Les DEMOISELLES de ROCHEFORT

Ouest Side Stories

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« Un film léger parlant de choses graves vaut mieux qu’un film grave parlant de choses légères. »

Jacques Demy.

A Rochefort, c’est jour de fête. Les forains s’installent sur la place Colbert, l’égayent de festons et de rubans de couleur. Le centre-ville à la rigueur toute militaire s’est même pour l’occasion offert un ravalement de façade, maquillée aux teintes pastelles. Pas de facteur à bicyclette dans les environs mais ça gesticule et ça s’ébroue sous les fenêtres des « Demoiselles de Rochefort » de Jacques Demy. Plus de cinquante années ont passé, mais le temps ne semble pas avoir de prise sur ce moment de bonheur du musical français.

La chorégraphie en cinémascope prend sa source sur un autre continent, par-delà l’océan que le cinéaste espiègle réduit à un bras de rivière que l’on franchit en transbordeur. Des forains-camionneurs américains, des « Johnny Guitare » montés sur leurs grands chevaux, passent donc la frontière. Mais de l’autre côté, c’est en français que l’on chante ! La langue commune, dans cet îlot de poètes, se conte en alexandrins. Demy doit évidemment beaucoup à Minnelli et à Donen, et c’est très naturellement qu’il paie son tribut en offrant à Gene Kelly un rôle à sa mesure, et à George Chakiris (ex-chef d’un gang de « requins » dans la « West Side Story » de Robert Wise) l’occasion d’aller draguer les belles du vieux continent. Auprès des Demoiselles, Jacques Demy voit double : Boubou, Lola-Lola, double-croches, double dames (monsieur cherche sa madame), sans parler des jumelles nées sous le signe des gémeaux (tandis que Gemini 10 part à la conquête des étoiles). « Jacques voulait une musique principalement optimiste, euphorisante, comme un tourbillon de vie » se souvient le compositeur de ces charentaises enchantées. Oh bien sûr, ceux qui préfèrent les couleurs de Hampton ou de Basie à celles de Michel Legrand feront grise mine, peut-être adoucis par les vibrations chamarrées des personnages : le jaune citron de la chemise de Bill au bleu azur de celle d’Etienne, les Jules et Jim qui voudraient bien mettre les jumelles Garnier dans leur lit.

Mais tous dragueurs et danseurs soient-ils, les marins sont biens plus charmants que ces deux forains réunis (« en vérité on est poètes » prétendent-ils). Jacques Perrin, le matelot aux cheveux peroxydés, est lui un vrai baladin. Peintre-poète, il cherche à tout crin son idéal féminin, une quête abstraite qu’il aura tenté de représenter sur un tableau « platement figuratif » comme dirait le galeriste Lancien (« le portrait et l’amour ne font plus qu’une image » lui répliquerait le poète-soldat). Demy nous laissera le soin d’imaginer l’issue de cette recherche (c’est le pompon !). Quoiqu’il en soit, il préfère de loin la romance à la bagatelle, la mélodie du mélodrame à la litanie du sport en chambre. Et les baisers sont ici si rares qu’ils ne s’offrent que du bout des lèvres. Les démonstrations de virilité n’ont pas leur place chez Demy, comme chez Guillaume Lancien (l’ex de Delphine), le galeriste prétentieux qui passe son temps à faire du shot-painting dans son boui-boui d’Art Moderne.

Pendant que d’aucuns s’expriment dans la joie et la bonne humeur, d’autres défilent à Rochefort, tous ces hommes qui ont la folie des armes, et qui passent leur temps à vouloir faire la guerre dans la France du général De Gaulle. N’oublions pas le fiancé malheureux de Catherine Deneuve qui partait pour l’Algérie dans « les parapluies de Cherbourg ». Ces velléités bellicistes navrent le subtile Dutrouz qui se croirait revenu en 39. Demy déteste la guerre, et pas qu’à moitié. Il en a gardé un souvenir pénible lors de l’occupation. Mais quand on lui parle d’uniformes, il imagine une farandole chamarrée, une succession ininterrompue d’entrechats qui nous emmènent d’un lieu à un autre : marins, soldats, gendarmes, badauds colorés et basketteurs aériens, bonnes sœurs nous conduisent dans les rues de la ville, organisent la circulation mieux que n’importe lequel des agents de police.

