Au revoir Là-haut

Mascarade

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« Maintenant, ce n’était plus du désespoir que reflétaient ses yeux… c’était une haine grandiose, superbe, qui donnait à ses traits une expression de noblesse en même temps que de mystère et le faisait ressembler à quelque envoyé du destin venu pour troubler la fête. »

Arthur Bernède, Judex, 1917.

Chaque année, à l’approche du 11 novembre, les visiteurs se font plus nombreux dans les cimetières où gisent les restes de ceux qui sont tombés durant la Grande Guerre. Familles ou bien promeneurs des jours fériés viennent ainsi arpenter ces champs de croix sous lesquelles reposent désormais en paix les corps des aïeux fauchés dans la fleur de l’âge. Et pourtant, qui sait à qui ou à quoi peuvent bien appartenir les ossements qui dorment sous nos pieds ? « Mais qu’est-ce que ça peut foutre, bordel de merde ! Quand ils viennent se recueillir, les parents, ils creusent pas la tombe pour vérifier que c’est bien leur mort à eux ? » lance plein de morgue Henri d’Aulnay-Pradelle, savoureux escroc des Années Folles, répugnant personnage né entre les pages d’« Au revoir là-haut », que l’on aimera encore détester dans l’adaptation enlevée qu’en a faite Albert Dupontel.

C’est Laurent Lafitte qui se charge d’enfiler le costume de l’ordure de service. Il incarne à merveille ce lieutenant bouffi d’orgueil, prêt à envoyer son prochain au casse-pipe sous prétexte de glaner quelques galons supplémentaires avant que ne sonne le clairon de l’armistice. Surgissant des ténèbres de sa cagna tel le Mal absolu, il est marchand de mort avant de faire fortune en trafiquant de cadavres, arpentant la tranchée comme s’il s’agissait pour lui d’un « sentier de la gloire ». Albert Dupontel, qui lui-même a vécu la guerre lors d’un « long dimanche de fiançailles », se souvient de Kubrick et de comment il filmait le champ de bataille. Il se rappelle les travellings qui évitent les balles ennemies, qui filent le train des fantassins, qui galopent baïonnette au canon. Sous la capote bleu horizon du soldat Maillard, il plonge sa caméra au fond des cratères béants avant de se retrouver enseveli par une gerbe de terre soulevée par une explosion. Ainsi, la terre a-t-elle décidé d’avaler ses hommes encore vifs, et comme dans une vision surnaturelle exhumée des cases torturées d’une BD de Tardi (mais c’est à Gotlib que Dupontel dédie son film), le poilu ne trouvera de salut qu’en acceptant de se jeter dans la gueule du cheval.

Cinéphile avoué, le réalisateur de « Bernie » monte au parapet comme au temps des plus belles reconstitutions, se souvient de Kirk Douglas dans l’uniforme du colonel Dax, de son air grave au moment de siffler le signal de l’assaut. Ici, c’est un masque de contrariété, teinté d’un machiavélisme cruel, qu’arbore le détestable Pradelle lorsqu’il désigne volontaires deux éclaireurs pour servir de prétexte à un dernier coup d’éclat. Celui-ci aura bien lieu, d’un calibre tel qu’il emportera la mâchoire du jeune Edouard de Péricourt, le condamnant à porter à perpète d’autres cache-misères, de ceux qui dissimulent des stigmates faciaux qui heurteraient l’intransigeante sensibilité des embusqués de l’arrière. Qu’ils soient de papier journal ou constitués de grosses coupures, les masques qu’il se façonnera seront autant d’œuvres d’art qui lui rendent sa dignité et traduisent à merveille (et il faut rendre à la plasticienne Cécile Kretschmar ce qui appartient à ses doigts de fée) l’humeur du personnage, déclinant dans un panel étonnant toute l’expression artistique de son temps : de la femme Picasso à la tête de lion façon Cocteau, en passant par le rictus du Fantômas des romans-feuilletons du cinématographe de monsieur Feuillade.

Mais ce sont bien dans les grands yeux bleus de Nahuel Perez Biscayart, extraordinaire comédien à la silhouette fluette mais à la grâce chaplinienne, que passent tant et tant d’émotions chez ce personnage pourtant condamné à se taire. « Ce que j’ai composé, c’est un personnage entre dadaïsme et commedia dell’arte, une figure extravagante…» explique l’acteur pour qui Dupontel soigne chaque apparition. Ce Belphégor aux doigts d’or (« assassiné aux archives » comme l’explique son pote Maillard), sorte de fantôme privé d’opéra, trouve la force de survivre auprès d’une famille d’adoption : au fidèle Maillard qu’il a rendu à la vie, s’ajoute une petite Gavroche vendeuse de journaux qui lui sert d’interprète. Supportant sa douleur de vivre en puisant dans l’énergie de sa rancœur, le soulagement physique et moral par quelques piqûres de morphine, il est le bras vengeur qui entend régler son compte à cette France des notables qui s’est enivrée du sang des autres avant de s’engraisser sur le dos des « Croix de Bois ».

