a TOUCH of ZEN

L’incroyable légèreté de lame

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« Quoi ! dix jours pour peindre une montagne !
Quoi ! cinq jours pour faire un rocher !
Eh ! oui ! Le véritable artiste n’aime point qu’on le presse et qu’on le tourmente. »

Vers impromptus, écrits sur une peinture de Ouang-tsaï, Du Fu (712-770)

Au loin, les cimes embrumées d’une montagne verdoyante. Une chute d’eau, une langue de glace, un rai de lumière se fraie un chemin à travers les rues embrumées d’une bourgade frontalière aux confins de l’Empire du Milieu. Soudain, l’envol d’une escadrille de migrateurs accroche le regard vers l’azur illuminé : il aura fallu à King Hu quatre années de tournage pour qu’il obtienne sa «  Touch of Zen ».

Dès les premières images, on se prend à rêver d’apesanteur. Quoi de plus léger qu’un fil de soie suspendu dans les airs ? Quoi de plus agile que l’araignée qui a tissé son piège ? Tel un peintre naturaliste essayant de capter l’essence profonde de ce qui l’entoure (« l’image au-delà de l’image » dit Olivier Assayas), cet amoureux des Beaux-Arts s’incline face à la perfection de la Nature. Mais la fascination mêlée d’admiration qu’elle inspire s’accorde avec le danger qu’elle représente néanmoins dès lors que cette minutieuse architecture remplit son rôle de redoutable piège au service du prédateur arachnide à l’affut. King Hu capture, lui-aussi, à sa manière, notre regard dans un large Cinémascope qui rappelle les riches heures du western italien. Tandis que Leone triomphe en Occident dans des fresques baroques, le réalisateur chinois réfugié à Taïwan entend bien nous narrer, à sa façon non moins opératique, un récit provenant d’un des « contes extraordinaires du Pavillon du Loisir », en ces temps où le tonnerre de la poudre n’avait pas encore remplacé l’acier des sabres, où les pouvoirs de l’esprit permettaient au corps d’accomplir des rebonds prodigieux. Cette façon méticuleuse est pareille à celle de l’artiste qui aura longuement muri son geste avant d’en libérer l’expression sur la toile.

On associe aisément le réalisateur au sympathique Ku Sheng-chaï, peintre et homme de lettres tenant boutique dans la discrète localité de Ching-lu située en bordure de l’Empire Mongol. Sa fonction et son statut d’indépendant l’obligent à vivre chichement dans un quartier désert du village, à deux pas du palais abandonné par l’ancien gouverneur et pacificateur de la région, ultime ombre de l’autorité disparue. De cet endroit abandonné aux caprices de la nature surgissent néanmoins des plaintes lorsque la brise s’engouffre dans les coursives vides de toute âme qui vive. C’est pourquoi, lorsque Ku, intrigué par un bruit suspect provenant du bâtiment supposément déserté de longue date, se pique d’explorer les vestiges du lieu, on se croit volontiers plongé dans une de ces fameuses « Histoires de Fantômes Chinois » dont se souviendra à son tour Tsui Hark des années plus tard. « Les fantômes n’existent que dans la mesure où on y croit » rétorque le confucianiste Ku à ce bien curieux visiteur dont il tire le portrait au début du film, une manière pour King Hu de nous inviter à vérifier dans les ténèbres s’il ne s’y dissimule quelque mystère à résoudre. L’obscurité qui envahit l’écran n’est alors trouée que par les teintes bleutées que la lune projette à travers les nuées ou par le chaud halo de ce lampion qui fouille les ténèbres en quête d’un signe de vie.

La primauté de l’image sur le dialogue voulue par le metteur en scène (« le Zen ne doit pas être démontré par des paroles » disait King hu), ainsi que les vertus dont il fait montre imposent un respect indéniable : accélérant ou ralentissant le tempo à son gré à grands renforts de plans de coupe, de zooms et de travellings puissants, King Hu fait de sa caméra un pinceau qui calligraphie l’espace, faisant montre d’un talent qui suscitera éloges et hommages de la part de ses multiples disciples. On ne compte plus en effet les forêts de bambous transformées en arènes de combats aériens, qu’elles opposent « Tigre et Dragon » ou cherchent à percer le « secret des poignards volants », autant d’œuvres magistrales et impressionnantes qui sont venues puiser dans l’art de King Hu la magie de la mise en image et une spiritualité de tous les instants. Récemment même, le maître Hou Hsiao-hsien payait son tribut au « géant exilé » (comme le surnomma Olivier Assayas) à travers son sublime « the Assassin ».

