L’aveu
« Si blanc que soit ce champ,
si pur que soit un être,
nous agissons toujours comme dans l’obscurité :
à tâtons. Où se trouve la vérité ?
La neige tombe et tourbillonne. »Livre des Nô, Steinilber-Oberlin et Kuni Matsuo, 1929.
La nuit. Misumi entraîne son patron sur les berges isolées du fleuve Tama, le frappe violemment à la tête avec une clef anglaise jusqu’à ce que mort s’ensuive. Puis, il brûle son corps à même le sol. Sur son visage se dessine la grimace d’un homme en colère. Sur sa joue, une éclaboussure de sang le marque du fer de la récidive. Les preuves sont là, sous nos yeux : « The Third Murder », et c’est la peine capitale que lui promet le réalisateur à la Palme d’Or, Hirokazu Kore-eda. Mais de l’assurance à la circonspection, il est un chemin qu’il nous invite à rebrousser.
« On dit qu’un papillon jaune serait un papillon blanc qui aurait réussi à passer l’hiver », c’est du moins ce que laissait entendre un personnage de l’élégiaque « Still Walking ». Il se trouve que Misumi, interprété par le métaphysique Kôji Yakusho (l’acteur fascinant de « Cure », « Charisma » ou encore « l’anguille » dont Kore-eda tente « d’élucider le mystère »), élevait des canaris en cage dans son petit appartement de la banlieue de Kawasaki. Avant de commettre son forfait, il les a occis un à un, de ses mains, avant de leur offrir une digne sépulture. Tous sauf un, à qui il a laissé une chance de survivre, malgré le climat rigoureux et la Nature hostile. Parviendra-t-il à passer l’hiver ? Le canari jaune se sera-t-il changé en bel oiseau blanc ? Par la fenêtre de sa cellule, Misumi tente d’en attirer un jusque dans sa main, mais Kore-eda nous interdit de le voir. Quel que soit le sujet de son film, le réalisateur tient à ce qu’il y ait des images manquantes, que son récit soit fait d’un puzzle d’éléments duquel il aura pris soin de retirer des pièces. Pour lui, aucune place pour les certitudes, car la vérité toujours se dérobe. Nobody knows.
« On ne connaît jamais la vérité, autant choisir la plus avantageuse » se dit l’avocat Tomoaki Shigemori, lui qui refusa d’être juge comme son paternel, pour ne pas avoir à trancher. Le pop singer et comédien Masaharu Fukuyama, refuse cette fois d’être « tel père, tel fils » comme lors de sa précédente collaboration avec le réalisateur. Mais de l’eau va couler dans le lit du fleuve. En quête de rupture de thème, Hirokazu Kore-eda s’éloigne des rives de ses chroniques familiales pour s’essayer au drame judiciaire. Pas question de cloisonner l’intégralité de son récit dans le prétoire, Kore-eda préfère les préliminaires, cette recherche de parcelles de vérité qui pourraient éventuellement nourrir des circonstances atténuantes. Comme à son habitude, il tient à se déplacer sur le terrain, à s’imprégner des lieux, à se saisir de menus détails qui interpellent : un pot de beurre de cacahuète ici, une paire de baskets usées là. Mais d’abord il y a cette croix, noire de suie, formée au sol par le corps calciné de la victime, un motif que l’on retrouve sur les tombes faites de petits cailloux pour les canaris assassinés. L’avocat pourrait se contenter de cette évidence, mais la curiosité l’incite à creuser, pour atteindre la vérité à l’os.
« On se les gèle » se lamente Settsu, le collègue de Shigemori, en charge à l’origine du dossier Misumi. L’ambiance hivernale entre grisaille et anthracite composée par le chef opérateur Mikiya Takimoto, n’est qu’à peine rehaussée par les quelques notes minimalistes s’échappant du piano de Ludovico Einaudi, compositeur italien qui sait si bien distiller « le feu et l’eau » à la grande satisfaction du réalisateur. Au fond des intérieurs sombres comme au beau milieu des paysages fanés, la mort semble aller de pair avec le mensonge. Pour Shigemori, le face à face avec son client est l’occasion de briser la glace. Si dans un premier temps, le parti de la défense se tient à distance respectable de l’accusé qu’il défend, l’habile mise en scène de Kore-eda va faire en sorte de rapprocher les protagonistes, s’affranchissant de toute limite physique, changeant le plexi du parloir en un miroir dans lequel les visages se confondent.
A nouveau le personnage du père, figure problématique dans l’œuvre si personnelle de Kore-eda, se détache de l’intrigue policière. On retrouve d’un côté le flambeur qui néglige sa fille pour quelques paris ruineux, de l’autre l’éternel absent, absorbé par son travail mais rattrapé par un sentiment de culpabilité. Ici encore Kore-eda dissèque l’héritage familial et la faute parentale largement nuancée par la complexité des faits. Ainsi a-t-il pensé Misumi comme un être retors et énigmatique, une sorte de Janus aux multiples visages prisonnier dans une cage de verre, un Lekter coopérant, à l’appétit contenu mais aux voies tout aussi impénétrables. A moins qu’il ne soit tout bonnement qu’une « coquille vide ». Sur la piste des indices que le promis à la corde a laissé échapper, Shigemori avance à tâtons, cherchant dans la lumière à saisir un embryon de vérité. Sur la scène de crime, son regard croise celui d’une jeune boiteuse, petit chaperon rouge qui l’entraîne vers d’autres hypothèses. Suzu Hirose était « notre petite sœur » dans un précédent film. Ici, elle est la fille du mort, se pose en victime tout en jouant un jeu dangereux avec les révélations. La douleur de la perte et la brutalité du crime (« aucun d’entre nous n’a pu lui dire au revoir correctement » se lamente sa veuve) annulent peu à peu tout distinguo possible entre témoignage sincère et larmes de crocodiles.
