Les HEURES SOMBRES

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« Tout homme naît et se forme pour une grande heure de sa vie. C’est la plus belle heure de Churchill que je dirai. Et sa plus belle heure a été la plus belle heure d’Angleterre. Ce sera sa gloire. Dans le granit des âges et l’amour des générations, il apparaîtra prophète d’Angleterre, prophète de la plus belle heure d’Angleterre, Churchill d’Angleterre. »

Albert Cohen, écrits d’Angleterre.

Tenir bon. S’il y a bien un homme qui a incarné, aux heures les plus pénibles de la Seconde Guerre Mondiale, cet idéal à l’échelle d’une nation c’est bien Winston Churchill. « Les heures sombres » sont, pour le réalisateur britannique Joe Wright, celles qui couvrent ce mois de mai 1940, alors que la botte nazie marche sur l’Europe de l’Ouest et s’apprête à écraser la quasi-totalité de l’armée anglaise confinée dans la poche de Dunkerque. Tandis que le soldat Nolan s’occupe de la logistique du rapatriement, Wright se charge des négociations à la Chambre. Une chose est sûre, pour tous les deux, le temps presse car les Allemands sont à leur porte.

Le calendrier défile à l’écran, les jours s’enchaînent à mesure que la menace devient pressante. Les mauvaises nouvelles affluent, les choses ne tournent pas comme prévu. Le « peintre en bâtiment » aura tôt fait d’imposer ses vues sur tout un continent. L’Histoire est connue, Christopher Nolan l’a brillamment remise au cœur du champ de bataille en lançant ses avions, navires de guerre, et surtout toute une flotte de bateaux de pêche voguer au secours des boys du BEF en détresse sur le sable de « Dunkerque ». « We shall fight » avait alors lancé le Premier Ministre britannique dans son discours fort en anaphores. Mais avant d’aboutir à cet acmé historique, cette exhortation à bomber le torse face à un ennemi plus arrogant que jamais, il aura fallu lutter contre des vents politiques contraires, et faire taire les éminences du doute. « Garde tes amis près de toi, et tes ennemis plus près encore » préconisait « le Parrain » de Mario Puzzo. Churchill, qui préfère néanmoins citer Horace et Cicéron, l’avait bien compris en invitant ses vieux rivaux du parti à siéger auprès de lui dans la War Room aménagée dans les sous-sols de la capitale.

En nous entraînant avec elle dans les profondeurs, la caméra de Joe Wright asphyxie à dessein l’air ambiant, nous précipite vers une « Chute » qui pourrait presque ressembler, avec ses murs en béton, son bruit sourd de ventilation, ses immenses cartes qui n’ont plus de solution à proposer, à celle vécue par le dictateur ennemi dans un autre film signé Hirschbiegel. Heureusement, les vieux cours d’Histoire viennent à notre rescousse, nous rappelant que l’Angleterre, certes acculée à cette époque, n’en arrivera jamais à une telle extrémité. Néanmoins, en cloisonnant l’imposante silhouette du leader anglais, en enfermant dès qu’il le peut le vieux lion dans une cage (d’ascenseur) ou autres espaces exigus (une cabine téléphonique, une petite fenêtre percée dans une porte, l’intérieur d’une voiture), la mise en scène l’isole, pour mieux le rendre vulnérable. Wright le mâte à sa façon. Avec la complicité du brillant chef opérateur français Bruno Delbonnel, il le plonge dans une demi-obscurité qui va fissurer ses convictions et étouffer ses rugissements. Il faut le voir avec ce regard perdu que le comédien Gary Oldman lui prête malgré l’imposant maquillage qui lui fut imposé afin de retrouver les traits du grand homme.

