3 BILLBOARDS, les panneaux de la vengeance

Missouri burning

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« On doit équitablement supporter la faute qui consiste à survivre à ceux qu’on aime. Survivre est un acte dont nous nous rendons coupables envers eux. Les fantaisies de la mort ne peuvent être plus étranges que les fantaisies de la vie. Survivre est peut-être la plus étrange de toutes. »

Eudora Welty, la fille de l’optimiste, 1969.

Les mots sont écrits en grosses lettres capitales, en noir sur rouge : « violée pendant son agonie, et toujours aucune arrestation, comment cela se fait-il, chef Willoughby ? » Curieuse publicité que cette apostrophe affichée au vu et au su des braves gens des environs de Ebbing, Missouri sur les « 3 billboards » saisis par le regard acéré d’un Britannique de passage nommé Martin MacDonagh.

Au journal Positif, le réalisateur et scénariste raconte : « Il y a de cela vingt ans, j’ai traversé les Etats-Unis en bus. En Géorgie (à moins que ce ne soit en Alabama ou au Mississippi), j’ai vu des panneaux très similaires à ceux que loue Mildred : il y avait un message, de la colère, une attaque contre la police, il était question d’un crime. » L’image a donc fait son chemin. Et à l’heure où le peuple américain semble plus que jamais fracturé, il revient sur les lieux du drame (ou dans les environs) afin de démêler le fond de l’histoire, arracher les racines du malaise qui ronge ces petits coins d’Americana au décor de carte postale. Il est vrai que la petite route qu’emprunte Mildred pour rentrer chez elle ne semble plus conduire nulle part. Comme si quelque chose s’était interrompu, faisant de sa maison isolée dans les écarts de la ville fictive d’Ebbing, une sorte de cul-de-sac oublié. Une « dead end » disent les anglo-saxons. Les trois grands panneaux délabrés qui bordent le trajet que chaque automobiliste devait autrefois emprunter pour rejoindre la highway témoignent de cette déshérence, leurs slogans vantant naguère les mérites d’un énième produit destiné à rendre plus belles nos vies de consommateurs patentés n’étant désormais plus lisibles pour personne.

Trop de mauvais souvenirs jonchent le bas-côté de cette route aujourd’hui déclassée. En arrêt face à ce constat tragique et pathétique, Mildred Hayes, l’âme meurtrie par le deuil d’une fille atrocement assassinée à quelques pas de chez elle, enfile son battle dress et repart au combat, « on the road again». « Je fais super bien John Wayne » se vante Frances MacDormand qui campe sa Mildred Hayes comme une sorte d’Ethan Edwards à la recherche de sa « Prisonnière du Désert ». A Ebbing comme ailleurs, « Time’s up » donc pour fermer sa gueule, finissons-en de l’abattement général, du fatalisme et de la résignation. Et même si elle en a perdu le sourire à jamais, il est temps pour Mildred comme pour d’autres d’écrire en grand ce que beaucoup pensent tout bas. Dans le film, même un mort aura pris le temps de saisir sa plume pour remettre les pendules à l’heure, message posthume émouvant et plein de sagesse qui permettra aux uns et aux autres de repartir du bon pied.

Malgré ses contreforts verdoyants, le Missouri que filme MacDonagh est un Sud en Noirs et en Blancs, un coin qui fait encore dans la différence. « No country » pour les homos, les rouquins et autres gens de petite taille. Là-bas, on ne doit plus dire que les flics passent leur temps à torturer les nègres plutôt que d’enquêter sur le meurtre d’une jeune fille, on doit dire qu’ils passent leur temps à torturer « les personnes de couleur ». C’est en tous cas la ligne de défense de l’officier Dixon incarné par un magistral Sam Rockwell, adjoint fidèle et zélé du fameux Shérif Willoughby qui ne pouvait mieux correspondre à cette vieille mule sudiste de Woody Harrelson. De ces deux parangons de rednecks en uniforme, l’un porté sur la dive, l’autre amoureux de ses chevaux, Martin MacDonagh  n’a pas forcément l’intention de faire deux salopards à abattre, désignés à la vindicte du spectateur sur les panneaux brandis par une mère en colère. La vie se charge en effet de faire souffrir chacun d’eux à sa manière, à conduire les uns et les autres à regretter des choix hasardeux. Si Bill Willoughby semble avoir trouvé le bonheur auprès d’une femme bien plus jeune (et on le comprend, quand elle est interprétée par la mimi Abbie Cornish), ce n’est pas forcément le cas pour l’impulsif Charlie, l’ex de Mildred, qui s’est entiché du physique juvénile d’une cruche à peine majeure ramassée dans un zoo.

