BLACKkKLANSMAN

General Lee

blackkklansman

« Cela dit, l’avenir n’est pas très brillant. Il y a de plus en plus de répression et de brutalités à l’égard des Noirs. Le Klu Klux Klan se réorganise, assassine des gens, gagne des élections, fait élire ses membres, sans que les deux grands partis fassent quoi que ce soit pour l’arrêter. »

Larry Clark, propos recueillis par Jeanine Euvrard, in Cinema Action : le cinéma Noir américain, 1988.

On croirait à un gag. Et pourtant l’histoire de Ron Stallworth, le flic Noir qui a infiltré le Klu Klux Klan, est authentique. Spike Lee ne manque pas de le rappeler avec insistance après que ce soient inscrites en lettres majuscules le titre de son adaptation du « Blackkklansman ». Back to the seventies, cols pelle à tarte et coupe afro pour un revival grinçant qui vire au brulot politique directement adressé à ce Public Enemy qui a mis la main sur le bureau ovale.

Spike a la rage, encore et toujours. « Let me tell you the story of Right Hand, Left Hand » annonçait le grand gaillard au ghettoblaster de « Do the Right Thing ». Depuis toujours, Lee se définit entre l’Amour et la Haine, le Bien et le Mal, le Noir et le Blanc. Dans « Blackkklansman », ce sont les deux visages de son pays qui entrent en collision, s’entrecroisent et s’entremêlent, se fondent en un pour défendre la bonne cause. D’un côté il y a les Blancs qui pavoisent aux couleurs du suprématisme, de l’autre les Noirs sous l’empire des prophètes Blacks Panthers. Aux yeux de Spike Lee, évidemment, il n’y a pas d’équivalence dans le propos. Le héros de cette histoire, interprété par John David Washington (le fils de celui qui fut son « Malcolm X »), en entrant dans la police, veut d’abord se placer sous le signe de la Justice universelle, sous l’autorité du Droit de son pays. Mais ce que Spike Lee n’oublie pas, c’est que les fondations de ce Droit ont été bâties par des colons à la peau claire, et qu’ils l’ont écrit de leur point de vue. Et parce qu’il fait et enseigne le cinéma, il sait combien les images peuvent forger les mentalités, contribuer à « la Naissance d’une Nation ».

Il se trouve qu’au tout début des années 80, Spike Lee était déjà l’auteur du court-métrage « The answer », une comédie narrant l’histoire déjà ahurissante d’un scénariste noir au chômage contacté par un producteur en tenue de Clansman pour diriger un remake du film de D.W. Griffith. Autant dire que cet épouvantail poussiéreux est depuis longtemps dans le collimateur du réalisateur (Tarantino en avait également fait un savoureux moment de « Django Unchained »), redevenant à l’occasion d’un baptême cagoulard l’œuvre messianique de la pensée raciste (au même titre que pouvaient l’être « le Juif Süss » ou les films de Leni Riefenstahl aux yeux des nazis), une scène dont le comique est battu froid en montage parallèle (si cher à Griffith, Lee retournant l’arme de son ennemi contre lui) par le récit atroce d’un lynchage que narre l’un des pères de la cause noire au cinéma, Harry Belafonte.

Avant de se payer « le père du cinéma », Lee épingle à sa manière un autre monstre sacré cher aux Américains : « Autant en emporte le vent ». « Il a romantisé le Sud et l’esclavage. Pire, il a fait perdurer deux idées nocives : l’une selon laquelle les Confédérés n’avaient pas vraiment perdu la guerre, l’autre qui dit que l’esclavage n’avait en fait rien à voir avec la guerre de Sécession. » explique Spike Lee dans la presse. En ouvrant son film avec ce champ de cadavres gisant sous la bannière du Dixieland et le refermant sur les images de la voiture qui écrase la foule à Charlottesville, l’idée est bien de montrer que le combat pour l’égalité des droits n’est pas terminé, que cette lutte est plus que jamais d’actualité, qu’elle l’a toujours été.

