L’ÎLE aux CHIENS

Loyal canin

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Voici les récits que racontent les Chiens quand le feu brûle clair dans l’âtre et que le vent souffle du nord. La famille alors fait cercle autour du feu, les jeunes chiots écoutent sans mot dire et, quand l’histoire est finie, posent maintes questions :
« Qu’est-ce que c’est que l’Homme ? » demandent-ils.

Clifford D. Simak, Demain les chiens, 1952.

Comme dans un haïku, il y a quelque chose d’ineffable dans le cinéma de Wes Anderson. Il est fait de cette même essence poétique, parfois déroutant mais toujours paré d’évidence. Cet univers d’auteur s’impose dès que l’on pose le pied sur « l’île aux chiens », petit bijou d’orfèvrerie japonisant qui se présente comme un conte cynophile à savourer image par image.

Wes Anderson est décidément un drôle de miniaturiste. Son espièglerie pince-sans-rire vient ici s’acoquiner à des rivages politiques lorsqu’il tire les ficelles de ce film fait de bric et de broc. Il nous embarque dans un voyage en funiculaire vers une île en diorama bricolé dans les moindres détails, micro-monde en matériaux de toutes sortes et peuplé de fourrures de tous poils. Après « Fantastic Mr Fox », à nouveau sa fantaisie s’exprime sous forme de petites poupées animées. Descendant direct d’Esope et du grand Starévitch (magicien russe du premier âge de la stop-motion), Wes Anderson, qu’il sillonne l’Inde « à bord du Darjeeling Limited » ou qu’il explore vingt mille lieues sous les mers dans l’équipage d’un second Cousteau, a toujours été un merveilleux fabuliste.

Et cette fois, il n’est pas allé puiser dans le répertoire d’un auteur de jeunesse (le génial Roald Dahl du « Fantastic Mr Fox ») mais s’en est remis à la contribution éclairée du Japonais Kunichi Nomura, de l’avisé et bien barré Roman Coppola et de son vieux camarade de l’école « Rushmore », Jason Schwatrzman. Sur leur monde factice, plane une des grandes menaces des temps modernes (dont l’ombre s’étendait déjà dans le train qui nous emportait loin du « Grand Budapest Hotel »), celle d’un obscurantisme rampant et liberticide qu’ils entendent bien combattre par la noblesse des sentiments. Altruisme et fidélité seront ici les clefs qui pourront sauver une humanité sérieusement en manque de discernement. Anderson, qui s’est toujours exprimé au cinéma dans une langue bien à lui, compte cette fois encore sur les animaux pour nous faire entendre raison.

Car dans ce film, les chiens ont des choses à dire et le réalisateur compte bien rendre leur grogne intelligible. Ici, chaque chien s’exprimera dans la langue vernaculaire du spectateur tandis que le maire Kobayashi, qui a juré leur perte, se contentera lui d’aboyer ses ordres sans qu’il soit nécessaire d’en faire traduction. Si sa caméra sait parfaitement comment donner la vie à ses poupées fantastiques, Wes Anderson sait qu’il doit toujours compter sur des comédiens en chair et en nonosses pour leur donner la voix. Il pourra compter sur ses parrains artistiques Bill Murray et Anjelica Huston, associés à une meute de stars parmi lesquels on reconnaîtra  Jeff Goldblum, Scarlett Johansson, Bryan Cranston, Tilda Swinton, Harvey Keitel et même Yoko Ono, pour se mettre en quatre (pattes ?) au service de la cause canine. Greta Gerwig se paie même le luxe de doubler son personnage dans la version française au côté des Huppert, Seydoux, Lindon, Garrel, et autre Amalric. De part et d’autre de l’Atlantique, elle porte la voix de la contestation estudiantine, petite rebelle américaine à tête de caniche qui s’élève contre l’ignominieuse politique menée par l’infâme Kobayashi.

L’heure est grave en effet, car l’espèce canine est menacée par la folie d’un homme. Dans la grande cité moderne de Megasaki, l’intox et la rumeur font loi (des chiens cannibales !), la propagande agressive va bon train à grand renfort de meetings et d’annonces relayées dans les médias. Le recours aux méthodes mafieuses pour faire taire toute opposition en dit long sur la légitimité du pouvoir, faisant d’une épidémie de « fièvre truffoïde » et de la « crise de saturation canine » d’improbables arguments qui conduiront tout un chacun à se débarrasser de son chien. Certes le maire de la ville arbore tous les attributs du monarque sévère et inflexible, il n’en est pas pour autant dépourvu de toute empathie. En adoptant un orphelin rescapé d’un drame ferroviaire, il fait montre d’une humanité dont saura se souvenir le petit pilote Atari au terme d’une opération sauvetage de son chien Spots. Le petit héros de 12 ans est en effet bien décidé à risquer sa vie pour sortir son fidèle compagnon du bagne à ordures où on l’a jeté, un peu à la manière d’un Snake Plissken volant au secours du président (mais sans collier autour du cou).

