… et souffrir de plaisir
« J’ai vu le futur de la terreur, il a pour nom Clive Barker » Stephen King.
« […] vers dix ans je pus lire la vie des martyrs. Je me souviens avoir éprouvé une horreur qui n’était que du ravissement à ces lectures ; ils souffraient des pires tourments, avec une sorte de joie, ils se languissaient dans les geôles, étaient suppliciés sur le gril, percés de flèches, jetés dans la poix bouillante, livrés aux bêtes féroces ou cloués sur la croix. Souffrir et endurer d’affreux tourments m’apparut à partir de là comme un pur délice […] »
Leopold Von Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrure, 1870.
Tels la Vierge Marie à Bernadette Soubirous, ils lui sont apparus. Clive Barker les nomma Cénobites. Leurs corps transpercés, lacérés, écorchés et sanguinolents, ils ne sont que plaies et blessures, martyrs éternels d’un enfer de plaisirs déviants, équarrisseurs en toge de cuir noir cousue à même la peau. « Démons pour certains, anges pour d’autres ». Nés dans l’encre de ses cauchemars d’écrivain, ils ont fini par prendre corps devant sa caméra, répondant à l’appel de quelque adorateur tenté par l’expérience « Hellraiser ».
Dans le livret qui accompagne ce film qu’il a écrit et réalisé, Barker raconte cette anecdote amusante d’un électricien venu faire des travaux de réparation chez lui et, apercevant une grand effigie des quatre monstrueux Cénobites se serait exclamé : « Vous avez vu ces films ? Ils sont malades ! Le type qui a fait ça doit être totalement cinglé ! » Il y a de quoi se poser des questions en effet en découvrant le contenu de ce film qui ne fait pas du gore un détail. L’introduction a tout d’un rite initiatique. Elle invite le spectateur à accepter le pacte annoncé sur l’affiche française ou à renoncer à s’aventurer plus loin. « This isn’t for your eyes » dirait le grand Cénobite clouté.
On accompagne Frank Cotton, mauvais garçon au corps luisant de sueur, bourlingueur marginal sans toit ni loi qui, contre quelques billets, met la main sur une étrange petite boîte finement décorée dégottée dans la boutique d’un marchand de chinoiseries pas très catholique. Pour l’amateur de luxure et d’expériences inédites qu’est Frank, l’acquisition de cet artefact constitue l’aboutissement d’une quête, et la perspective d’assouvir un autre vice (celui de sa curiosité malsaine), la porte ouverte vers un au-delà réservé aux initiés, à une minorité de privilégiés que Barker nous invite en quelque sorte à rejoindre. Aux caves humides et démodées, il préfère le grenier aux murs décrépis d’une maison de famille depuis longtemps abandonnée à l’indivision successorale.
En s’accaparant l’héritage, Frank épouse la posture du réalisateur Barker qui vient de voir ses écrits souillés et dévoyés par une paire d’adaptations indignes (après le clipesque « Transmutations », suivit le nanardesque « Rawhead Rex » et son monstre caoutchouteux), et qui entend bien redevenir avec « Hellraiser » l’ingénieur de ses délires horrifiques. Clive Barker est donc ici maître de cérémonie, auprès duquel s’illustrent un chef opérateur inspiré (l’inconnu Robin Vidgeon), un compositeur en état de grâce (Christopher Young conduit ici la symphonie la plus mémorable du cinéma horrifique), et un responsable des effets spéciaux en pamoison : Bob Keen passe de la féérique « Histoire sans fin » aux prothèses aberrantes pour êtres difformes, imagine une résurrection dans le latex gluant, une réincarnation dégoulinante préservée de toute pollution numérique et tout à fait inédite dans le genre.
