La FORME de l’EAU

L’effet aquatique

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« J’ai vu ce film (The Creature of the Black Lagoon) un dimanche après-midi à la télévision quand j’avais environ quatre ans, et le Gill-Man n’a pas cessé de me hanter depuis. »

Guillermo del Toro

Il y a des millions d’années, les premiers êtres vivants avaient des fonds marins fait leur royaume. Puis, l’être humain a émergé, et a dominé, quand d’autres ont préféré rester tapis, oubliés dans les profondeurs, et s’éteindre doucement. Peut-être. Car si on jette un œil au-delà des vagues, si on trouble le miroir de nos étendues d’eau, on pourrait distinguer quelques vestiges, apercevoir, comme l’a fait Guillermo del Toro, dans « la forme de l’eau », la trace de nos origines.

Dans les rêves du réalisateur, sous la surface fluide se dissimulent bien des fantasmes. Des êtres sans nom qui s’apprêtent à envahir le monde (« Pacific Rim ») ou au contraire des amphibiens sympathiques tout prêts à nous prêter main forte (Abe Sapien, l’allié fidèle de « Hellboy »). Par la magie de son cinéma, c’est un monde perdu qui refait surface, celui de sa jeunesse, des monstres Universal, des envahisseurs venus de « outer space » (ou de l’autre côté du Rideau de Fer), des créatures tentaculaires qui vous sautaient au visage pour vous arracher vos lunettes polarisées. C’était la grande époque du Gill-man, « Creature of the Black Lagoon », chaînon manquant qui hantait les lagons amazoniens aux dires du producteur William Alland. Del Toro s’est pris de passion pour cette étrange tête de thon aux doigts palmés. Il en a fait son monstre préféré, collectionnant tous les jouets, objets et accessoires de production ayant trait à cette figure antédiluvienne fascinante. Une séquence du film de Jack Arnold en particulier l’a marqué : « la séquence où la créature nage sous l’eau, avec Julie Adams juste au-dessus. Pour moi, cette image contient toute la poésie et la grâce d’un grand moment de cinéma fantastique. (…) Cette scène symbolise pour moi, plus que toute autre, le concept d’une histoire d’amour impossible. »

Quelques brasses coulées plus tard, Guillermo del Toro ressuscite la Bête (et sous le maquillage, le fidèle Doug Jones) et lui met dans les bras une Belle incarnée par une merveilleuse Sally Hawkins. Pas question d’en faire une scream queen affolée au moindre surgissement du monstre, il l’imagine au contraire muette et discrète, mais curieuse. Elle est aussi une insignifiante « balayeuse de pisse et ramasseuse de merde » dont on oublie jusqu’à la présence dans les couloirs aseptisés d’un centre de recherche spatiale. De leur rencontre del Toro imagine un conte charmant, celui d’un prince crapaud tombant amoureux d’une princesse aphone. Au vert futuriste, il préfère le bleu de la romance tragique, celui des eaux sombres et profondes qui abolissent toute différence. L’apparence physique n’a plus d’importance, seuls les gestes comptent. La langue des signes sera naturellement celle de l’amour. C’est le passé qui les réunit : elle, jeune femme anachronique comme échappée d’un film muet, lui, dernier représentant d’une vie aquatique préhistorique, dieu du fleuve pêché dans quelque mythologie antédiluvienne. Ils sont miscibles comme deux gouttes d’eau.

Leur belle idylle sonne comme une revanche (elle est d’ailleurs très semblable à « Revenge of the Creature », suite du fameux classique qui marqua le réalisateur), celle des rebuts de la Nature contre les conquérants de l’évolution, les hommes du futur. La petite souillon Elisa Esposito a pour voisin d’appartement un certain Giles (Gill ?), un vieux publicitaire homosexuel au talent périmé. Son joli coup de crayon rappelle celui de Milicent Patrick, celle-là même qui créa jadis le design de « l’homme aux branchies » du film de Jack Arnold. Tous deux vivent au-dessus d’une salle de cinéma et quand parfois ils s’évadent en quelques claquettes chipées dans des comédies musicales en Noir et Blanc, se joue sous leurs pieds le drame biblique d’une épopée en Technicolor. Pas de doute, Guillermo del Toro a gonflé ce film de tout son amour du septième art, ayant à cœur de renflouer les épaves de ces vaisseaux de prestige qui dorénavant dorment dans les abysses cinématographiques.