« Fight the power ! » puisque Spike Lee se propose avec « Blackkklansman » de déclarer la guerre des images. Il s’y connaît en la matière, en joue largement pour faire de son policier Noir un archétype « Blaxploitation », qui quitte bien vite le bleu de travail pour une tenue plus « Shaft » en intégrant le département du renseignement. Le piège qu’il tend par inadvertance à « l’Organisation » locale va le conduire à collaborer avec un flic blanc incarné par Adam Driver, sa doublure sur le terrain. Spike Lee trouve là une bonne occasion de battre en brèche une de ces idées reçues solidement ancrées dans l’inconscient collectif qui voudrait que l’appartenance à un groupe ou une communauté se détermine par un discours ou une apparence physique. Ainsi le script s’amuse-t-il, avec une certaine jubilation, à tromper le « grand sorcier » du Klan David Duke qui pense pouvoir identifier un Noir par son phrasé particulier, ou à mettre dans la bouche d’un Noir ou d’un Juif tout le vocabulaire et l’argumentaire racistes. De la même manière, Lee se défie du critère physique en permettant à Philip Zimmerman, la doublure de Stallworth qui se trouve être d’origine juive (« Flip, tu es juif ? » lâche Ron interloqué tel De Funès dans « Rabbi Jacob »), d’intégrer le très antisémite cercle des suprémacistes.

Il s’agit d’abord et avant tout de faire sallir la bêtise crasse de ces comploteurs WASP qui, pour la plupart, prennent modèle sur l’image que renvoie leur représentant actuel à la tête du pays (« America first » clame David Duke à l’assemblée de ses « chevaliers » réunis). On trouvera parmi eux l’indispensable excité du flingue, le très méfiant Felix que se charge d’interpréter avec une délectation finlandaise Jasper Pääkkönen, petit caporal d’une bande d’abrutis au milieu desquels surnagent un improbable Ivanohe ou l’obèse épouse Connie.

Ces portraits de rednecks stupides annonçant la couleur tranchent évidemment avec ceux de ces Black and Beautiful militantes des Civil Rights emmenées par la très jolie Laura Harrier. Cet effet caricatural participe à verser le film au rang des comédies, ce dont se défend de manière virulente le réalisateur : « C’est pas une comédie ! Il y a de l’humour, ok, mais personne ne glisse sur des peaux de bananes. L’idée c’était au contraire de raconter cette affaire de façon réaliste et crédible, pour mieux souligner l’absurdité du racisme, l’absurdité de la haine. » Difficile pourtant de gober sérieusement ces entretiens téléphoniques durant lesquels tout le poste de police se tord de rire, la conclusion rocambolesque du « plan B » ou la manière dont le faux Stallworth est introduit dans le cercle restreint des aryens convaincus par sa bonne mine et ses justifications vaseuses.

Difficile donc de prendre au sérieux ce qui se refuse à assumer ses outrances, décrédibilisant un tant soit peu la juste cause qu’il défend et laissant apparaître ses coutures d’agit-prop. Très rapidement, le film perd du crédit, comme biaisé par son parti-pris qui devient suspect. Qu’importe, Spike Lee aura son prix à Cannes, et peut se targuer d’avoir le soutien d’une jeune génération qui suit son panache, comme Jordan Peele qui apparaît ici comme producteur et dont le saisissant « Get out » en avait scotché plus d’un. Jamais vaincu, Spike Lee, quoi qu’on en dise, pèse encore dans la lutte.

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41 réflexions sur “BLACKkKLANSMAN

  1. Salut Princecranoir
    Je n’ai pas encore vu le film mais ton papier confirme les doutes que j’ai sur lui : un film voulu séreux et grave mais qui finalement se contente de tirer un parallèle grossier (et facile) entre présent et passé et tente de sauver son côté sérieux par une séquence finale donnant à voir un évènement tragique récent qui ne manquera pas d’alimenter les discussions en sortie de salle. J’avoue ne pas être client de ce type de procédé.
    La semaine dernière est ressorti en salle en version restaurée The Intruder, un film réalisé in situ en 1961 par Roger Corman. Je l’ai chroniqué chez moi. Si tu ne l’as pas vu, je t’encourage à aller le voir; Le sujet est voisin : ségrégation de la communauté noire, KKK, discours populistes, etc. Un grand film méconnu.