Cette obscurité intranquille qui règne sur les lieux après le coucher du soleil, dissimule en vérité des intrigues de cour, des manigances politiques, un front de résistance dont le scénario nous invite rapidement à épouser la cause. King Hu s’en va donc débusquer les intrus dans la veille : qui se cache sous les airs débonnaires d’un apothicaire ? Que sait-on vraiment de cet aveugle diseur de bonne aventure ? Et les traits agréables mais oh combien farouches de la voisine ne seraient-ils pas ceux d’une « fille poursuivie » (comme le laisse entendre « Hsia nu », le titre du conte ici adapté) par toutes les polices de l’Eunuque. Lu, Shih et madame Yang (confiés aux trois acteurs qui firent le succès du film précédent « Dragon Inn ») seront ainsi poussés à prendre les armes pour défendre une juste cause, tout en offrant l’opportunité à Ku, et à King Hu par voie de conséquences, l’occasion d’apporter la preuve de leur utilité sociale. Le premier va ainsi pouvoir mettre sa science et sa stratégie acquise dans les livres au service du mouvement dissident Tong-li venu se tapir dans l’ombre du palais endormi. Le second va déployer des trésors de mise en scène afin de nous divertir grâce à cette affaire qui mélange histoire politique et esprit bouddhique, qui fera primer l’ingéniosité de l’âme sur la force brutale. Les évènements les plus improbables sont alors rendus possibles, soit par la force de persuasion du metteur en scène ou bien à la faveur de la nuit lors d’une embuscade savamment préparée. Ku rira de bon cœur de ce subterfuge avant de découvrir le massacre qu’il a finalement engendré. Les réjouissances de la victoire se parent donc bien vite du masque du dégoût face à l’étendue du désastre qui en présage d’ailleurs d’autres.

Bien qu’habité par la grâce du Wu xia, King Hu tient à tracer les limites du pouvoir des armes qui, à elles seules, ne peuvent venir à bout de l’injustice et de l’immoralité. Il préfère quérir le salut au monastère, là où l’art martial se prévaut du respect d’autrui, où l’on prêche la non-violence et le détachement des passions. « Touch of Zen » atteint l’apogée de sa raison d’être dans la seconde moitié du récit qui montre l’intervention bienveillante du moine Hui-yuan et s’achève sur sa transfiguration en Bouddha venu châtier les impurs. Ecrite et achevée lors du tournage de la première partie du film, elle parachève cette fresque au long cours, non sans trahir certaines contraintes de production qui porteront préjudice à la carrière commerciale de ce film ambitieux. « Touch of Zen » témoigne pourtant de la méticulosité hors-norme d’un génie à l’œuvre qui a permis à un genre très codifié d’obtenir enfin ses lettres de noblesse.

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16 réflexions sur “a TOUCH of ZEN

  1. Que de souvenirs… J’ai plus ou moins eu la même expérience que Quentin Tarantino avec ce genre de film et j’en ai vu un sacré paquet lorsque j’étais bien plus jeune. Il y en a un qui m’avait marqué, mais dont je ne me souviens plus du titre, un film dans lequel un moine shaolin passe par un entraînement qui se finit par un passage le long d’un couloir étroit parsemé de boxer mécanique, en bois. Peut-être te souviens-tu de ce film ?

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  2. Magnifique. Peut-être le plus beau des wu xia pian. Un film qui donna au genre ses lettres de noblesse comme tu dis. Tu as bien raison d’en parler. Je me souviens encore du très beau prologue serein qui fait chanter la nature et de cette fin si particulière aux images inversées où Bouddha apparait. Je ne pense pas que Tarantino ait compris grand chose au film vu la violence des siens, mais bon… Goran, pour les boxeurs mécaniques, c’est nécessairement un film de Liu Chia-Liang avec Gordon Liu (qui sont très différents par l’esprit de King Hu). J’aurais dit comme Princecranoir La 36e chambre de Shaolin, mais j’en ai vu un paquet à une époque et je les confonds un peu tous. Si ce n’est pas celui-ci, peut-être Les 8 diagrammes de Wu-Lang (le meilleur des Liu à mon avis).

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  3. Aïe ! Je ne crois pas que ce soit lié à son âge (pas si avancé que ça, d’ailleurs), mais j’étais totalement passé à côté du film lors de sa diffusion télé. Il faudrait que je le revoie sur grand écran, sans doute, pour mieux le comprendre et l’apprécier.

    Il faut reconnaître qu’à ce stade, je préfère les films dont tu dis qu’ils sont issus de l’imagination des disciplines de Maître Hu. Mention spéciale pour « Tigre et dragon », qu’il faudra que je revois un jour pour qu’il trouve sur mes Bobines la place qu’il mérite depuis toujours. Bon, au moins un autre Ang Lee devrait le précéder, mais c’est une autre histoire…

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    • Je me souviens de l’avis mitigé que tu nous avais fait partager dans la chronique de ton blog. S’il n’égale pas à tes yeux la flamboyance de ses descendants plus modernes, il a au moins le mérite d’avoir apporté un peu de poésie dans un genre destiné à l’exploitation d’un genre très codifié.
      Je pense qu’une autre vision sur grand écran s’impose néanmoins !
      😉

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  4. Re-bonsoir Dasola,
    Tu n’es pas seule à avoir ressenti cette langueur que je ne trouve néanmoins pas monotone. Son caractère bancal laisse quoiqu’il en soit ressentir les difficultés de production dont l’intransigeant King Hu a été victime.
    J’irai bien sûr (re)lire ton avis.
    Merci de ton passage par ici.

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