Lorsqu’Elisa rejoint la cohorte des sans-grades qui passent la serpillère, elle y retrouve des femmes de couleur ou des immigrées ayant passé le Rio Grande. Une population qui n’existe guère aux yeux de l’Amérique blanche, civilisée et fière de l’être dont le colonel Strickland serait l’emblématique représentant. Michael Shannon interprète à la perfection cet effrayant spécimen d’humanité, ce Cortez du labo 4, imperméable à toute forme de compassion, d’empathie et même d’amour, l’incarnation d’une civilisation qui pourrit aux extrémités. Aveuglé par ses certitudes et confis dans sa superbe, il devient si repoussant qu’il finit par devenir à son tour un monstre pathétique. Pour lui, la créature capturée « dans un fleuve boueux d’Amérique du Sud » n’est qu’une insignifiante espèce primitive que l’on peut maltraiter puis jeter avec l’eau du bain. Tout juste une curiosité monstrueuse, et surtout un « atout » (« the asset » en anglais), un coup d’avance sur les Russes.

C’est à Baltimore, cité côtière (et ville natale de William Alland), et en pleine Guerre Froide que Guillermo del Toro a choisi de planter le décor de son film. A la romance en eaux troubles, s’ajoute un climat de paranoïa ambiante, où sous n’importe quelle blouse blanche pourrait bien se cacher un espion. Le Mexicain en profite pour imaginer des situations rocambolesques, pour donner du cachet à sa reconstitution vintage (Dan Laustsen, grand luminier du manoir de « Crimson Peak », fraye ici avec une esthétique publicitaire proche de Jean-Pierre Jeunet), pour donner de l’allant et de l’allure à son écailleux mélodrame batracien. Plus surprenant, il va même jusqu’à renverser les rôles puisqu’ici c’est la Belle qui enlève la Bête et l’emporte dans son repaire. Elle l’invite à des retrouvailles originelles, une déca-danse nuptiale orchestrée par Alexandre Desplat, une parade aquatique aux airs de Javanaise, et qui fait tinter l’or des Oscars. Elisa, Elisa lui sautera au cou. Ils s’aimeront le temps d’une chanson.

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64 réflexions sur “La FORME de l’EAU

        • Je regrette un peu la rafle de récompenses, surtout celle du meilleur réalisateur qui aurait, à mon avis, dû revenir à Nolan pour l’époustouflant « Dunkerque ». Lui refiler les Oscars techniques était en sus un peu mesquin. Je trouve d’ailleurs le palmarès assez attendu. Filer la meilleure musique à Desplat (certes elle est jolie), c’est bien pour notre rayonnement national, mais Zimmer avait composé une partition incroyablement audacieuse et bruitiste pour Dunkirk (mais qui ne plaît pas à tout le monde c’est vrai). De même pour la photo, et la prévisible statuette accordée à Deakins (certes remarquable) alors que notre Bruno Delbonnel a fait un boulot splendide sur « les heures sombres ». Enfin, si j’aime beaucoup Frances MacDormand, j’aurais néanmoins volontiers donné la récompense à Sally Hawkins pour le coup.

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  1. Tu sembles avoir plus aimé que moi. Le récit est bien conduit mais Strickland prend trop de place (car, figure diabolique, il fascine autant del Toro que le Gill-Man/Abe Sapien), aux dépens de la romance que je n’ai pas trouvé suffisamment incarnée ou développée (d’autant plus que la direction artistique en rajoute) pour être ému. On reconnait bien la patte et les obsessions du réalisateur en tout cas, chez lequel les monstres ne sont jamais ceux qui en ont l’apparence. Quant aux oscars, ils font comme souvent, ils récompensent un film dans l’air du temps, ici une fable sur la différence qui a trouvé un contexte favorable dans cette Amérique que Trump rêve WASP.

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    • Un palmarès très politique en effet.
      Je pense comme toi que del Toro est autant fasciné par le monstre Strickland que par son pendant préhistorique doté de branchies. ça me rappelle un peu l’histoire que filmait Michael Mann dans « la forteresse noire » avec ce dieu enfermé dans un donjon et un Nazi qui veut à tout crin mettre la main dessus. J’avoue que je mets ça plutôt sur le compte du positif dans le film. Je te suis également sur ce péché mignon esthétique (lui aussi récompensé alors qu’il apparaît en tout point factice à dessein) qui alimente la machine des sentiments. C’est finalement la mise en scène et l’interprétation qui prennent le dessus et m’emportent avec elles dans leurs eaux romantiques.

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  2. C’est tout à fait bienvenu que la belle n’ait JAMAIS peur et ne hurle pas. Au contraire. Elle lui donne très chaud sa bête… faut dire que quand elle se dresse devant Élisa il y a de quoi y perdre son latin…
    Je pense qu’ils vont s’aimer bien au delà du temps d’une chanson.
    Contrairement à ce que dit Strum je ne trouve pas que le vilain TRES TRÈS vilain prenne trop de place.
    Par contre il n’est pas impossible que La Belle et la Bête se re-connaissent… l’aurait-il sauvée à la naissance ?