Tel un Christ corrompu revenant vers les siens après son supplice, Frank reprend chair dans la maison de son aïeule encore encombrée des bondieuseries de mauvais goût dont elle avait constitué l’essentiel de sa décoration. « Jesus wept » dira dans un ultime rictus mêlant douleur et extase l’un des promis à la crucifixion, ouvrant par là-même une brèche blasphématoire et doloriste vers une chambre de torture qui tient lieu de jardin des délices, un au-delà où se confondent enfer et paradis, cercle de jeu d’un quarteron de « sadomasochistes sortis de la tombe » (dixit Barker) emmenés par un Doug Bradley au visage hérissé de pointes (celui qu’on nommera plus tard Pinhead).
Si Clive Barker ici traduit son texte à la lettre, sans apporter de véritable bouleversement aux éléments de récit proposés dans les pages de son roman « the hell-bound heart », il s’autorise toutefois par ce détour religieux quelques allusions notables. Ainsi les clous qui transpercent le crâne de Pinhead deviennent-ils des reliques de souffrance dignes d’adoration, écorchant la main de Larry, le propre frère du damné Frank, dont le sang répandu permettra la résurrection. A la douleur physique Barker ajoute la souffrance psychique qu’exerce, par son emprise, Frank sur Julia sa belle-sœur. Celle-ci, initiée à son tour à ces plaisirs pervers, se soumet à la domination de son bel amant qui, même dépourvu de son enveloppe charnelle, nourrit chez elle des fantasmes inavouables. La jalousie, autre source de malaise, est de mise également lorsque Frank en position de voyeur observe son frère Larry faisant l’amour à Julia.
De l’infidélité aux inflexions incestueuses des deux frangins (Larry qui embrasse sa fille sur la bouche, Frank qui attire sa nièce par un « come to daddy »), Clive Barker n’épargne rien à son exercice d’écartèlement familial sans imposer pour autant le moindre jugement moral. Ses personnages ne semblent contraints que par les exigences d’un mélodrame qui confine à dessein au grand-guignol, obligés par ce fameux Pacte contracté à l’ouverture de la boîte. Le réalisateur pourrait même bien être cet observateur secret qui apparaît dans l’animalerie de Kirsty (la fille de Larry) ne révélant sa nature mystérieuse qu’à l’heure de l’épilogue. Clive Barker déchire la membrane familiale comme il lacère les peaux en gros plan, enveloppe fragile à la merci de crochets et d’hameçons qui renvoie aux performances éprouvantes du body art (l’artiste australien Stelarc et son corps suspendu) ou bien à la philosophie et à l’esthétique du peintre Francis Bacon : « Nous sommes de la viande. Nous sommes de potentielles carcasses. » Avec « Hellraiser » et ses monstres iconiques, Clive Barker travaille le fantastique à même la chair, s’érige en véritable cubiste de l’horreur.
Excellent article, bien travaillé (et bien plus joliment écrit que le mien), que j’attendais avec impatience. Au final, comme dirait le réalisateur du dernier opus (qui a officié sur les effets spéciaux depuis le 3), Hellraiser n’est qu’une intrigue presque policière avec un homme cherchant à fuir. Et la destruction de la cellule familiale, qui est un thème que j’adore.
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Le thème est en creux mais bel et bien là travers la famille recomposée, ses jalousies internes, ses infidélités tortueuses. La brèche est toute trouvée vers l’univers à vif et purulent des Cénobites, qui représentent en quelque sorte, pour Barker, les gardiens d’une morale dévoyée. Les inférences religieuses (dont l’iconographie exulte en une scène mémorable du troisième volet) viennent ici souligner l’hypocrisie de la façade policée de la cellule familiale, avec tous ces hommes mûrs, parfois mariés, bien propres sur eux, qui suivent Julia jusque dans son grenier. Une vision de la morale à géométrie variable dirait sans doute un certain Lemarchand. 😉
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Le premier m’avait fait bien mal à sa sortie. On souffrait littéralement avec les écorchés. Ensuite, il n’y avait plus de « surprise », alors mon interet s’est peu à peu émoussé mais oui Clive est un petit peu siphonné 🙂
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J’aborderai d’ici peu le deuxième volet qui dispose d’autres charmes. 🙂
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Le premier m’avait bien traumatisée également, j’en ai gardé un souvenir fort et l’envie de ne jamais le revoir. J’imagine qu’il a mal vieilli. Ah Pinhead et les Cénobites, repoussants et fascinants à la fois. Il faut effectivement être un peu fêlé pour les avoir imaginer. Je n’aurais jamais pensé à cette longévité au cinéma, c’est encore ça qui m’étonne le plus finalement. Cette fascination du mal dans la chair. Très sadomasochisme christique tout ça, oui, effectivement.