Dans le scénario qu’il tire du roman de Pierre Lemaître, Dupontel qui joue ici les modestes comptables, fixe deux axes à son règlement de compte : la rétribution d’une injustice militaire, et le solde d’un contentieux affectif qui oppose un père et son fils. L’arnaque aux monuments aux morts, comme les magouilles de cimetière militaire ne sont qu’écheveaux scénaristiques propices à verser le drame du côté de la farce, à faire surgir la truculence de personnages secondaires (parmi lesquels se distingue l’enchanteur Vuillermoz en incorruptible contrôleur de cercueil), à laisser s’exprimer la tonicité d’un metteur en scène qui, lorsqu’on s’en prend aux sans-grades, sait bien nous montrer à quel point il a les nerfs. Si la Bugatti sport de Pradelle aime à montrer qu’elle en a sous le capot, Dupontel retient néanmoins ses chevaux pour ne pas jeter son film en pâture à la vaine caricature. S’il ne boude pas son plaisir en reconstitutions dispendieuses (« très joli ! » bégaye son Maillard dans le bel intérieur du président Péricourt), multipliant les plans-séquences virtuoses et les cadrages généreux, ce n’est jamais au détriment du récit qu’il mène bon train. En se l’appropriant à la première personne (tout est raconté du point de vue de Maillard arrêté au Maroc), il assume pleinement sa vision du roman de Lemaître, « un livre qui appelait objectivement une certaine emphase de mise en scène » ajoute-t-il même au magazine Première.

Maintenant à distance le maniérisme pittoresque façon Jeunet auquel il serait aisé de le rapprocher, Albert Dupontel signe un film visuellement impressionnant, dont le vernis rétro tient autant des autochromes de début de siècle que des tableaux expressionnistes (Dix n’est pas très loin dans l’esprit bambocheur de la bringue au Lutetia). L’artifice visuel n’en est que davantage affirmé car l’objectif avoué de cette chronique doucement irrévérencieuse n’est-il pas de rappeler que la plus grande des escroqueries humaines commence d’abord avec la guerre ?

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29 réflexions sur “Au revoir Là-haut

  1. Tu as tout dit ce que j’aurais aimé dire. Souvent fatiguée du blog (le mien) je devrais juste faire un copié collé…
    MAIS rien sur l’extraordinaire Niels. Aurais tu des comptes à régler avec papa ? 🙂
    Le désormais magique Nahuel fait effectivement une composition forte et bouleversante. Il a bien mérité ses sublimes masques qu’on oublie pas.
    Et la petite fille est formidable.
    Et Albert aussi, très Buster Keaton je trouve.
    Laurent Laffitte est fiéleux à souhait. Un sous homme.
    Je ne pense pas qu’il n’y avait que des planqués à l’arrière. C’est aux yeux de tous qu’on voulait cacher ces gueules cassées. Difficilement regardables en effet.
    Je n’ai pas compris la phrase qui commence par Dix…

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  2. L’histoire est très belle, mais Dupontel a aussi le talent d’apporter toujours un supplément d’âme par sa mise en scène. L’un des très bons films français de l’année, pour sûr.

    Je vais m’attaquer au bouquin d’ici quelque temps.

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    • Eh bien justement, je n’étais moi-même pas très partant au regard du style Dupontel (un vieux relent de Jeunet qui suintait de la bande-annonce) et ce n’est que sur l’insistance de mon épouse qui souhaitait le voir que j’ai finalement poussé la curiosité. Aucun regret, bien au contraire.

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  3. Un très bon moment de cinéma. Pierre Lemaître a eu confiance en Dupontel. Il a bien fait. Il serait injuste de bouder un tel film. La fin est modifiée par rapport au roman mais, si je me souviens bien, l’expression assassinat aux archives est bien dans le roman, mais je n’en mettrai pas ma tête (de cheval) à couper. La référence à Otto Dix est très pertinente. Allez, au revoir là haut!

