PLACE PUBLIQUE

Tout le monde en parle

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« Andy Warhol a eu à  la  fois  raison  et  tort : ce n’est pas un quart d’heure mais une minute de célébrité auquel tout le monde prétend aujourd’hui. Mais autrement, il a tout juste. »

Jean-Pierre Bacri

Dégoûté de la couleur, l’amer Bacri s’habille de sombre. Il a chaussé ses lunettes noires pour une nuit blanche vers laquelle le conduit son chauffeur dans sa belle cylindrée. Il va la passer en joyeuse compagnie, celle de la grande famille du show-biz où il a donné rendez-vous à son inséparable complice Agnès Jaoui. Juste une paire de demi-dieux qui connaissent la chanson, ils ont cette fois bien l’intention de l’entonner en « Place Publique », en un film choral, elle derrière la caméra et lui sous le postiche.

Mais à qui peut bien ressembler Castro dans ce costume de jais ? Qui est ce type au nom de révolutionnaire marxiste devenu animateur-star, qui fait de l’audience en assaisonnant des invités à demi-bourrés dans un talk-show racoleur ? « Vous voyez bien qui je veux dire : il y en a quatre ou cinq qui tirent les choses vers le bas. » assène pour la promo un JPB sans livrer aucun nom sur la « Place Publique ». Aux autres le soin de balancer, de faire les raccourcis, de subodorer ou de supputer. Ce qui anime l’acteur/auteur c’est « la rage », celle que crache Keny Arkana dans l’autoradio de la Jag, celle du voisin Delavenne qui n’en peut plus de cet insupportable bruit « médiatique ».

Ça ne tourne plus rond à Saturnin depuis qu’une productrice télé en vue a investi les murs du château et invité son petit milieu à profiter d’un samedi à la campagne. Madame le Maire est toutefois ravie, pendant que Samantha, serveuse d’extraction locale, ouvre des yeux ronds au défilé des célébrités qui lui sont servies sur un plateau. « 35 minutes de la Porte de Saint-Cloud » (quand on ne se plante pas sur le GPS) se gargarise Nathalie la parisienne, un vrai petit coin de paradis à un jet de salive de la capitale. Enfin presque, car il y a tout de même le chien du voisin qui n’arrête pas d’aboyer, suscitant le vif agacement de la maîtresse de maison interprétée avec délectation par la formidable Léa Drucker. Elle est la seule à inscrire en lettres capitales un authentique nom de télévision sur l’affiche de cette « Place Publique ». Pure coïncidence sans doute, comme le serait toute ressemblance du reste de la joyeuse assemblée avec des personnes existantes. « C’est une caricature » n’a de cesse de répéter Nina (Meurisse dans la vraie vie), fille de divorcés qui s’est construit une carrière dans l’écriture de romans d’inspiration autobiographique. Autant dire que son grincheux paternel ne l’entend pas de cette oreille, et que sa daronne, toute à sa philanthropie, n’a même pas pris le temps de regarder à deux fois le portrait peu flatteur que fait d’elle sa fille si douée pour l’écriture.

Agnès Jaoui nous prévient d’emblée qu’au bout du conte, la nuit va être chaude, que ça sent le règlement de compte entre cuisine, dépendances et salon de jardin. Pour badigeonner ce petit monde au vitriol et pendre tous ces pingouins de la télévision au bout de la crémaillère, Bacri et Jaoui ont bien compris qu’il valait mieux les prendre au piège dans un lieu clos, et tourner le tout en « une affaire de famille » comme au bon vieux temps. Si chacun en prend un peu pour son grade dans cette comédie noire, ils ne se sont pas pour autant servis les plus beaux rôles : à lui l’animateur télé acariâtre et cynique qui se donne de l’importance pour oublier le naufrage de sa vieillesse et de ses audiences, à elle la militante des droits de l’homme qui croit encore à une romance possible avec son bel amant humanitaire.