L’atmosphère pesante qui règne dans la vallée d’Ebbing s’en trouve ainsi allégée par quelques traits d’humour involontaires de ces personnages secondaires maladroits mais sympathiques. On retrouve là la touche « Pinteresque » qui faisait déjà de « Bons baisers de Bruges » un film de tueurs un peu à part, et que MacDonnagh, dramaturge autant que cinéaste, aime à glisser dans l’écriture de ses scénarios. Bien sûr, ce portrait d’une Americana cabossée à l’accent drolatique, et plus encore la présence à l’écran de Frances MacDormand et de Woody Harrelson, à laquelle s’ajoute la photo de Ben Davis (émule de Roger Deakins) et les guitares de Carter Burwell (une country façon western qui s’accorde à merveille avec les incursions mélancoliques de Townes Van Zandt ou poing tendu à la Joan Baez), renvoient immédiatement à la figure tutélaire bicéphale des Coen. Mais à y regarder de plus près, cette petite famille de sudistes ayant grandis dans ce vase clos de l’Amérique profonde pourrait bien lorgner davantage sur ce petit chef d’œuvre altmanien qu’était « Cookie’s Fortune ». Tel le grand portraitiste américain, MacDonagh ne cherche à faire du tort à personne, et si la colère et l’amertume tourne parfois à des accès de rage incontrôlée (l’hôpital local semble parfaitement équipé pour soigner les défenestrés et les grands brûlés), jamais elle ne vire à la haine viscérale. Ni bons ni mauvais, chacun a ici ses raisons, défend son droit dans le pur esprit des valeurs du pays, seuls les étrangers (venus de l’Idaho par exemple) pourraient bien avoir vraiment des choses à se reprocher.

Fort de ces valeurs, MacDonagh se laisse néanmoins déborder par certaines situations qui altèrent la bonne tenue générale de son film : Incendier un poste de police ou tabasser à mort un innocent ne semblent pas être des faits particulièrement préjudiciables, ou bien prendre la route de la vengeance les armes à la main à la Peckinpah ne donne pas matière à un cas de conscience digne d’intérêt (« on se décidera en chemin » fait-il dire en guise de pirouette). Un postulat qui légitime néanmoins « les panneaux de la vengeance », abominable sous-titre français qui voudrait faire de « 3 billboards » le revenge movie qu’il n’est sûrement pas. Qu’on se le dise et répète, afin d’éviter de tomber dans le panneau.

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39 réflexions sur “3 BILLBOARDS, les panneaux de la vengeance

  1. Très bon film, mais je trouve que le genre ainsi que le style commence à être un peu trop standardisé… Il y a dix ce type de film était novateur dans le paysage cinématographique américain, mais c’était il y a dix ans… Enfin bref, je chipote, car j’ai malgré tout aimé…

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    • Tu as raison, après Nichols, Coen, MacKenzie, Sheridan, Granik, Gordon Green et j’en passe, beaucoup se sont emparé de ce Sud esseulé, souvent avec talent, il faut bien le dire. MacDonagh n’en manque pas, et tente d’ailleurs d’apporter une variante cocasse pas déplaisante. Quelques ratés m’empêche de le mettre au pinacle néanmoins.

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  2. ‘Que le bien-être du peuple soit la loi suprême’ annonce la devise de l’état …. Pas tout le peuple d’après Dixon, faut pas déc.. quand même 😦
    Un poil déçu au final, en deçà de me espérances les 3 panneaux.

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    • En effet, pour Dixon, tout dépend qui est inclus dans « le peuple » 😉
      Comme toi, un peu déçu par cette Americana poussée dans ses retranchements, là où un autre briton comme MacKenzie sait nous cueillir émotionnellement.

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  3. Assez d’accord avec les bémols apportés dans ta chronique et les commentaires avant le mien.

    En fait, en y réfléchissant, j’ai plutôt le sentiment que McDonagh s’est offert un joli film « à la manière de » et pas vraiment un film 100 % personnel. Après, je peux aussi comprendre la démarche d’un réalisateur européen qui a l’opportunité de tourner en Amérique, mais ça reste pour moi un peu en deçà des modèles (ou supposés modèles).

    Je continuerai toutefois de surveiller les films de ce Briton en goguette, sachant que, mine de rien, j »ai vu les trois premiers.

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    • Certes le film fait songer à nombre de ces prédécesseurs qui ont su traduire à l’écran, chacun à leur manière l’âpreté de la vie dans le Sud. Malgré cela, il me semble tout de même que « 3billboards » est porté par le style de son auteur, avec ses qualités et ses défauts. Sans doute pas son meilleur, là dessus on est d’accords.

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  4. La fin ne m’a pas trop convaincu car laisse un flou absolument total sur l’issue du film. Quant au reste, particulièrement convaincu par ce film politiquement incorrect, qui dézingue tout le monde avec un mélange délirant d’humour noir et de malaise.

