MARIE-OCTOBRE

Les 10 salopards

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« A la Libération, le Comité d’épuration me convoqua. Je rencontrai Decoin dans un couloir. Il m’embrassa et me demanda, très étonné, ce que je faisais là. Je répondis que je n’en avais pas la moindre idée. « Mais c’est idiot, tu n’as rien à te reprocher. Rentre chez toi. Je m’occupe de ton dossier, si tu en as un. » Je suis repartie et je n’ai plus jamais entendu parler de rien. »

Danielle Darrieux, Danielle Darrieux : filmographie commentée par elle-même, Ramsay, 2003.

Vienne la nuit, sonne l’heure. Sur la route qui rejoint le domaine de la Chênaie, le gong lointain de Radio Londres, et quelques accords du Chant des Partisans se  font entendre, encore, à la nuit tombée, dans le brouillard de l’après-guerre. Ils seront neuf survivants à se retrouver, répondant à l’appel de « Marie-Octobre » tandis que, dissimulé derrière le paravent du décor, Julien Duvivier place ses pions sur l’échiquier du psychodrame.

Quinze ans plus tôt, le même soir, ils étaient un de plus. Une descente de Gestapo, quelques coups de feu, et c’est le chef de réseau qui tombe. Qui l’a balancé ? Qui est le Juda de cette assemblée ? C’est la question mise en Cène par Duvivier, entre la poire et le fromage, et qui jette un froid sur les retrouvailles et embrassades chaleureuses. Elle taraude chacun des vieux camarades qui réclament bien vite la tête d’un homme. « Moi l’passé, je l’écrase » tente bien Marinval tout à la partie de catch que diffuse le poste de télévision. Le simulacre d’empoignades qui se joue dans la petite lucarne en dit long sur la comédie humaine qui se prépare au château.

Au sortir de la guerre, passé la furie des humiliations et lynchages en règle, le journaliste Jacques Robert proposait de laver ce qu’il restait de linge sale entre anciens combattants, quitte à écorner au passage l’image des héros nationaux. Son roman, « Marie-Octobre » réveillait le souvenir de Caluire, de l’arrestation de Jean Moulin, faisant figure de reliquat du procès Hardy. Dix ans après sa parution, alors que le Général reprend les rênes du pays, Julien Duvivier en tire ce huis-clos délétère, à la structure classique mais au succès fracassant. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action, tous les ingrédients sont là pour faire monter doucement la pression, réveiller les vieilles passions vengeresses qui couvent en chacun des protagonistes.

« Qui a tué, doit être tué » dit le contrôleur aux contributions à son ancien camarade de combat devenu depuis avocat au barreau. La loi du Talion redevient règle d’or d’une justice qui se fiche pas mal de toute forme de prescription ou de circonstances atténuantes. Le misanthrope de « Panique » (avec son monsieur Hire en fameux bouc-émissaire) est ici à son aise dans cette inquisition entre amis. Et même s’il a confié à Jean Yatove le soin d’en composer la musique, ce n’est pas franchement jour de fête dans la belle demeure de François Renaud-Picart. La belle équipe ce soir-là se délite au premier soupçon, se disloque à la moindre approximation suspecte, se trouble à la lumière contrastée d’un souvenir douteux. Chez Duvivier, le collectif fraternel finit toujours par faillir, d’autant qu’à la trahison politique s’ajoute une main basse sur le grisbi, sans doute commise par le même félon. Voilà qui fait beaucoup pour un seul homme. Les accusations fusent, on finit par penser noir même si la main vote blanc, et le Réseau Vaillance de perdre toute noblesse en ce soir anniversaire.

Dans le beau manoir de campagne de l’industriel campé par le toujours très digne Paul Meurisse, on s’explique entre deux tableaux de maîtres, on s’étripe sous les auspices d’une toile de Boucher. Le commandant Castille étant tombé pour la France, c’est donc au maître de maison de présider à la table d’honneur, de faire l’éloge du défunt en présence de ses compagnons d’arme. Duvivier les a recrutés parmi le gratin du cinéma français de l’époque : Frankeur en mandataire aux Halles, Dalban aux ordres de bobonne, Roquevert devient contrôleur fiscal, et Blier l’éternel éconduit de la gent féminine. A la table des vétérans on trouvera également Paul Guers, le nobliau de la Tour de Nesle qui a piqué la soutane de Don Camillo, Daniel Ivernel en toubib au bon cœur, et le grand Lino, toujours grande gueule, en impulsif patron de club (dans lequel ne « Strip-tease pas qui veut ! »). Duvivier se paie même les services d’une familière de Guitry pour servir la soupe à ces messieurs, la délicieuse Jeanne Fusier-Gir.

