PHANTOM THREAD

Fil d’art

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« Une femme n’a pas besoin d’être parfaite ou même belle pour porter mes robes, la robe le fera pour elle. »

Cristóbal Balenciaga

Il a « la grâce naturelle du génie qui s’ignore », écrivait Marine Landrot, journaliste à Télérama. Le propos concernait Daniel Day-Lewis qui a bien des talents en effet. Mais il pourrait tout autant s’appliquer à l’art cinématographique de Paul Thomas Anderson qui a brodé son « Phantom Thread » aux mensurations de son magnifique acteur.

L’annonce récente de la retraite de Daniel Day-Lewis éclaire soudainement d’une lumière blême la grande maison de couture londonienne, un établissement qui « sent la mort silencieuse » aux dires du prestigieux propriétaire qu’il incarne. Quelque chose plane, conspire dans son dos, lui échappe, lui qui pourtant était si vigilent à garder le contrôle de son espace créatif. Paul Thomas Anderson filme ici un génie à l’œuvre, en décortique les manies et les manières, les lubies et les limites, fouille sa psyché pour mieux comprendre où se joue la création.

Inspiré des préceptes de l’Actor’s studio et de ses gourous Strasberg et Satnislavski, on sait combien l’acteur aime incarner ses rôles, entrer dans le costume de ses personnages : il s’est longuement entraîné sur un ring avec Barry McGuigan pour être « the boxer », a vécu dans la forêt pendant des semaines pour devenir « le dernier des Mohicans », il s’est même promené en costume XIXème dans les rues de New York avant de tourner « le temps de l’innocence ». A l’occasion de ce dernier rôle, il ne déroge pas à ce principe d’immersion, étudiant avec application l’art des grands couturiers dans les années 50 en se rendant aux archives du Victoria and Albert Museum of London. Une fois encore, la prestation à l’écran tient du prodige artistique. Il est le maître incontestable de la maison Woodcock.

Il détient le secret de la matière, impose son pli à l’organdi ou au taffetas, ainsi qu’aux cohortes d’ouvrières qui obéissent au doigt et à l’œil. Il décrète le bon goût, il impose l’élégance, se défie des tendances. Les Comtesses fortunées et les têtes couronnées se succèdent au domicile de ce sorcier capable de les changer en reines de beauté en quelques coups de ciseaux, faiseur de seconde peau aux ourlets à l’épreuve des sorts. S’il se montre incapable de soutenir un regard de femme, c’est peut-être la marque d’un signe de faiblesse certes, mais peut-être aussi parce qu’il est d’abord attiré par ce qu’elle porte. Il est « The Master » dans sa tour d’ivoire, au même titre que le gourou qui défendait « La Cause » dans un précédent film du réalisateur. Il est « notre maître à tous » disait Christian Dior à propos du taiseux Cristóbal Balenciaga qui a servi de modèle à Anderson pour composer le portrait de Reynolds Woodcock.

Comme le célèbre couturier espagnol, celui-ci semble prisonnier de ses démons. Pénétrer dans l’antre opaque d’un tel génie taciturne n’est pas chose aisée, et pour ce faire Anderson choisit d’employer la ruse, en introduisant une agnelle dans la tanière du loup gris. Joli brin de fille au teint rosé, au physique assez commun et au léger accent teuton, elle semble n’être qu’une oie blanche parfaitement docile. Le charme naturel de l’acteur rend crédible cette attirance immédiate de la jeune serveuse (confiée à la révélation Vicky Krieps) pour le pygmalion en chasse et à l’appétit vorace. Elle a pour prénom Alma, et soudain le trait d’union qui irait de Woodcock à Hitchcock, dont les ombres gourmandes semblent hanter « Phantom Thread » jusque dans les recoins des assiettes, fait immédiatement sens.

Peut-être n’est-elle pas si innocente qu’elle voudrait paraître car, après tout, c’est cette noiseuse qui nous raconte l’histoire. Elle pourrait même bien être un peu sorcière, puisqu’elle concocte d’obscurs philtres destinés à tenir le maître de maison sous sa coupe. Anderson est en effet très attentif à ce qu’il nous sert, nous invite à inspecter les plats avec attention. Car Mr Woodcock a des exigences avec lesquelles on ne déroge pas, sur l’art de déguster les asperges par exemple. Mais surtout, Anderson a retenu les recettes à suspense du maître anglais, en incorporant quelques soupçons, comme lorsqu’il s’attarde sur une bouchée d’omelette aux champignons, ou sur la goutte ambrée suspendue au bec verseur de la théière comme d’autres surveilleraient avec appréhension un verre de lait servi sur un plateau.