Rochefort resplendit des couleurs de l’été tandis que « tout va mal » ailleurs dans le monde selon les dires du journal. Madame Yvonne s’en désole, la délicieuse Danièle Darrieux qui n’hésite pas à donner de la voix pour égrener ses infortunes de cœur. Deux filles d’un premier lit, puis un petit dernier qui ne connaît pas son père, c’est la trajectoire d’une femme moderne et indépendante qui assume ses errances sentimentales. « A présent je suis seule et je n’ai plus vingt ans » se lamente-t-elle en distribuant des portions de frites à ses clients, « l’élégance du corps au service du trivial » comme l’écrit joliment sa biographe Clara Laurent. Bientôt quinqua mais toujours pimpante, Madame D donne à Demy l’idée du jeu sur les apparences, laissant imaginer aux deux dragueurs de passage qu’elle serait la sœur des jumelles, qui elles seraient les tantes du petit garçon (« c’est pas ma tante, c’est ma frangine ! » corrige immédiatement l’espiègle Boubou). Jacques Demy « aimait sa beauté élégante, ses manières gracieuses, son humour, l’équilibre en elle de la légèreté et de la mélancolie. Il a retrouvé chez Catherine tout ce qu’il avait adoré chez Darrieux. » dira plus tard Agnès Varda.

Représentant la génération précédente, il y a Subtil Dutrouz, l’ami de pépé, un ancien de Salonique. C’est sans doute là-bas qu’il a appris l’art du découpage, le moyen le plus efficace pour faire entrer une danseuse dans une malle en osier. « Et lui qui faisait des manières pour découper le gâteau ! » conclut Yvonne qui ne manque assurément pas d’humour noir. Il y a en effet des choses plus graves dans la vie que ces tueurs métaphysiques dont les exploits remplissent la colonne des faits divers. Il y a l’errance des âmes et la détresse des sentiments, une ronde de personnages qui jouent à cache-cœur, filmée comme du Max Ophüls (à qui Demy avait dédié sa « Lola »), dans de longs plans-séquences touchés par la grâce, souples et vertigineux. « Ophüls et Demy sont les deux maîtres cette obstination de transmettre au spectateur le goût de la vie » a dit un jour André Téchiné. Cette Rochefort en couleur semble nager dans le bonheur, « mais, le bonheur n’est pas gai » disait Jean Servais dans « Le Plaisir » du grand Max. Les Demoiselles de Jacques Demy furent ainsi bientôt frappées par un terrible deuil, avec la disparition brutale de Françoise Dorléac, promise à une carrière à la Audrey Hepburn (initialement envisagée pour le rôle de Solange).

A Rochefort, on construit des bateaux. C’est sur un journal de mer que Jacques Demy a griffonné les premières notes de ce vaisseau coloré en partance pour une consécration cannoise. Un film aux teintes chamallow dont les chabadas sont loin de convaincre la majorité. Les goûts et les couleurs… Sur ces désenchantés, la critique et cinéaste Axelle Ropert a peut-être une théorie : « Demy a en horreur deux choses : le naturel, la vraisemblance. Pas par préférence pour la minauderie, mais parce que la gêne que suscite son cinéma, l’artifice profond qui le constitue est le couteau qui cisaille nos habitudes qui sont si souvent des censures. » Elle pourrait vous parler de ce film, de ses refrains, elle pourrait vous parler de lui sans doute jusqu’à demain. Mais le temps presse désormais, et il ne faudrait pas rater l’heure du prochain transbordeur.

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36 réflexions sur “Les DEMOISELLES de ROCHEFORT

  1. Qu’ajouter ?
    Je suis de ceux que le naturel et la vraisemblance nont pas heurtée.
    Au contraire…
    C’est une féerie.
    Ma petite fille y a goûté et est, paf, tombée dans le panneau. Dans tous ses jeux de rôle elle s’appelle Solange.
    50 ans ??? P….. où sont-ils passés ?
    Un de ces films dont je peux dire que je le connais par coeur (comme les Parapluies…) et dont j’entends encore les sonorités :
    C’est Dutrouz, un ami d’pépé…
    Il va en perm’ à Nantes…
    Ah non je l’ai…
    Un nom fort détestable. ..
    Votre combinaison dépasse…
    Les filles après tout… y’en a plein les magasins…

    Et la mère qui ne reconnaît pas sa fille sur le tableau…platement figuratif.
    Et Solange qui dit son fait à son amoureux.
    Et les filles qui proposent à 2 inconnus daller chercher Boubou à l’école :-)))

    Et j’en passe, je crois que tu l’as vu 🙂

    Et… GENE KELLY dont je tombe définitivement amoureuse fa la do la do mi mi la sol fa. Cette fossette ce sourire !!! (ces fesses !!!)