Tous ou presque (Ventura a déserté l’armée italienne en 43) ont vécu et même travaillé sous la botte allemande. Certains d’ailleurs n’en gardent pas un souvenir glorieux comme Serge Reggiani qui fit tourna à l’époque sous la direction du collabo Léo Joannon. Ou bien encore la star Danielle Darrieux qui, malgré son pseudo de couturière, reste entachée par son voyage à Berlin en 42 (épisode remis en mémoire par « le chagrin et la pitié » de Marcel Ophuls). Ensemble ils se souviennent de cet air populaire qu’ils fredonnaient en chœur : « Ah qu’il doit être doux l’instant du premier rendez-vous… » chantait Darrieux dans un succès du temps de l’Occupation. La DD d’avant-guerre a vécu. Elle n’est plus désormais l’ingénue « fiancée de Paris ». Elle a perdu toute innocence. Mais elle n’a en rien perdu de sa superbe, et c’est toujours avec élégance qu’elle entre enfin en Résistance. Elle est leur muse à tous, leur « fleur au fusil » comme le laisse entendre Jeanson à travers des dialogues qu’il a soignés pour l’occasion.

La mise en scène de Duvivier, sous influence des « 12 hommes en colère » tente de contourner les pièges du théâtre filmé, cherche la sophistication en travaillant ses angles, en explorant la profondeur de champ, mais sans pourtant vraiment s’affranchir d’une forme de rigidité. Cela tient sans doute à cette atmosphère qui se veut glaciale et toute en tension, qui fige quelque peu des comédiens pourtant tous excellents (au premier rang desquels se démarque un jovial Paul Frankeur). Derrière la politique se trame aussi une affaire de cœur, et avec Duvivier, ce genre d’histoire finit rarement en happy end. En faisant le ménage dans les décombres, sans peur d’éclabousser les médailles ou de susciter le malaise (« qui ressemble à du dégoût » écrit Baroncelli dans Le Monde), il aura sans doute été grâce à « Marie-Octobre », un de ceux qui ont su si bien faire affleurer les doutes qui rongeaient la France de l’après-guerre.

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21 réflexions sur “MARIE-OCTOBRE

  1. Un bon Duvivier – mais pas son meilleur, loin de là, il y a quelque chose d’un peu figé en effet – avec une sacrée brochette de comédiens. Le grand film qu’il a fait (indirectement) sur l’occupation après-guerre, c’est Panique – un chef-d’oeuvre celui-là. S’agissant du voyage des comédiens à Berlin auquel participa Darrieux, on peut rappeler qu’elle l’a fait sous la contrainte puisque les allemands avaient emprisonné en Allemagne son mari, le diplomate dominicain Porfirio Rubirosa (c’était sa seule manière de le voir).

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    • Pas son meilleur, je suis bien de cet avis, mais cela reste un bon Duvivier, servi en effet par un casting de premier choix. A noter Paul Meurisse dans le rôle du maître de cérémonie de ce Réseau, préfiguration de l’homme de l’ombre qu’il interprétera chez Melville dans « L’Armée des ombres » (où il retrouvera Ventura et Reggiani d’ailleurs). Je crois que Duvivier s’est bien amusé à regarder tous ces égos d’acteurs se tailler leur part du lion sur un plateau qu’il contrôlait au millimètre (il avait préparé chaque cadrage sur des maquettes en carton).
      Quant à DD, il faut en effet rappeler que contrairement à une voisine de compartiment (la petite Suzy et son tralala centenaire), elle n’était pas en transe devant l’uniforme allemand, et n’a fait le voyage que pour les beaux yeux de son Rubi d’amour. Notons que comme Reggiani, Madame Darrieux tourna pour la Continental de Greven, notamment sous la direction de Léo Joannon (« Caprices », sur un scénario extorqué à Raymond Bernard), futur artisan de la propagande vichyste.