Alma porte le prénom de l’épouse de sir Alfred et, comme elle, elle finira par avoir l’oreille de l’artiste, et parler en chœur avec sa belle-sœur Cyril que Reynolds chérit comme un frère. Sous ses dehors austères car toujours vêtue de noir, l’autre Mrs Woodcock n’est pas la mégère du manoir de Manderley bien qu’elle officie en tant que gardienne du temple. Un portrait néanmoins nous ramène à « Rebecca », c’est celui de la mère de l’artiste en robe de mariée. « Non seulement il y a une femme derrière chaque grand homme, mais comme on le voit dans le film il y a surtout une femme capable de lui mentir pour préserver son amour-propre et l’empêcher de pleurer comme un bébé. » a déclaré le cinéaste, et qui mieux qu’une mère peut remplir cette fonction ? Le voilà, le fantôme du titre qui se dérobe à notre regard, ce fil invisible qui fait que Reynolds est ainsi touché par la grâce lorsqu’il crée une robe. Anderson aurait donc aussi le pouvoir médiumnique de rendre visible l’empreinte immatérielle dont sont marqués les êtres d’exception.

Si l’image rend grâce au fabuleux travail accompli sur les décors et les costumes (le travail de Mark Bridges sera naturellement couronné par un Oscar), les sons prennent ici une part considérable. Chez Anderson, tout est affaire de texture, tantôt granuleuse comme lorsqu’il suggère l’exaspération en amplifiant le bruit d’une biscotte que l’on beurre, tantôt ajourée comme la magnifique partition musicale tissée par un Jonny Greenwood qui soudain se prend de passion pour le piano de Glen Gould. Mais c’est aussi un fabuleux travail sur le regard, capable de dire ce que les mots ne peuvent plus exprimer. Sur « Phantom thread », Paul Thomas Anderson s’essaie à la haute-couture cinématographique. Le cadrage et le montage sont ici affaire de précision, question de point de vue. De fil en aiguille, il nous faufile dans les interstices d’un conte vénéneux, une lutte de l’être contre le paraître, chemin de peine et de souffrance dont la rigueur et l’exigence finissent par tutoyer la perfection.

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23 réflexions sur “PHANTOM THREAD

  1. Depuis notre discussion, je me disais que cela ne saurait tarder. 😉 Un texte joliment brodé pour introduire ce film où le modèle au visage délicat cache une volonté de fer et prend l’ascendant sur Pygmalion, faisant de l’amour une bataille pour le pouvoir où tous les coups, même les plus vénéneux, sont permis (fil fantôme du cinéma d’Anderson, comme le motif dans le tapis d’Henry James).

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  2. On est pas prêt d’oublier cette biscotte, ces asperges et cette omelette !
    Un film, une splendeur visuelle et auditive, qu’il vaut mieux ne pas voir à jeûn…

    J’ai réparé avant hier la lacune de n’avoir jamais vu, honte sur moi, My beautiful laundrette.
    Grosse déception. L’acteur principal est si mauvais que j’ai parfois cru qu’il était débile… ça m’a beaucoup gênée.
    Et Daniel Jour Lewis n’apparaît qu’au bout d’une heure. Avant cette heure il ne fait que de rares et brèves apparitions… mais dès qu’il prend la place qui lui revient, avec ses cheveux jaunes, sa casquette et son sourire renversant… il s’empare du film et ne laisse plus de place à personne. Immense, déjà maigre et anguleux il est déjà Woodcock. Mystérieux, félin, élégant, charmeur, irrésistible, ogre et vampire malgré son regard fuyant et ironique. Beau, hypnotique, le souffle manque rien qu’à le regarder et l’écouter… il ne peut nous faire ce coup d’abandonner le cinéma même sur un coup de génie.

    P.T. Anderson est grand.

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  3. Mon coup de coeur de l’année qui aurait mérité tellement plus d’Oscars (mais bon au fond, on s’en fout). Magnifique sur tous les points. Je sais que celui-là, je vais l’acheter en Dvd (ou Blu-Ray : ouais, je compte changer de lecteur, je m’épate).

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  4. Pingback: [Rétrospective 2018/2] Le tableau étoilé des films de février par la #TeamTopMensuel | Les nuits du chasseur de films

  5. Comme je le disais récemment chez moi, je préfère la partie plus pop de PTA à sa partie plus maniérée. En faisant une rétrospective, je me suis aperçu rapidement que je préférais ses premiers films. Après, ses films récents restent intéressants. Les sujets sont plus matures, plus rudes et on retrouve depuis There will be blood une forme de dualité qui prend des proportions folles. C’est encore le cas avec Phantom thread mais à travers des amoureux. Day Lewis est pas mal mais j’ai l’impression qu’il fait toujours la même chose. En revanche j’ai vraiment aimé Vicky Krieps et Lesley Manville.

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  6. Bonjour Princecranoir, merci pour ce texte qui j’espère donnera envie aux gens d’aller voir ce film. Il divise, c’est bien. J’ai trouvé la réalisation virevoltante et les comédiens tous excellents. Un des grands oubliés des Oscars de cette année.

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    • Merci Dasola. J’espère aussi qu’il saura séduire d’autres publics car c’est un vraiment un très beau film, pour le moment le plus beau que j’ai vu depuis ce début d’année (même s’il est vrai que fréquente bien peu les salles depuis quelques temps).

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