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    • Cette adaptation de Dupontel avait pourtant de quoi effrayer au regard de ses précédentes réalisation pour le moins « excessives », et pourtant le résultat est effectivement très bon, et semble séduire même le lecteur du roman que tu es. Preuve d’une réussite.
      Parmi les nombreuses citations artistiques qui parsèment le film, Dix m’est forcément apparu (le lien avec les gueules cassées aussi sans doute) alors que la créatrice des masques rapporte que Dupontel « ne voulait pas aller pour autant dans la noirceur, très en vogue dans les arts plastiques de l’époque, je pense à l’expressionnisme allemand, à Otto Dix, etc… »

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  4. Et bien je vais timidement avancer ma voix peu aimable envers ce film qui est trop encore excessif à mon goût. Ce film est un trop plein et cette histoire de masques ne dit rien. Les masques sont jolis, d’accord, et puis après ? Qu’ont-ils à dire à part doubler des émotions déjà facilement comprises par la situation, annoncées par les dialogues, soulignées par la musique. Les masques ne sont plus un symbole ici. Simplement de quoi amoindrir les expressions. Et à l’acteur, à ses yeux sans visage, Nahuel Perez Biscayart, Dupontel ne laisse plus rien ou se précipitera seulement pour ne pas rater la larme en très gros plan.

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  5. Enfin une voix dissonante se fait entendre dans le concert enthousiaste qui a accueilli ce nouveau Dupontel !
    Excessif est sans doute le propre du style Dupontel qui aime surligneur à l’ecran la rage et la révolte qui l’animent. Je comprends tout à fait qu’on n’y adhère que très moyennement, n’étant moi-même pas très friand de ce type d’epanchements forts en gueule.
    Sur la question des masques en revanche, il me semble au contraire que toute la colère du personnage, sa rancune envers les responsables de la guerre, envers sa famille, est retenue derrière les expressions figées des masques, et ne s’echappe vraiment qu’a travers le regard de l’acteur. Les autres personnages portent eux-aussi les masques grotesques de leurs ambitions, naïveté, bêtise, … cette lecture m’a paru pertinente.
    Et puis comme tu l’as lu, j’ai bcp aimé le rôle de l’escroc Pradelle, ce qui m’a permis d’adhérer au film.

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  6. Énorme coup de coeur pour ce film, surprenant de l’aimer en ayant vu toutes ces modifications par rapport au livre … mais Dupontel réussi à faire son propre portrait de cette histoire. Je suis restée enfermé dans les yeux bleus de Nahuel, qui définitivement me soude à ce personnage touchant et troublant qu’est Édouard Pericourt.
    Ton article est super, bravo.

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    • C’est ça que je trouve magique. Le film arrive à faire « croire » qui ne vient pas d’une histoire déjà racontée. Et c’est d’autant plus troublant quand tu as lu le livre parce que tu sais que c’est faux.
      J’étais en partie angoissée en allant au cinéma parce que, Édouard Pericourt était très clair dans mon esprit et j’avais vraiment peur qu’on me le gâche. Pour Albert comme j’avais vu que Dupontel jouait le personnage j’avais je pense inconsciemment mis son visage sur le personnage.
      Et puis quand il y a une émotion en suspension qui reste comme ça, c’est bon signe. J’ai même eu le sentiment que là je n’avais pas vu le film qu’il n’était pas réel tant à la sortie cela m’a paru être éphémère.
      Je ne cacherais pas que le livre a quelque chose de vraiment à part mais Dupontel a vraiment su faire ce qu’il fallait pour ne pas trébucher.
      C’est gentil hâte d’avoir ton retour sur la lecture de mon article alors.

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      • C’est intéressant cette impression à propos de Dupontel. Je n’ai pas lu le livre mais visiblement le rôle lui sied à la perfection (alors qu’il ne devait pas l’incarner, mais juste réaliser le film). D’ailleurs, je me souviens des propos de Pierre Lemaître lors de la promo qui disait qu’il avait refusé nombre de demandes d’adaptations. Mais quand Dupontel s’est présenté, il a tout de suite accepté. Comme quoi. Bien sûr, le livre a une autre envergure, se permet d’explorer des options différentes. C’est ce qui fait toute la richesse d’une bonne adaptation ciné, c’est de savoir s’approprier le récit pour en faire une œuvre à part entière, et pas un reflet littéral du roman. D’ailleurs, il me semble que la partie au Maroc, qui induit ce long flash-back narré à la première personne, est une création du scénario.
        J’en saurai sans doute un peu plus dès que je serai allé lire ton article.
        A bientôt chez toi donc. 🙂

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