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      • Je te rejoins sur « Panique » effectivement, son chef d’œuvre d’après-guerre, adaptation de Simenon portée par un magistral Michel Simon. Un film trop noir pour son temps hélas, et totalement boudé par le public à l’époque.

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      • Oui, ils furent nombreux à tourner pour la Continental qui produisit d’excellents films, Greven réussissant à en faire autre chose qu’une société de propagande. Le livre récent de Christine Leteux sur la Continental est intéressant et donne pas mal de détails sur le sort des uns et des autres (avec la réserve qu’il utilise surtout comme source des conclusions de procès). Merci d’avoir parlé de Paul Meurisse, un acteur que j’adore (il est extraordinaire dans L’Armée des ombres).

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        • C’est vrai que « le corbeau », « les enfants du Paradis », « les visiteurs du soir », « l’assassin habite au 21 » pour ne citer que ceux-là sont sortis des studios de Greven. L’excellent film de Tavernier « laisser-passer » évoque très bien cette époque.
          Paul Meurisse retrouvera Jacques Robert, l’auteur de « Marie-Octobre », pour les dialogues de « l’oeil du monocle », deuxième volet de cette fameuse série dont il était le héros principal (et que Lautner place en caméo à la fin des « Tontons Flingueurs » si je ne m’abuse).

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  2. Hum… que dire, cher Prince ? Voilà qui me rappelle, une fois encore, qu’il est temps que j’arrête de laisser Duvivier de côté. Je tâcherai de saisir la prochaine occasion.

    Merci pour cette belle chronique, qui ne se contente pas de réveiller mon envie de découvrir le film, mais l’attise un peu plus.

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    • Les films de Julien Duvivier ont longtemps été accolés à l’étiquette de « qualité française » délivré par la génération critique emportée par la Nouvelle Vague (encore que Truffaut aimait paraît-il beaucoup « Poil de Carotte » et « Voici le temps des assassins »). Ses films (certains en tous cas) ont depuis retrouvé leur juste place dans l’œuvre cinématographique française. De ce réalisateur au caractère pas commode paraît-il, « Marie-Octobre » n’est peut-être pas le meilleur, mais néanmoins intéressant et de bonne facture. Je te le recommande.

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  3. Bonjour princécranoir, j’ai revu ce film très récemment. J’en avais gardé un bon souvenir. J’avoue avoir été un peu déçue: c’est un peu figé, statique. Les acteurs ne semblent pas très à l’aise. C’est bavard mais ça se laisse voir pour la distribution et pour le sujet. Je préfère d’autres films de Duvivier comme Carnet de bal, Voici le temps des assassins, etc. Bonne journée.

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    • Un peu rigide plutôt que figé, en effet, du fait du sujet qui suscite la tension, le malaise. Comme je le disais plus haut, je pense aussi Duvivier plus à son aise en plein air, même si le déchaînement des passions humaines ici à l’œuvre est pile dans son domaine de prédilection. Merci de ton passage et bonne journée Dasola.

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  4. Hé hé… aurait-on regardé Ciné classique ces derniers jours? 😉
    Pour une fois, la lenteur du début du film m’a fait interrompre le visionnage (en+ de passer tard et de bosser le lendemain…) Mais je ferai l’effort de le voir en replay !

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    • Eh non, coïncidence avec ma propre programmation DVD 🙂
      Mais puisqu’il est programmé sur Ciné classique, je ne peux que te recommander une nouvelle tentative, un jour plus reposée peut-être.
      Duvivier a effectivement un peu de mal à donner de la vigueur à cette assemblée autrement qu’en jouant sur l’attraction de Marinval vers le poste de télévision, un gimmick qui devient un peu lourd à la longue d’ailleurs. Heureusement, à mesure que les langues se délient, et que la tension monte d’un cran (la fameuse scène du vote), le rythme reprend un peu d’allant.
      Et puis il y a les belles formules de Jeanson qui réveillent les oreilles : avant la guerre, à l’Hotel du Nord, il en collait une avec « une gueule d’atmosphère », eh bien ici il en ajoute un qui se paie « une tête d’hépatite » 🙂 (« mais avec les assurances sociales, on peut se payer toutes les maladies aujourd’hui »)

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