INSIDE LLEWYN DAVIS

No direction home

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« He was a friend of mine
He was a friend of mine
Never had no money
To pay for his fine
He was a friend of mine »    Traditionnel

Dans l’effervescence du prix remporté par « La vie d’Adèle » à Cannes en 2013, on en aurait presque oublié le Grand Prix du Jury décerné aux familiers du festival : Joel et Ethan Coen. Après leur adaptation à succès du « True Grit » de Charles Portis, les frangins repartaient dans une autre direction, plus intime, plus sépulcrale aussi. On les retrouvait « Inside Llewyn Davis », sur les traces d’un chanteur folk emporté dans une sorte de spirale infernale.

Le titre renvoie directement à la pochette d’un disque sorti au tout début des années soixante par l’oublié Dave Van Ronk sur lequel ils ont pris modèle. Les Coen se défendent néanmoins d’avoir pris le pli très à la mode du biopic (« car nous sommes bien plus attirés par la fiction » déclare Ethan, la plume officieuse du tandem), préférant inventer le parcours original d’un personnage ne cultivant qu’un vague rapport avec son modèle (tout comme « Barton Fink » s’inspirait librement de la carrière du scénariste et dramaturge Clifford Odets). Les voilà donc libres de se laisser aller à une errance qui n’est pas sans rappeler celle de l’improbable trio d’évadés d’« O’Brother », l’aspect burlesque en moins. Chez les Coen, il est souvent question de voyage, le plus souvent aux frontières de l’irréel. Ici, l’odyssée est menée par le bout de la queue d’un chat, comme prise dans le microsillon d’une platine de 33 tours, un cercle vicieux dont les Coen connaissent par cœur le chemin (qui irait en gros de « Fargo » à« A serious man »).

« Llewyn est le chat » dit la petite voix au bout du fil. Même si l’intéressé corrige (« No, no, no, Llewyn has the cat ! »), il semblerait que la trajectoire du félin conditionne de près la sienne : après moult vadrouilles ici et ailleurs, Llewyn Davis, folksinger indépendant, revient au bercail, frappant toujours aux mêmes portes, revenant manger dans l’écuelle de ceux qui veulent bien lui donner asile. Les allées et venues du chanteur sans domicile fixe n’ont toutefois plus grand chose de commun avec la cavale homérique des trois ploucs emmenés par Clooney, ni même avec les tribulations cartoonesques d’« Arizona Junior », à la rigueur avec la quête funeste de la jeune Mattie Ross parcourant la vallée de la mort flanqué d’un shérif borgne. Si les Coen réinventaient alors leur « Dude » en remettant en selle cette formidable machine à cabotiner qu’est Jeff Bridges, ils ne feront cette fois pas l’impasse sur l’autre figure marquante du plus célèbre quiproquo de leur filmo : l’impayable John Goodman. Avachi dans son costume de jazzman dandy, ruine camée de la génération beat qui avait clos la décennie précédente, il fait son show sur la route (forcément), projetant dans l’esprit du jeune Llewyn Davis l’image d’une intransigeance artistique qui ne débouche que sur un misérable déclin.

Le regard porté par les Coen sur ce personnage (et sur le destin de ce loser né qu’est Davis) prolonge la réflexion sur cet art qui est le leur. Considéré comme une low culture aux Etats-Unis, les ficelles de la production demeurant depuis toujours entre les mains de financiers plus versés dans le retour sur investissement que dans l’expression artistique, le cinéma des Coen a su néanmoins garder Hollywood à une distance respectable en proposant quelques films susceptibles de satisfaire le grand public. Le Gaslight Café où l’on pénètre au tout début du film est une de ces scènes ouvertes très hype de Greenwich Village où se produisait naguère la faune éclectique de la Folk Music (littéralement « musique du peuple ») : entre quartets harmoniques à la mode de Dublin et vieille harpiste celtique sur le retour, le lieu s’apparente à une pépinière de talents où l’on pouvait entendre quelques artistes en quête de reconnaissance comme les accords perlés de Fred Neil, de Ramblin’ Jack Elliot, la rauque voix de Dave Van Ronk et surtout ce nasillard young Bob qui semble séduire le public à la toute fin du film.

Certains prendront le train du succès, d’autres pas. C’est le cas de l’infortuné Llewyn Davis, condamné à cheminer seul, tentant d’oublier ce compagnon de guitare qui s’est jeté du haut d’un pont (après avoir chanté « if I had wings », on reconnaît bien là l’humour noir si cher aux deux frangins) et une ex-conquête enceinte mais pas prête à l’être (Carey Mulligan qui pratique le juron comme une langue maternelle), le tout dans un New York vidé de son effervescence et repeint au couleurs blafardes de la froide saison qui s’installe. Exit les ocres chaudes du fidèle Roger Deakins, les Coen leur préfèrent la pâleur des éclairages hivernaux signés Bruno Delbonnel (grand artiste de la lumière froide déjà à l’œuvre sur le « Faust » de Sokourov). Les histoires mises en musique par Llewyn Davis, toujours rapporteuses de tragédies et teintées de profonde mélancolie viennent ajouter une ultime touche de blues à ce chanteur décidément désenchanté. Les Coen retrouvent ainsi les racines de cette culture américaine qu’ils n’ont jamais cessé de peindre tout au long de leur carrière, toujours portée par une bande-son qui ravira les amateurs de guitare sèche. Il faut dire que l’intensité pathétique du personnage de Llewyn Davis doit beaucoup à son interprète, Oscar Isaac qui a su parfaitement imiter le style picking de Van Ronk. Mais le meilleur de sa prestation vient se nicher dans un superbe timbre de voix qui en remontre à l’étonnant Justin Timberlake, folkeux si crédible qu’il en devient méconnaissable sous son collier de barbe.