Il faut bien avouer que cette « île poubelle », espace de déportation canine surveillé par drones, caméras, et robots agressifs, tient un peu du Manhattan de « New York 1997 », où s’impose la loi des seigneurs. Mais comme souvent dans les films d’Anderson, même les plus retors peuvent s’avérer bonne patte. Personne n’est vraiment noir ou blanc, sinon peut-être le livide et effrayant Major Domo, éminence grise aux sombres intentions qui pourrait bien être à Kobayashi ce que Tōjō fut naguère pour Hirohito (ou ce que Bannon fut encore il y a peu pour Trump). En délocalisant au pays du Soleil Levant, Anderson enveloppe son œuvre de parfums de jasmin et de cerisiers en fleurs, convoquant à l’image l’esprit de Miyazaki et de Kurosawa, les vieux récits de samouraïs et le yakuza eiga. « Nous avons mis tout ce que nous apprécions dans la culture japonaise » confesse le réalisateur aux petits curieux des Cahiers du Cinéma, un choix exotique et audacieux mais au combien inspirant. Il suffit pour s’en convaincre de voir avec quelle maestria il s’empare de la culture locale, détournant les estampes en ornementations théâtrales, ouvrant chaque acte au rythme d’un concert fracassant de percussions traditionnelles (et qui a su si bien inspirer Français Alexandre Desplat), s’attardant, sans jamais perdre le fil de sa narration, sur le cérémonial ancestral des sumotoris comme sur l’art précis de la découpe et le doigté du modeleur de sushis.

Et c’est la même méticulosité qui préside à chaque plan de « l’île aux chiens », fruit d’un colossal travail de patience qui a mobilisé les meilleurs animateurs sur un tournage de plus de deux ans. « L’île poubelle » est un grand terrain vague mais à la géographie parfaitement répertoriée. C’est un morceau d’archipel abandonné qui porte les stigmates des grandes catastrophes naturelles successives marquant l’inconscient collectif japonais (la menace du volcan régulièrement présente dans un coin du cadre), sorte de rebut de la mémoire d’une société qui refuse de se souvenir et que l’homme, par son mode de vie inconséquent, a choisi de recouvrir sous un amoncellement de déchets en tous genres (mais parfaitement triés). Anderson nous laisse contempler ces paysages dantesques, entre usines en roue libre, parc d’attractions désaffecté, et amas d’ordures qui rappellent les corvées de déchets du robot « Wall-E ». Serions-nous tous voués à ces Fukushima planétaires ? condamnés à ces lendemains toxiques et totalitaires ? Demain, les chiens, et puis ensuite… Le remède est peut-être encore à la portée de ceux qui sauront avoir du flair.

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16 réflexions sur “L’ÎLE aux CHIENS

    • Les contes et fables animalières de Starevitch (tout comme le Kong de O’Brien) ont le privilège de l’âge, ce qui leur donne un imparable charme désuet.
      J’éprouve une grande admiration pour le travail accompli par Anderson sur ce film, tant par ses parti-pris esthétiques (quelle belle idée que de délocaliser vers le Japon !) dans le choix de ses cadres (cette horizontalité qui lui ressemble tant).

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  1. Waouh ! Elle est au poil, cette chronique ! Le film le mérite bien, mais j’aime beaucoup la façon dont tu l’as décrit… et cela vient renforcer le plaisir que j’ai pris à le découvrir.

    En deux mots : arigatō gozaimasu !

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  2. Pingback: [Rétrospective 2018/4] Le tableau étoilé des films d’avril par la #TeamTopMensuel | Les nuits du chasseur de films

  3. Pas trouvé ce film meilleur que ce que fait Anderson d’habitude, ni plus intéressant. Je me demande même où est l’intérêt de mettre en scène le film au Japon, à part pour que le réalisateur se fasse un trip nippon. Après cela reste un bon film, la stop motion est superbe et le casting vocal comme l’ambiguïté linguistique sont de qualité, mais avec le recul j’ai connu mieux.

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          • Ouais sauf qu’à la rigueur les deux là me paraissait logique. D’un côté des gens qui découvrent l’Inde par dépaysement. De l’autre une manière d’isoler les personnages à travers les montagnes et cet hôtel reculé. Sauf que là on n’a ni l’un ni l’autre et surtout il n’y a pas tant d’exotisme le réalisateur restant dans un aspect assez réaliste l’air de rien. La logique aurait donc pu être l’aspect culturel mais même pas.

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            • Je te trouve assez injuste sur tes arguments : cette île, avec sa géographie très particulière, son utilisation détournée, est quand même une très belle idée. Et puis les aspects culturels sont quand même joliment illustré à travers cette superbe digression sur la préparation des sushis, et le combat de Sumo.

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  4. J’ai un peu zieuté ton site. Il est trop bien O_O !
    Il y a toutes catégories confondues! J’adore!
    C’est super pratique quand je ne sais pas quoi regarder, je pourrais venir ici pour me donner des idées ^_^
    (Je sais que le commentaire n’a rien à voir avec l’article (pardon))

    Je ne sais pas si tu connais le site https://trouverunfilm.fr. Je vais aussi là-dessus pour trouver des films que je n’aurai jamais songé regarder 🙂

    Zou A bientôt 🙂

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  5. Merci beaucoup !
    J’essaie de balayer assez large même si je reconnais faire l’impasse sur certains films populaires.
    En tous les cas je te recommande chaudement « l’île aux chiens », une fable écologiste intelligente et totalement d’actualité.

    Merci pour le lien conseil 😀 J’irai voir.
    A bientôt.

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