    Ah tu me donnes furieusement envie de le re re re re re… voir

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  2. A la lecture de ton texte, qui fait sans arrêt subtilement écho aux paroles de Demy, les mélodies comme pour compléter le souvenir reviennent à l’esprit et se chevauchent.

    Tu as raison de préciser que tout n’est pas enchanté dans la bulle de Demy, qui d’ailleurs n’est bulle qu’à moitié. Il y a aussi toutes les inquiétudes que tu relèves : « tous ces hommes qui ont la folie des armes », mais nous on préfère « tous ces hommes qui ont la folie des dames ».

    Kelly, il y a belle lurette que ma fille et moi en sommes tomber amoureux (moins pour ses fesses ceci dit que pour ses pas). Et c’est heureux, Pascale, d’entendre que les petits enfants tombent sous le charme. Tout Gene Kelly devrait être inscrit au programme obligatoire des maternelles aux lycées, voire au programme obligatoire de toute une vie (source de tonicité et de bonheur assuré).

    Kelly qui aurait pu accepter de concevoir toute la chorégraphie du film (puisque Demy le lui avait proposé), mais sa flamme malheureusement n’était plus aussi vive quand dans les décennies passées.

    Un conseil également, le quadruple disque sorti par Varda et Legrand en décembre dernier je crois. Les chansons originales en qualité extra, les pistes de travail de Legrand, les instrumentaux si jazz (influence de Bernstein et de quelques autres grands j’imagine) et des reprises qui font si neuf tant les originaux demeurent indémodables.

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  3. Une éternité que je n’ai pas vu ce film, mais je l’ai en tête comme si je l’avais vu hier ! Mon Demy préféré, plus joyeux que Les Parapluies de Cherbourg mais tout de même avec son lot de mélancolie. Puis il y a Gene Kelly et Françoise Dorléac… Juste parfait ! Merci pour ce très bel article !

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    • C’est un film qui trottera éternellement dans nos têtes, et c’est toujours avec un plaisir ravi qu’on le revoit à chaque fois. Une magnifique porte d’entrée dans l’univers si riche et si nuancé bâti par Jacques Demy.

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  4. Quand je lis ça je suis presque embêtée de n’avoir pas tellement accroché au film lorsque je l’ai vu il y a de ça quelques temps … j’en ferais un deuxième visionnage.
    Très bel article en tout cas, j’adore cette écriture passionnée et prenante !

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  5. Mhh, pourtant, il paraît qu’à Rochefort, il reste des stigmates du tournage. Des façades colorées, des bornes à incendie roses…
    Je m’attendais d’ailleurs à ce qu’il y ait des évènements spéciaux pour le cinquantième anniversaire du film en 2017, mais en fait non. ^^’ Ou alors, je n’ai pas vu ça au programme.
    Toujours en est-il que le film reste culte !

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  6. Un film magnifique. On dit « un classique » ? Après, je dois avouer que, comme LES PARAPLUIES DE CHERBOURG m’a toujours beaucoup plus chamboulé, j’aurais tendance à regarder ces DEMOISELLES d’un peu haut. Mais j’aurais bien tort, finalement.

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  7. C’est vrai qu’il n’y a rien de vraisemblable ni de naturel dans ce film et c’est sûrement ce qui fait son charme. Et, bizarrement l’esthétique est tellement démodée et typiquement « années 60 » que ça devient indémodable et intemporel.
    Bravo pour cette belle chronique, qui analyse bien les choses !

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    • Merci Marie-Anne,
      C’est intemporel peut-être aussi par la virtuosité de mise en scène dont fait montre Demy dans ce film. J’avoue que je le revois toujours avec le même plaisir, celui qui me donne envie de chanter et de danser dans un monde plus coloré, peuplé de marins à pompons et de forains au pied léger.
      Très belle soirée.

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