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    • J’avais repéré la chronique chez toi. Je connais le film de Corman de réputation par mes lectures mais je n’ai jamais eu l’occasion de le voir (et je me refuse à me taper une version pourrie sur YouTube). Je ne sais pas s’il passera près de chez moi mais je suppose qu’une édition DVD digne de ce nom devrait sortir d’ici peu.

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  2. En province, les ressorties sont rares. Ca m’enrage aussi. J’ai découvert The intruder lors de sa diffusion il y a quelques mois à la TV (sur Cine+ ou OCS, je ne sais plus). C’était une version non restaurée mais de bonne qualité (probablement celle du DVD sorti il y a une dizaine d’années). La bande son avait quelques faiblesses. La version restaurée devrait effacer ces petits désagréments. Elle est distribuée par Carlotta Films : http://carlottavod.com/the-intruder. Ils font généralement du bon boulot donc probable distribution DVD/BR à venir, voire en VOD. A suivre.

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  3. J’attends de voir et le guette sur les écrans alentours. Mais les films de Spike Lee qui portent sur l’engagement noir, ou a minima traitent de la question raciale, sont je crois suffisamment nombreux, et pour certains ont suffisamment marqué, pour lui assurer le respect des jeunes générations -noirs et sympathisants- pendant un moment.

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    • Je crois que c’est le combat de sa vie et le moteur de son œuvre. En cela, il s’inscrit dans la lignée des Belafonte, Ossie Davis, Gordon Parks, Melvin Van Peebles et j’en passe, qui ont toute leur vie milité pour la cause des Noirs aux USA. Spike Lee fait du cinéma militant, ce qui en fait presque un genre à part entière. Cela ne doit pas néanmoins lui faire oublier de faire du bon cinéma. 🙂

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  4. On peut chipoter (je chipoterai aussi… les scènes au téléphone… bon… oui… dispensables..) c’est quand même un putain de film. Il y a des scènes qui remuent les tripes non ? Le parallèle entre Naissance d’une nation et le récit du lynchage… virtuose.
    Spike a toujours la rage et c’est bon et c’est sûrement pas simple quand on est pas du bon côté de la cagoule (non mais quel costume ridicule !!!
    Quizz ==》C’est encore la femme de truc qui les a cousus ???).
    J’essaie d’imaginer comment un blanc traiterait le sujet.

    Je ne savais pas que Denzel avait un grand garçon acteur.
    Je n’ai pas reconnu Harry :-(‘
    Ce blog est une mine 🙂

    The intruder est sorti chez moi. Une seule séance… horaire pas simple. J’espère le voir.

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    • Tu noteras que ladite scène du montage parallèle « griffithien » est citée au titre des bonnes idées du film. J’ai découvert également très récemment que tout le folklore avec les tenues blanches et les croix qui brûlent provient du bouquin de Dixon adapté par Griffith, don n’existait pas dans le KKK de l’époque de « Django Unchained ». Il semblerait donc que cette imagerie soit née de la mise en scène cinématographique !

      As-tu reconnu au moins Alec Baldwin au début (sans doute la partie la plus hilarante du film), caricaturiste officiel du président Trompe ?

      Il faut que je voie cet « Intruder » !

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  5. J’ai bien noté, t’inquiète !

    D’où que provienne le costume, Couentine a bien fait de s’en moquer.

    J’ai reconnu par contre Alec après un temps d’adaptation. J’ai ADORé cette scène et les raclements de gorge comme si l’artiste allait entrer en scène pour sa grande scène du II. Je trouve Alec Baldwin meilleur de film en film… mais ça fait 20 ans que je dis ça.

    Et côté Black is beautiful : j’agrée.
    Mais le Chef Bridges, blanc de blanc, j’en ferais bien mon 4 heures (et mon midi aussi). Faut-il que je me penche sur New York Unité Spéciale ?

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    • Blackkklansman n’est pas une comédie débridée, c’est même ce qui fonctionne le moins quasiment dans cette affaire policière qui ressemble à une farce.
      Par contre, comme je le détaille plus haut, le film n’est pas dépourvu de qualités et de réflexion, ce qui, sans le rendre indispensable, peut faire l’objet d’un déplacement digne d’intérêt.