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    • J’aime cette hypothèse biblique 🙂
      Comme toi, je pense que Strickland prend sa juste place dans le film, tout comme « Bob » d’ailleurs qui serait son pendant scientifique, tous deux laissant en arrière-plan les véritables grands manitous du mal, général étoilé ou espions à fort accent.
      Plus je te lis, plus je me dis que tu dois regarder ta baignoire autrement maintenant 😉

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  3. Si on montrait le film sans en nommer le réalisateur tous les cinéphiles diraient « c’est du Del Toro » ! Il a repris tous ses codes artistiques dans ce conte fantastique : créature étrange (Doug Jones a tellement de talent pour les incarner!), décors dans des lieux sombres et personnages qui dégagent des émotions viscérales (Elisa, le colonel et bien évidemment l’amphibien)
    Par-contre, je ne suis pas de l’avis de Goran pour un « univers naïf » et je penche plutôt pour « un conte très étrange, difficile à décrire et à encadrer tant il oscille entre tout et son contraire » comme le dit A la rencontre du Septième Art?
    Sinon à savoir, et pour pratiquer le langage des signes moi-même, ce langage n’est pas universel ! L’oeuf signé en LSF (langue des signes française) n’est pas le même et je me demande bien ce que comprendront les sourds des autres pays lorsqu’ils devront traduire tous les signes d’Elisa… 🙂

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    • J’avais remarqué ça en effet. Il se trouve que j’ai acquis récemment quelques rudiments, et cet œuf m’a paru bien curieux. Néanmoins, quand j’évoque la Langue des Signes comme langage universel, c’est parce qu’il permet ici à deux espèces de communiquer.
      « La forme de l’eau » est un conte, c’est sûr, mièvre je ne peux comme toi l’entendre de cette manière. Mais je peux comprendre que sa forme (justement) puisse en repousser certains. Je ne suis moi-même pas très friand en général de ces couleurs saturées, préférant de loin le technicolor original que del Toro semble vouloir émuler ici. Les personnages et le récit l’emportent néanmoins, faisant toute la différence avec son précédent film dont l’excès décoratif m’avait laissé sur le seuil.

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  4. Peut être que c’est à cause de la pluie incessante que je me suis lassé de l’eau, mais j’ai trouvé cela un peu vain, assez ennuyeux et beaucoup trop enluminé. Je vais sans doute passer pour le méchant de service, mais ce film m’a fait penser à un mix entre Amélie Poulain et Ma sorcière bien-aimée. Et cette musique incessante m’a cassé les oreilles. Bref, un flop de mon côté, ou plutôt un ploc. De l’eau pas en grande forme.

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    • Pas très Merfolk donc 😉

      Mais je crois me souvenir que tu n’es pas très del Toro en général. Je t’avoue que d’emblée j’ai moi aussi songé à Amélie Poulain ou delicatessen par la texture de l’image un peu rétro, la circulation de la caméra dans l’immeuble, la voix off… mais l’histoire a su me convaincre, sans doute aussi grâce aux prestations de miss Hawkins et de Michael Shannon.

      Pas compris par contre où se cache ma sorcière bien aimée. Il y a un type qui s’appelle Jean-Pierre ?

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  5. Ce n’est pas forcément le coup de coeur espéré, j’ai tiqué sur quelques petits détails, mais soyons honnêtes, Guillermo Del Toro a fait un formidable boulot sur tellement de points et dans l’ensemble son Shape of water a su m’emporter.

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    • C’est vrai qu’il y a même un vague relent de passéisme un peu suranné dans le film, qui tourne un peu sur la courroie de la nostalgie. Mais on sent que ça vient du cœur, et il y met tellement de soin et de tendresse (et même un peu d’audace) que ça fonctionne parfaitement. En tous cas sur moi.

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  6. Voilà le cœur du grand prince des ténèbres tout fripé par cette séance de natation avec Del Toro. Séance sur laquelle tu formules un jugement plutôt à contre-courant de l’opinion dominante et de celui d’un de mes collègues bibliothécaires dont la sensibilité ne se révéla pas miscible avec celle développée par cette étrange valse aquatique.
    Ton avis éclairé me pousse en tout cas un peu plus à me jeter à l’eau.

    Sinon, moi, je fond véritablement pour la musique de Desplat (mais tu le savais déjà 😉 ).

