WEST SIDE STORY

Gangs of New York

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CAPULET.
— Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne sont pas — affligées de cors aux pieds vont vous donner de l’exercice !… — Ah ! ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes — refusera de danser à présent ? Celle qui fera la mijaurée, celle-là, — je jurerai qu’elle a des cors ! Eh ! je vous prends par l’endroit sensible, n’est-ce pas ?

William Shakespeare, Romeo and Juliet, Acte I Scène V, 1597

Lorsque s’avance Fred Astaire près du pupitre sur lequel est posée la statuette du meilleur film en cette 34ème cérémonie des Oscars, on lit dans son regard qu’il se doute déjà du nom de celui à qui il va remettre la récompense. Il ne le connaît que trop, car il a commencé comme monteur sur un des films musicaux que l’acteur/danseur a tournés avec la belle Ginger dans les années 30. « The winner is West Side Story », et c’est sous un ramdam de cris et d’applaudissements que Robert Wise monte sur scène pour empocher la dixième récompense qui vient couronner son film, une moisson pour le moins exceptionnelle, voire même historique.Au-delà de la consécration par les pairs, il y a l’œuvre, devenue Trésor National américain, un petit morceau d’Histoire du Cinéma qui bougea quelque peu les lignes du Musical tout en cherchant à dire quelque chose sur son temps.

Quand « West Side Story » quitte l’affiche de Broadway pour renaître en cinémascope et Technicolor, le Président Kennedy est en poste depuis quelques mois, déjà responsable du fiasco de la Baie des Cochons. Le tango s’annonce tendu entre l’Amérique Blanche du Nord et celle du Sud au teint plus latino. « I like to be in America ! » chantent pourtant les belles chicas dans leurs robes colorées sur le toit d’un immeuble de New York City, emmenées sur un air espagnol par la pétillante Anita (la danseuse Rita Moreno empruntant pour l’occasion les cordes vocales de Betty Wand). Mais Nardo (George Chakiris qui n’a pas chaussé ses bottes de forain) et son gang de requins qui leur font face n’envisagent pas vraiment les choses sur le même ton. Les unes se réjouissent des avantages de la vie moderne et y trouvent les signes d’une émancipation possible, les autres une bien maigre reconnaissance sociale et leur latine virilité battue en brèche. Dans la rue d’à côté, territoire des jets, le constat n’est pas plus fier. Les donzelles qui courtisent les caïds de la bande n’ont pas franchement leur mot à dire, et quand il faut prouver à l’adversaire qui a la plus légitime, on fait jaillir la lame du cran d’arrêt hors du pantalon. Méfiance, rivalité et haine régentent le quartier arpenté en cadence par les petites frappes des deux gangs rivaux, prêts à s’écharper pour un regard ou un pas de côté.

Ce climat délétère, le scénario repris par Ernest Lehman se charge de l’entretenir par l’intervention des autorités policières, particulièrement celle du lieutenant Schrank (confié à Simon Oakland, véritable sosie d’Edward G. Robinson qui refera surface chez les « Charognards » et « les Têtes Brûlées ») dont le mépris pour cette racaille blanche n’a d’égal que le racisme dont il fait montre envers la communauté plus fraîchement immigrée. Un climat conflictuel dont Wise s’est depuis plusieurs films fait le pourfendeur, faisant descendre du ciel un apôtre de la Paix universelle « le jour où la Terre s’arrêta », ou en suivant le chemin rédempteur d’un jeune délinquant devenu champion de boxe. Ici, le quartier du West Side est filmé comme une nasse pour tous ces jeunes « marqués par la haine », excités, désœuvrés, rebelles sans cause rongés par des envies de révolte : leurs doigts s’agrippent au grillage qui enclot le playground, leurs poings cognent contre les murs de brique, leurs doigts claquent la mesure de leur foulée impétueuse et leurs sifflets sonnent le signal du ralliement tribal.

Cette Story a tout d’un piège tragique dans lequel la jeunesse de seconde zone bataille pour survivre en rythme et en jazz. Leonard Bernstein s’est pris d’affection pour la jeunesse. Sa musique aux envolées lyriques se veut vigoureuse, impulsive. Il l’invente telle une ode à la paix, ne lui choisit pas de camp, puisant sa richesse dans l’éclectisme de ses influences. Très harmonique mais possédant une métrique affolante, éloignée des courants ascendants de l’époque (pas de Rock’n’Roll endiablé ni d’Elvis pour se dandiner), elle a pourtant conservé intact son charme mélodique, sa capacité à faire vibrer la membrane la plus tendre du cœur de l’auditeur. « There’s a place for us, Somewhere » entonnent en chœur Maria et Tony, Natalie Wood (en frangine portoricaine qui a encore « la fièvre dans le sang ») et (le fadasse ?) Richard Beymer, les Juliette et Roméo de cette New York Love Story à l’âme véronaise. L’hymne, magnifique et magistral, sera repris à la fin de la décennie par la communauté noire en quête de Droits Civiques (notamment par Diana Ross et ses Supremes).