A ce grand bal du pathétique, Bacri et Jaoui ont invité les potes de toujours, tels Sam Karman, en ingé-son qui refait surface, ou Evelyne Buyle, propulsée première magistrate de la commune de Saturnin. La caméra navigue de convive en convive selon un ballet très bien réglé, captant au passage quelques conversations où les bons mots, les crises de couple, les aphorismes sur Big Brother et les karaokés se consomment comme des petits fours plus ou moins digestes. Pour autant, le couple à l’écriture a mis, en toute sincérité, ce qu’il avait sur le cœur, ramassé toutes les feuilles mortes et les regrets à la pelle pour les mettre dans un script sans concession. A leurs côtés, Olivier Broche (et son éternelle tête de Deschien), Grégoire Oestermann (l’agriculteur bio qui n’a pas la télé et qui se demande si « y a des gens connus que je connais ? »), Frédéric Pierrot ou encore Eric Viellard (un ex-rohmérien) constituent la vieille garde de cette assemblée très « motivée » pour se dandiner sur Zebda et se croire toujours dans l’air du temps, dans le tempo que susurre le Quintet Oficial reprenant de vieux standards sur un air de salsa, de fado ou de flamenco.

A l’autre bout de la piscine, c’est une autre génération qui allume des contre-feux autour de la seule véritable star du casting, le Youtubeur Mister V. Ce qui se trame dans cette Garden Party (qui tient un peu plus de Robert Altman que de Blake Edwards), c’est le spectacle de la fissuration à la française : c’est la fracture Paris-Province, le conflit des générations, le vieux monde du petit écran contre les jeunes Turcs du World Wide Web. Son discours sur ces mondes qui ne se parlent plus (se sont-ils un jour rencontrés ?) n’a pas vraiment bougé depuis « le goût des autres » : Bacri a toujours un chauffeur, il a juste troqué la moustache contre la perruque et Chabat contre Kevin Azaïs. La tension est à son paroxysme quand retentit le premier coup de fusil, feu d’artifice annoncé dès le début. Shooting / no shooting ? De sa touchante naïveté, Agnès Jaoui veut croire encore à un avenir meilleur, à la faveur d’une rancœur commune, d’un rapprochement de circonstance, et ce malgré les selfies, les likes et tant que vivra la ménagère.

« Place Publique » est édité en DVD et BR par Le Pacte, disponible à partir du 22 août 2018.

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15 réflexions sur “PLACE PUBLIQUE

  1. Je trouve que Jaoui s’est donné le beau rôle comme toujours (même sur l’affiche, pas de place pour Léa ni personne d’autre…) Même si elle n’y comprend rien à l’amour (et se fait planter en beauté.) et à la maternité, c’est toujours la généreuse qui veut sauver son prochain, voire celui d’après, mais peu importe… ça pétille toutes générations confondues et ça voit juste sur plein de points.
    Notamment Bacri et son point de vue sur l’âge…

    Et rien que pour ce générique de fin… à l’arrière des berlines… bon sang ce générique, j’en reprendrais bien.

    Et bien sûr Kevin Azais, assis sur sa chaise ou adossé à la voiture. Un acteur passe…

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    • Beau rôle… faut voir, si le beau rôle c’est celui de la bobo qui n’écoute pas son deuxième mari mais se sent investie pour la défense de toute la misère du monde. Un rôle assez pathétique je dirais (et en même temps je ne peux pas m’empêcher d’y voir une autocritique assez franche), comme toute la distribution soit dit en passant, à part peut-être ce riverain énervé. Après, sur l’affiche (pas très vendeuse d’ailleurs), je te l’accorde.

      Pour le générique, je ne peux que te suivre évidemment. La chanson est déjà géniale, mais quand Bacri la reprend avec ses « osez, osez, Samantha ! », trop drôle.

      Et le petit « combattant » qui attend sagement dans le couloir est très bien, c’est vrai.

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      • Oui j’hésite à voir ça comme une autocritique. Je me tâte. BIen sûr elle se fait pas mal tacler… par sa fille, son ancien amoureux… en même temps ce côté défenseuse des droits de l’humanité me semble plus valorisant que celui du Bacri qui ronchonne sans cesse et pourtant balance des vérités pas idiotes du tout.

        Cette chanson est une merveille de la création et Bacri la fait sienne. C’était pas gagné. Magnifique moment. Personne ne mouftait dans la salle.

        Petit combattant deviendra grand…

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  2. J’avais lu, ici et là, que notre duo de comédiens/scénaristes/réalisateurs se contentait de jouer sur cette Place Publique le même refrain d’autrefois. Mais à te lire, il semblerait tout de même que Jaoui/Bacri aient consenti à légèrement moderniser leur accords. Peut-être me laisserais-je tenter un de ces quatre.

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