La performance est proprement éblouissante, allant bien au-delà de la posture attendue (à base de gros cigares, d’alcool fort, de bons mots lâchés à l’emporte-pièce et de double doigt d’honneur faisant le V de la victoire), d’autant plus remarquable que la plupart du temps, malgré les efforts de contrefaçon des maquilleurs (sous la houlette de Kazuhiro Tsuji, l’homme qui savait vieillir Brad Pitt pour « Benjamin Button »), il n’oublie pas d’interpréter plutôt que d’imiter, loin de ces mauvais pantins qui se contenteraient d’être le sosie de l’homme célèbre. Il faut le voir chercher le chat sous le lit, se reposer front contre front sur sa dulcinée, mais aussi se montrer plus friable face aux Judas de son propre parti, à deux doigts de capituler. Ronald Pickup et Stephen Dillane auront la lourde tâche de supporter respectivement la pusillanimité de Neville Chamberlain (le « Peacemaker » de 38, qui lui avait valu cette fameuse phrase attribuée à Churchill : « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre ») et la veulerie de Lord Halifax (qui partageait le goût de la chasse avec l’infâme Goering), partisans d’une paix à bon marché par le truchement du fasciste fanfaron Mussolini.

Dans les coulisses de la grande Histoire, le scénario de « the darkest hour » (autrement dit, l’heure « la plus » sombre) se faufile, quitte à prendre certaines libertés. Le soutien populaire que trouve Churchill dans une rame de métro n’est qu’affabulation de scénariste et pourtant cette scène dit bien l’opinion du peuple londonien à l’égard de son charismatique chef du gouvernement. Ce Churchill de salles obscures pourra compter aussi sur le soutien de jolies femmes, souvent dévouées, à commencer par sa légitime Clemmie, drapée dans une merveilleuse dignité par la formidable Kristin Scott Thomas, ou bien encore sa jeune secrétaire Elizabeth Layton (un peu en avance sur la chronologie historique) confiée à l’interprétation de la charmante Lily James (déjà aperçue en comtesse tolstoïenne ou dans les couloirs de Downtown Abbey). Et le scénario n’oublie pas la part qui revient au roi bègue George VI (Ben Mendelsohn héritant ainsi d’un autre Empire après « Rogue One ») nouant en quelques scènes parfaitement choisies (notamment un repas savoureux) le lien qui unit les deux grands hommes d’Histoire.

S’il maîtrise parfaitement ces scènes d’intérieur, ces joutes orales intenses dans l’étroitesse et la pénombre des lieux de confinement, Joe Wright n’a pas totalement délaissé ses démons esthétiques en voulant prendre une distance un peu trop illustrative et inutilement spectaculaire (comme lorsqu’il surplombe le front ou les routes de l’exode). L’essentiel s’en tient néanmoins à nous montrer qu’au-delà de la sueur, du sang et des larmes, et sous l’apparat des discours qui ont marqué l’histoire, sous la peau dure du lion rugissant, il y avait un homme rongé par le doute, terrifié par la responsabilité d’une décision susceptible de précipiter tout un peuple à sa perte. « Mon boulot consistait donc à faire descendre Churchill de son socle et le regarder en face, comme un être humain et un semblable. » explique le réalisateur. Parfait supplément historique au vibrant « Dunkerque » de Nolan, « les heures sombres » est aussi un très beau complément biographique à la série « The Crown », qui dit beaucoup sur ce peuple insulaire à la fière singularité.

DARKEST HOUR

29 réflexions sur “Les HEURES SOMBRES

  1. J’ai vu dernièrement Gary Oldman dans une interview en France et il m’a semblé être dans une forme éblouissante, ce qui faisait vraiment plaisir à voir ! Il était, il y a de nombreuses années, l’un de mes acteurs préférés mais il s’était un peu perdu en chemin depuis lors. J’espère qu’il signe ici un retour digne de son talent, même si le rôle/maquillage/personnage/prestation attendus font un peu peur, mais tu sembles avoir été convaincu par son interprétation. J’en profite pour te souhaiter le meilleur pour l’année nouvelle 🙂

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    • Je te souhaite à mon tour plein de belles choses pour 2018.
      Ordinairement pas très friand de performance à prothèse, j’étais moi-même dubitatif, surtout entre les mains d’un réalisateur parfois un peu lourd en effets. Je ne dis pas qu’il n’y a aucune lourdeur dans le film (je passe c’est vrai rapidement dans mon texte), mais la tonicité des échanges parfaitement mis en scène, et surtout, encore une fois, la qualité de l’interprétation, m’ont agréablement surpris.