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    • Tiens, je n’avais pas l’impression que les avis étaient si hostiles en général à ce film. Dans les bibliothèques, on peut le comprendre néanmoins, les livres ayant horreur de l’eau. 😉
      J’espère pourtant que cet homme-branchies te branchera, pour peu que tu te mettes sur sa longueur d’onde…

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  7. Pingback: [Rétrospective 2018/2] Le tableau étoilé des films de février par la #TeamTopMensuel | Les nuits du chasseur de films

  8. Dézingué par des studios qui le prennent gentiment pour un con depuis environ dix ans (coucou Universal, Warner et Disney), Guillermo del Toro triomphe avec un petit budget et des récompenses l’année où ceux qui ont foutu en l’air son deuxième film sont mis sous le tapis rouge d’Hollywood. Un symbole qui pourra lui augurer un meilleur respect de la belle LA, quitte à s’associer à son ami Big Jim pour un nouveau Voyage fantastique. Si les aventures sous-marines d’Elisa et de l’héritier de la créature du lac noir ne forment pas le meilleur film de son réalisateur, il n’en reste pas moins un très beau film. Un bijou d’enchantement où l’on regarde ébahi de belles images et une histoire romantique et touchante. The shape of water et moi nous nous aimions le temps d’une séance, mais ce n’est qu’un début. 🙂

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      • Possible mais là il n’ira probablement pas chez Universal qui l’a déjà entubé. En l’instant, il va faire un remake du Voyage fantastique de Richard Fleischer qui lui-même avait inspiré Inner space de Joe Dante. Vu le travail qu’il a fait sur la technologie dans Pacific rim, tu sais déjà que s’il le met à bien, ça aura de la gueule. Puis il aura Big Jim derrière lui et son studio attitré avec (la Fox).

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          • En tous cas, vu comme il en parlait à Mad movies, sa vision sera personnelle, introspective et émotionelle. Puis une révision par un réalisateur pareil ça titille l’intérêt direct surtout qu’on sait ce qu’il sait faire avec un gros budget.

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  9. Eau tiède à mon goût aussi. Je partage assez l’avis d’HPL. Toutefois peut-être aussi le meilleur Del Toro. Le plus complet d’un point de vue du contexte. Le plus opportun pour répondre à sa façon à Trump. Amour et tolérance : c’est naïf pas mièvre, encore moins inutile.

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    • Alors toi non plus tu ne prends pas de ce bain là ? 😉
      Moi-même pas toujours convaincu par Del Toro (« Crimson Peak » pour citer le plus récent), il a néanmoins su me séduire avec sa créature et son joli conte érotico-fantastique. Et comme tu le dis, il y a de quoi faire réfléchir sous la surface très léchée des images.

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  10. L’expression de conte érotico-fantastique est sûrement exagérée mais finalement bienvenue. Je ne peux retirer en effet au réalisateur ses audaces ou, si le mot est trop fort, sa volonté claire de ne pas négliger la dimension sexuelle de la romance. Comme d’autres critiques l’ont relevé, une masturbation de femme dès les 5 premières minutes de film, c’est plutôt hardi. Sa répétition mécanique en revanche n’était pas forcément nécessaire. L’évocation d’un « tous les jours pareils » appuyé par un montage vu ailleurs (et notamment chez Carot Jeunet… encore ?) m’a paru manquer en revanche de pertinence. Peut-être aurait-il pu même aller plus loin dans l’étreinte entre la créature et la fille qui finalement, après cette masturbation surprenante (pour un conte de fée), paraît tout d’un coup plus chaste (en dépit aussi, dans la scène suivante, de la description par le geste de la virilité dissimulée de la créature). Et, à force de penser à cette « joie du bain » pour faire un clin d’œil à la rubrique de Vincent Jourdan sur son blog, dans quel film Victoria Abril se retrouvait déjà dans un moment pareil ?

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  11. Bien vu ! Dans « attache-moi » c’est un autre hispanique d’ailleurs qui explorait la géographie sous-marine de son actrice 🙂
    Je reconnais tout à fait le « jeunetisme » de la proposition narrative de del Toro. Mais comme tu l’as très bien exprimé, il pousse le curseur, s’affranchit des contraintes pour faire montre, sans doute avec la candeur d’un éternel ado, de sa passion pour le genre, et pour la romance. Après la vénéneuse relation de « Crimson Peak », del Toro s’essaie au croisement des espèces dans « la forme de l’eau ». Et c’est déjà pas si mal.

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  12. Une très belle critique riche, complète et très agréable à lire, merci beaucoup! Pour moi, ce film est un chef d’œuvre d’humanité ! Ce n’était qu’enchantement, détente et bien-être. j’en ai fait aussi une petite critique à chaud où c’est plus l’émotion ressentie qui est exprimée.

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