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  5. Je partage ton point de vue (pas très originale hein). Dis donc, très intéressante cette citation. Eudora Welty ? Mais qui elle est celle-là ? Quoi qu’il en soit, je m’empresse de noter cette référence 😉

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      • Merci pour ces précisions. Flannery O’Connor est effectivement déjà plus connue chez nous. Je ne résiste pas à citer Carson McCullers (Reflets dans un œil d’or, Le cœur est un chasseur solitaire, Frankie Addams, tous les trois adaptés au cinéma). Plus mélancolique, ne faisant peut-être pas partie des influences littéraires de ce film mais ayant quelques thématiques communes. Très curieuse de découvrir Eudora Welty en tout cas !

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  6. Quand on est embarqué ainsi je massieds poliment sur les réserves. Mais je sais que vous êtes une bande de chipoteurs qui modèrent souvent leur enthousiasme 🙂

    Cela dit… chipotons… j’ai moi aussi trouvé que tabasser un jeune homme ou foutre le feu à la cambuse (quoique là il y a une mini enquête il me semble) manquait cruellement d’impunité.

    Pour moi la dernière phrase signifie qu’ils vont s’humaniser, se détrumpiser en chemin… Mais ce doit être faire preuve de beaucoup d’optimisme en l’espèce humaine.

    Je pense que Sam Rockwell peut faire de la place sur sa cheminée.

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  7. Moi, je ne mets aucune réserve. Je ne dois pas être de ces chipoteurs. Je me suis fait embarqué par l’histoire et comme j’ai la bonne couleur, j’en suis sorti indemne. J’ai même ri, certes un peu jaune, mais dans ce sombre fait divers, les dialogues sont là pour apporter le côté divertissant au film. Et quand on me propose la guitare de Van Zandt, moi, je ferme les yeux, et je me retrouve dans ce sud peuplé de ploucs et de flics racistes et homophobes.

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    • Moi aussi j’ai ri (la cruche m’a fait rire, j’avoue), et j’ai même jubilé quand la Frances balance des coups de lattes sans discrimination à la sortie du lycée. C’est vrai que, quand on dégaine le Van Zandt, le film a tout de suite de l’allure. Mais bon, ici c’est pas Comancheria quand même. C’est aussi une arme facile, un peu comme les gens de la FEMIS qui claquent un NIck Drake pour se pâmer de mélancolie.

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  8. J’avais trouvé Bons baisers de Bruges hilarant et mélancolique à la fois. Là, je repense à Colin et je me remets à pouffer. Ici il essaie d’être plus méchant Mais finalement n’y arrive pas (J’aurais attendu en vain que Sam flingue sa génitrice) C’est sans doute pour cela qu’il laisse la fin ouverte pour qu’on ne condamne pas totalement ses personnages. Tant pis.
    Woody est merveilleux et je déborde d’amour pour Frances McDormand

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  9. Bonjour Princecranoir, merci pour ta critique somme toute positive. Mais entre The Shape of Water et Three Billboards, j’ai préféré Phantom Thread, l’autre grand oublié des Oscar. Three Billboards raconte une histoire qui manque un peu de subtilité dans des scènes comme celle de l’incendie du poste de police. Je l’ai trouvé un peu « too much ». Bonne fin d’après-midi.

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    • Bonjour Dasola. Comme tu l’as lu, j’ai tiqué au même endroit. « 3 billboards » n’en reste pas moins un film fort d’une interprétation remarquable. « Phantom Thread » sera la prochaine étape de mon périple cinématographique du moment.

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  10. Pas le fameux chef-d’oeuvre annoncé. Plus le temps passe, plus je trouve le film « perfectible » on va dire. Mais bon, ça reste tout de même très bien foutu, et je suis contente pour les Oscars de Frances et Sam (ouais, je les appelle par leurs petits noms, je les aime trop).

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  11. Pingback: [Rétrospective 2018/1] Le tableau étoilé des films de Janvier par la #TeamTopMensuel | Les nuits du chasseur de films

  12. Et voilà 5 semaines après, me voilà. Quand tout le monde a décampé d’Ebbing, j’arrive enfin ! Mais je crois qu’il n’y a plus grand chose à voir ou à penser, un peu comme ces films coup de poing qui sonnent ou marquent un peu, mais qui se vident vite une fois la torgnole envoyée.

    Il reste les acteurs excellents et les quelques minutes façon western qui me font me réenfoncer au mieux dans mon siège.

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    • La faute à un script quelque peu erratique mais compensé, comme tu le dis, par une interprétation habitée. On gardera sans doute en mémoire davantage l’affrontement Hayes/Dixon, voire la triste fin du Sheriff Willoughby, un peu moins de ce qui se trame autour.

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  13. Je viens de découvrir ce succédané de Coen. Un bien solide « polar », qui pâtit néanmoins de quelques longueurs (toutes retranchées dans la seconde moitié du film) et de ce regard sur des personnages qui, à cause d’un réalisateur qui se laisse grisé par sa volonté de ne pas les présenter comme des individus affreux sales et méchants, finissent par devenir bien trop bons.

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