S’il connaît lui aussi la musique du quartier, le chorégraphe Jérôme Robbins sait aussi très bien la danser. Il est né sur le pavé de Manhattan, et se régale de pouvoir transformer ces rues en un immense espace de jeu aux possibilités infinies. Pas étonnant dès lors que Robert Wise ait pensé à lui pour codiriger ce film au budget colossal. Lui se régale des immenses possibilités graphiques qu’offrent les rues de la ville reconstituées en studio. L’austérité géométrique des façades, l’étagement des escaliers de secours (qui se change en balcon idéal pour la sérénade nocturne), le linge suspendu, les affiches politiques sérigraphiques et les graffitis sur les murs (réinvestis dans un générique de fin astucieux), tout l’environnement concourt à faire de cette transcription de l’œuvre musicale un festival de formes et de couleurs, magnifié par le travail d’orfèvre du grand chef opérateur Daniel Fapp.

« West Side Story » s’adosse à un contexte social pragmatique mais Robert Wise fait le choix à dessein de rendre cette réalité presque irréelle, voire onirique, usant de filtres et de flous : « Cela prépare le public à quelque chose de plus vaste que la vraie vie, qui sort de l’ordinaire. » expliquait-il dans un interview. Même le prologue d’introduction, très marqué par la touche de Saul Bass, annonce cette abstraction plastique. On y voit une représentation de Manhattan en un canevas de lignes verticales sur fond de couleurs changeantes, comme une partition musicale revue et corrigée par le pinceau de Mondrian. Elle est suivie d’un survol en plongée vertigineuse soulignant l’orthogonalité urbaine de la Grosse Pomme.

Robbins, quant à lui, se charge de mener la danse dans la rue et se montre particulièrement inspiré quand il faut repenser sur écran la puissance cinétique des chorégraphies qu’il a imaginées pour la scène. Les acteurs sélectionnés pour l’occasion se souviendront longtemps des mois de répétitions sur les lieux, des multiples prises réclamées par ce co-réalisateur pointilleux avant qu’il ne considère le bal du quartier, les retrouvailles pas si « cool » sur parking en sous-sol (« who’s bad ? ») ou le ballet de Maria qui se sent si « pretty » définitivement dans la boîte.

Comme le laisse entendre Lars Von Trier, « Les comédies musicales font partie du genre mélodrame, je suppose, mais celles que j’ai vues enfant n’étaient jamais vraiment dangereuses. On ne pleurait pas. Les comédies musicales, comme les opérettes, se caractérisent par leur légèreté. (…) Après, il y a eu le fantastique « West Side Story », avec une histoire plus dramatique. » Pour sûr, « West Side Story » aura marqué son temps, film charnière qui ouvre la voie à une nouvelle génération de films musicaux allant des « Demoiselles de Rochefort » à « Lala Land » en passant par « Dancer in the Dark » ou « Saturday Night Fever », sans compter le sublime « Rusty James » de Coppola, autant d’œuvres qui comme celle-ci, longtemps après leur vision première, nous entêtent encore.

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29 réflexions sur “WEST SIDE STORY

    • Il le reconnaît lui-même, pointant le manque de direction de Bob Wise. Un peu facile de se décharger sur le metteur en scène je trouve. Mais finalement, son côté boy scout gnangnan a quelque chose de touchant et contraste bien avec la troupe de loubards qui en a fait son idole.

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  1. Ah oui il ne manque pas d’air le Tony.
    Je me souviens de lui dans Le jour le plus long il était aussi mauvais et niaiseux. C’est la faute à Voltaire ? Ou à Zanuck ?
    Je n’ai jamais compris pourquoi il était le chef des Jets… ou des Sharks… ces Capulet et ces Montaigu, on sait jamais qui est qui.

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  2. N’en déplaise à Lars, il ne faut pas réduire toutes les comédies musicales d’avant 61 à de la légèreté. D’après ta citation, il les a vues enfant sans pleurer. Très bien qu’il les revoit adulte et en apprécie davantage la complexité et parfois, comme souvent chez Minnelli, la noirceur au-dedans. Bien sûr, il y a en a beaucoup de légères, mais le genre n’a pas attendu tout à fait Wise, même si celle-ci est géniale, pour porter le drame à l’écran.

    Et pour revenir à ton texte, je trouve amusante l’anecdote sur les Oscars, ça donne envie de voir l’extrait pour l’expression d’Astaire.

    Sinon, -je finis presque avec ce par quoi j’aurai du commencer- très chouette article qui tombe à poing nommé pour l’anniversaire de naissance de Bernstein. Sa partoch a d’ailleurs pas mal inspiré et inspire encore beaucoup, je pense à quelques groupes de prog notamment !

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