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  6. Bonjour princecranoir, je vais mettre ton billet en lien. Billet qui malgré tes quelques réserves donnera envie d’aller voir le film. J’ai bien noté que l’un des plus affreux des suprématistes américains est un Finlandais. Et j’ai oublié de mentionner que Michael Buscemi qui joue un flic ressemble beaucoup à son frère. Bonne journée.

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  9. Il était temps que Spike Lee revienne avec un bon film. Beaucoup ri devant le film, souvent jaune mais ça fonctionne. Et bon Lee qui se justifie en disant que ce n’est pas une comédie, alors que le mec insiste sur certaines situations (je pense à une scène d’explosion qui est hilarante tant elle apparaît comme une visualisation de l’expression « l’arroseur arrosé »). Pas eu de choc comparé à beaucoup sur la fin. C’est le cheminement logique développé par le film. Les débiles racistes resteront des débiles racistes. Ils ne changeront jamais, comme ceux qui s’éclataient devant Naissance d’une nation s’éclate encore devant dans leurs cercueil (métaphore). C’est ce que montre les dernières images qui me paraissent un peu moins racoleuses que celles qui terminaient Traque à Boston , où là on tombait dans le docu-fiction à deux balles comme tu en vois plein l’après-midi à la télé.

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          • Ah clairement ce n’est pas moi non plus qui va faire la promo du Bigelow. Déjà que je ne suis pas trop fan de sa tendance faussement documentariste de ces dernières années, mais là je dois avouer avoir beaucoup de mal avec la manière de faire. Plus j’y repense, plus je pense que le grand brûlot qu’elle aurait pu faire a été totalement gâché par sa manière de faire actuelle. Au final, on préféra d’elle un certain Strange days qui tapait au bon endroit en étant lui une totale fiction.

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    • Encore un problème (décidément !) : que tous les rednecks soient débiles. La conquête du pouvoir est-elle à ce point aisée pour que les plus cons, à condition d’être ultra réac, puissent accéder aux rênes du pouvoir ?

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      • Le prochain brûlot d’agit-prop de Michael Moore viendra sans doute nous éclairer à sa manière sur cette lecture sociale et conjoncturelle.
        Il n’en reste pas moins en effet que l’hybridation comédie/documentaire est ici problématique.
        De ce fait, dans un ordre d’idée assez proche, je me remémore soudain l’irrésistible « Zelig » de Woody Allen, qui ne se privait pas d’utiliser lui-aussi les archives et les mettre au service de son propos comique et politique. Certes, la rupture de ton n’était pas de mise comme chez Lee, mais l’hybridation me semblait alors tout à fait habile.

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  10. Je partage les mêmes réserves finalement. Le film est très cool, mais il y a un déséquilibre de ton qui nous laisse insatisfaits.

    La différence dans les régimes d’images employés me gêne aussi. Spike Lee veut toucher un très grand nombre mais c’est au risque de gâcher son film. La fin me donne l’impression qu’il n’a plus confiance dans la force du cinéma. Et ça veut dire aussi que Naissance d’une nation s’affirme à côté comme un objet autrement plus puissant, car il n’est que cinéma et idées de cinéma.

    Le montage alterné entre les deux réunions noire et blanche est superbe mais me laisse aussi dans l’interrogation. Je me dis que la scène avec Bellafonte se base sur une histoire vraie de lynchage avec de vraies photos et je ne sais pas quoi penser de ce témoignage mis en scène. Cela pose à mes yeux une question de morale, un mélange de vérité et de fiction qui à ce niveau-là pose problème, en tout cas me contrarie.

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    • On peut se laisser aller à penser qu’en effet le film de Griffith a acquis un pouvoir de fascination qui lui a échappé totalement.

      Là où je m’interroge également, c’est sur le regard que porte Spike Lee à travers le discours de Ron vis-à-vis de son collègue juif. J’y perçois une sorte de mépris de celui qui refuse d’assumer son origine, et surtout une sorte de reproche à sa communauté pour être restée aussi passive (pour ne pas dire lâche) face à la menace fasciste. Autrement problématique, n’est-il pas ?

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