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      • Je n’ai pas du tout cette image de film ampoulé pour Raison et sentiments que j’avais en fait beaucoup aimé. Mais on ne peut pas dire la même chose de Reviens-moi et Karenine, qui sont pour le coup chacun à sa façon très pudding en effet. Hanna dans un autre genre m’avait bien plu, sorte de Nikita réussi et donc bien plus enthousiasmant.

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          • Je rejoins Benjamin, je te conseille également Hanna, avec la jeune actrice Saoirse Ronan, que je suis attentivement depuis plusieurs années, tant elle me semble très prometteuse. Elle était excellente dans Byzantium de Neil Jordan.

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            • Et paf ! A peine le temps de saluer le talent de la donzelle qu’elle se voit récompensée elle-aussi d’un Golden Globe (pour son rôle dans « Lady Bird ») !
              Je prends bonne note de vos conseils avisés. j’avoue n’avoir eu jusqu’ici en tête que sa prestation dans le très dispensable film de Peter Jackson « lovely bones ».

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              • Lovely Bones n’était pas terrible,effectivement. Tu m’apprends cette excellente nouvelle ! Et je lis plus bas que Gary Oldman a été récompensé également. Je suis ravie, car j’aime beaucoup les deux 🙂 Par contre, je savais que Guillermo Del Toro avait eu son prix, alors là, je l’attends avec impatience ce film-là !

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  2. J’ai aimé l’énergie et les quelques libertés (le métro) aèrent un peu le propos. Un très bon film sur ces quelques jours décisifs. Hélas je n’ai pu le voir qu’en VF, ce qui, pour un film qui priviégie le « discours », est particulièrement gênant.

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    • L’énergie est en effet une caractéristique importante dans le film, à commencer par celle que dégage le personnage principal.
      Mais c’est effectivement regrettable de n’avoir pas eu la possibilité de voir le film en VO, d’autant que Gary Oldman fait l’effort d’épouser la prosodie du vieil amateur de Havanes.

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  3. « Parfait supplément historique au vibrant « Dunkerque » de Nolan » ce sont également les propos d’un de mes collègues. J’espère néanmoins que cette biographie du Lion britannique saura davantage m’enchanter que l’entreprise de dé-reconstitution de l’opération Dynamo menée par Nolan.

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    • Si formellement, le film de Wright s’apparente à un Biopic historique des plus classiques (dépourvue de toute véritable expérimentation formelle semblable à l’entreprise de Nolan), et pourtant l’intensité de l’interprétation et la qualité du scénario lui procurent une plus-value émotionnelle intense qui en aura bluffé plus d’un, moi le premier.
      Tu peux aisément tenter le coup, quand bien même les naufragés de Dunkerque t’auraient-ils laissé de marbre. 😉

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  4. Pas mon préféré de ceux que j’ai vu de Joe Wright (il me reste encore à voir Le soliste), mais un film de qualité. Il réussit à rendre ce parcours comme une course-poursuite contre le temps. D’où l’utilisation régulière des dates qui défilent comme l’heure sur un réveil. Gary Oldman est tout de même très reconnaissable malgré le maquillage et il s’avère plutôt bon. Wright manie assez bien l’humour et le drame dans une époque catastrophique.

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    • Il y a en effet une certaine urgence prégnante dans ce film qui lui procure cette énergie largement relayée par la prestation de Oldman. Je suis content de voir que je ne suis pas seul à percevoir encore l’acteur sous le maquillage. C’est à mon avis un très bon point du film.
      Un autre « Churchill » plus ressemblant avec Brian Cox est sorti l’an dernier (le contexte était alors celui du DDAY me semble-t-il) mais je ne sais pas trop ce qu’il vaut.

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