au moins en mémoire un dessin magnifique à la place.

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8 réflexions sur “Dans un RECOIN de ce MONDE

  1. C’est magnifique ce film.
    L’héroïne est terriblement attachante.
    Et la bonne idée est de tenir la guerre à distance.
    Le réalisateur ne joue pas sur la terrreur. La vie continue mais le spectateur sait ce qu’il va se passer et changer tout à tout jamats.
    Belle histoire d’amour aussi entre cette fille qui apprend à aimer son mari et ce dernier presque gêné qu’ils soient imposés l’un à l’autre.
    Triste et beau.
    Mais le Tombeau était un gros poil au-dessus niveau bouleversitude.

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    • Incompréhensible que ce film n’est pas été davantage mis à l’honneur par la critique française.
      C’est vrai que le « tombeau des lucioles » m’avait proprement déchiré le cœur, mais je trouve justement que Katabuchi a la bonne idée de ne pas chercher à rivaliser sur le plan du pathos. Les images de guerre se traversent ici sans dramatisation excessive, et la disparition des personnages sans pathos. L’imaginaire du dessin semble protéger Suzu des épreuves de la vie. Je trouve l’idée vraiment très belle.

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