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C’est une série B qui est effectivement très marquée par son époque : fringues et coupe de cheveux redoutables. La mise en scène, les décors, et la musique n’ont pourtant rien perdu de leur pouvoir de fascination.
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Tu comptes tous les revoir avant d’aborder Hellraiser: Judgment ?
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Oh non, je m’arrête au troisième. Je crois qu’ensuite la franchise se perd dans l’exploitation stérile de ses croque-mitaines.
Pour une vision d’ensemble, je recommande néanmoins les articles parus sur le site de Rick, Loving Movies :
https://lovingmoviesfr.com/?s=hellraiser
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Rick est un vrai fan : il a eu le courage de voir tous les opus et de les chroniquer, bravo. Le dernier ne semble pas être trop mauvais. Je suis certaine d’avoir vu les deux premiers, le troisième aussi, sans doute, mais il ne m’en reste rien. Et puis plus rien mais je n’ai pas loupé grand chose visiblement. J’ai lu chez Rick que les Cénobites ont même été dans l’espace, alors là, il fallait oser.
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Eh oui, plus de limite pour les anges de la souffrance 🙂
Un peu à l’image du tueur de « Vendredi 13 », on a fini par faire du grand n’importe quoi avec cette histoire, sans se soucier particulièrement de la philosophie initiale. Encore un coup des Weinstein 😉
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Un film culte pour sa représentation de la douleur et du mal, ses images de l’enfer d’une beauté glaçante et bien entendu sa sublime musique. Ces aspects là eux, n’ont pas pris une ride… ou plutôt un clou
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Le « mal », qu’est-ce que c’est le « mal » ? Jamais les Cénobites ne se positionnent comme l’incarnation du mal. Quant à la fameuse phrase de présentation « Demons to some, Angels to others », elle dit bien toute l’ambivalence des personnages et l’intention recherchée par Clive Barker.
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Quant à la musique… This is for your ears :
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Tu as raison et c’est là toute l’ambivalence du film, qui narre l’histoire de ceux qui par le mal (au sens de la douleur) recherchent le bien (au sens du plaisir).
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Non merci sans façon…
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Pas de viande le soir. 😉
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Très rarement en effet.
Le goût parfois prononcé et exclusif pour ces films m’échappe totalement. C’est un sous genre porno non ?
Je n’ai jamais discuté avec quelqu’un qui en est friand. J’ai toujours l’impression que les explications sur la religion, la famille etc… sont des prétextes pour justifier une forme de sadisme. Pourquoi une forme ? 🙂
Mais je me trompe sans doute. C’est sûrement un genre très cinématographique…
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Sous-genre porno, on peut voir ça comme ça, c’est assez juste. Une expérience très particulière mais néanmoins cinématographique.
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Un vrai choc à l’époque, autant visuellement que par les thématiques abordées. Après le deuxième opus, la franchise s’est délitée perdant les influences de son auteur au profit d’une horreur de série B. Pour ma part, j’aime bien le 3 et son côté foutraque. Mais bon, pour l’effet réflexif, ce premier film se suffit à lui-même.
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Salut Roggy,
Je pense qu’on arrive à la même analyse de l’évolution de la franchise. J’ai prévu de me pencher sur les opus suivants très bientôt. Je m’en suis tenu là mais il est vrai que Barker a ouvert les portes vers un univers fascinant et fécond. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil sur les comics dérivés, tout un univers étendu qui a fait l’objet d’une analyse en profondeur par la série Mythologics, visible sur Youtube.
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