Tandis que le spectateur du film se délecte de cette démonstration de talent, auditoire et producteurs restent sourds à l’écoute du performer, condamné à « la fermer » dans une impasse sombre et glauque sous les coups d’un mystérieux homme en noir. Un vrai cauchemar dont on sort sans trop savoir s’il est finalement prémonitoire.« Inside Llewyn Davis » est à ranger au côté du perdant pathétique d’« Honkytonk Man » de Clint Eastwood. A coup sûr le plus beau et le plus complet spécimen de loser qu’ils aient jamais filmé.

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31 réflexions sur “INSIDE LLEWYN DAVIS

  1. Top pick. Un film formidable sur un Ulysse folk yiddish qui erre dans une boucle temporelle. Tous les acteurs sont très bien avec un Goodman impayable, comme tu dis. J’en avais dit quelques mots aussi. J’adore les Coen et ils me manquent déjà.

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  2. Perdant pathétique, un gars avec talent mais sans chance, quelque chose à voir avec le mythe du jazz( /folk) man donc. A moins qu’il n’y ait quelque chose à creuser du côté de la culture juive (les mésaventures d’A serious man). Ou bien simplement un autre de ces anti-héros au cœur morne à ajouter à la galerie de personnages des frères facétieux. (je découvrais Isaac avec ce film, il y est très bien !)

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    • Isaac était aussi pour moi une découverte grâce à ce film, un acteur qui n’a depuis cessé de me surprendre et de me ravir, y compris dans Star Wars (à noter qu’on le voit ici partager la piaule d’Adam Driver pas encore passé du côté obscur).
      A demi-mot il y a quelque chose d’une fatalité fidèle à l’esprit yiddish, Davis reproduisant la figure bien connue du juif errant. On en a vu d’autres en effet des perdants du même acabit dans la filmo des Coen (Barton Fink en tête de liste), mais celui-ci touche vraiment le fond du trou.

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      • Je reviens à la galerie de portraits et l’état d’âme qui finit tôt ou tard par les caractériser : que dire alors de Mattie dans True Grit et du Barber l’homme qui n’était pas là. Finalement, c’est ce titre, « the man who wasn’t there », qui peut-être les définit le mieux. Des êtres tôt ou tard soustraits au monde, des fantômes.

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        • Plus que Mattie, c’est bien le fuyard Tom Chaney (Josh Brolin) qui est à rapprocher du folksinger de ce film, il me semble.
          « The Barber » et son image tout en niveaux de gris est en effet un très proche voisin de Llewyn Davis : même intransigeante distance qui mène vers un même faux pas de l’existence… A méditer.

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          • Tu as raison pour Mattie et Chaney. Mattie s’en sort malgré tout. Mais il y a tout de même dans son ton et dans l’ambiance finale toujours ce quelque chose qui pèse terriblement sur le personnage.

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  3. Sans doute l’un de mes Coen préférés. Il m’a permis de convertir un ami au culte des frangins, ce dont je suis très heureux.

    Un gars qui prend soin d’un chat ingrat ne peut pas être totalement mauvais. Surtout avec cette musique. Llewyn, je repasserai bien écouter avec toi quelques vieux 45 tours.

    PS: le hasard veut que je lise ta chronique après avoir vu un autre film d’Ethan et Joel. On en reparlera donc, entre deux morceaux de guitare sèche.

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  4. Oui how does ?
    Du coup jai réécouté la BO hier. Sublime.
    Et cette asperge de Driver qui envoie du lol lors de l’enregistrement avec Justin, stoîc.
    C’est quand même un crève coeur ce destin alors que Dylan dans la même veine reçoit un Nobel.

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  5. Pour être honnête, même si j’écoute encore la BO, je me souviens pas tant que ça de ce film et pourtant j’aime beaucoup les Coen. Dans mes souvenirs, le film était bon mais je crois que je m’étais un peu ennuyée au milieu du film…

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    • C’est un des plus beaux films des Coen en effet, très froid et sombre néanmoins. Je ne connais Van Ronk qu’à travers sa musique et les quelques articles que j’ai lus sur lui. Son autobiographie doit être assez passionnante, une description dans le détail de la scène folk new-yorkaise de ce début des 60’s. Le film s’en inspire j’imagine, mais se ménage aussi une large part de fiction.

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