Au fur et à mesure les chemins balisés de l’enquête se brouillent, les trajectoires de l’avocat sont contraintes par le format Cinémascope. S’il se réfère volontiers à « Seven » pour son usage, c’est bien davantage autour du « Zodiac » de Fincher, ou mieux encore des « Memories of murder » que gravite le film de Kore-eda. S’en échappe le spectre de l’erreur judiciaire, du jugement hâtif (avec un magistrat pressé de prononcer la sentence) qui remettent en question le principe même de la peine de mort au Japon. Au terme de cet hiver de quête éperdue, Hirokazu Kore-eda parvient au carrefour des incertitudes, une impasse tragique dont on ne ressort pas indemne.
« The Third Murder » est disponible en DVD, BR et VOD aux éditions Le Pacte à partir du 5 septembre 2018.
Téléchargé, reste à le voir, un soir ou l’autre après une bonne Soupe miso râmen … 😉
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Comme souvent chez Kore-eda, la nourriture tient une place très révélatrice . En l’occurrence, elle reflète bien la détresse morale des uns et des autres. Tu apprendras néanmoins que la spécialité de Rumoi, sur l’île d’Hokkaido, n’est pas le crabe mais le poulpe. 🙂
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J’avoue avoir quelque peu pris mes distances vis-à-vis des dernières réalisations de Kore-eda. La petite mécanique mise en place, trop bien huilée, commençait à tourner en rond. Kore-eda a cessé de me surprendre.
Et puis vint The third murder très surprenant, tant espéré et finalement totalement inattendu ! Ce grand film est passé un peu inaperçu lors de sa sortie en salles. C’est regrettable. La mise en scène de Kore-eda est monstrueuse dès les premiers instants. Un film à montrer dans les écoles de cinéma.
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Kore-eda raconte qu’il a commencé à faire évoluer son point de vue depuis qu’il est devenu père. Néanmoins, il travaille toujours les mêmes problématiques, avec un art consommé de la mise en scène au millimètre.
J’avoue avoir fait pas mal d’impasses sur sa carrière depuis « Still Walking », non par déception mais par manque d’opportunités.
Sans doute revient-il à ses thèmes de prédilection avec « Une affaire de Famille », son dernier film primé à Cannes qui investira les salles en décembre prochain.
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On reconnait les thèmes de prédilection de Kore-eda même dans le cadre d’une intrigue policière. Les acteurs sont très bien, la réalisation un peu en deçà en termes d’élégance des meilleurs films du cinéaste.
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Comme je le disais chez toi, la rupture esthétique va avec la rupture de ton je crois. Mais je comprends qu’elle puisse apparaître moins satisfaisante.
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Ah mais c’est vrai qu’il est palmé Hirokazu !!! Vérification faite, elle ne sort qu’en décembre son Affaire de famille… un titre qui lui va comme un gant.
Kore Eda forever !
Je le demande à tous ceux qui ont vu ses films. As tu vu Air Doll ? Mon préféré après ou avec Nobody knows (que je n’arrive pas à revoir).
Celui-ci est une machine de guerre fascinante.
Tu m’as fait rire avec ton : « une éclaboussure de sang le marque du fer de la récidive ». Un vrai profiler 🙂
Toi parler petit Haïku ?
c’est du moins ce laissait…
Et puis relis ta dernière ligne.
Merci. Bisou. Merci.
Bonne rentrée des classes.
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Oh misère, il manque encore des mots (je comprends pourquoi les gamins me regardaient de travers ce matin en écrivant la date au tableau).J’écris des articles concepts, à l’image des films de Kore-eda, avec des parties manquantes. 😉
De Kore-eda, je n’ai vu que « Still walking » et « After life ». Je note « Air doll » mais j’avoue que « Nobody knows » est un de ses films qui me tentent le plus.
Fan de Michael Mann, on m’appelle Manhunter, et je chasse le Dragon Rouge. 😀
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Ah oui, les mots c’est comme les films de Hiro, il t’en manque 🙂
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J’ai trouvé ce film captivant. J’ai eu le sourire quant tu parles du métaphysique Kôji Yakusho. C’est tout à fait ça. Je pourrais revoir le film rien que pour lui. Il a une présence incroyable. Il avait aussi un petit rôle dans Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa. Petit mais marquant. Il imprime la rétine, comme on dit.
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Je me souviens de lui dans « Cure » et « Charisma ». Il dégageait déjà une sorte de magnétisme étrange. J’ai vu aussi « l’anguille », il y a bien longtemps maintenant, mais j’ai du mal à me refaire une idée de son rôle dans le film. « Yokyo Sonata » est un des Kurosawa qui manque à ma culture.
Merci de ton passage.
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Bonjour Princecranoir, j’avais bien apprécié cette histoire qui laisse le spectateur avec des doutes. Les scènes de parloir sont remarquablement mises en scène. Il me tarde de revoir le film en DVD. Bonne après-midi.
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Bonjour Dasola,
Je n’avais pas eu l’opportunité de voir le film en salle lors de sa sortie. Je l’ai découvert en vidéo, avec grand plaisir.
Merci de ton passage.
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Un très beau plaidoyer pour un magnifique film. Plus j’y repense, plus je le trouve vertigineux. Kore-Eda a réussi l’alliage du drame judiciaire et de la chronique familiale. Du grand cinéma, comme je l’aime.
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Il va sans dire que lorsqu’un tel sujet se laisse porter par le talent d’un tel réalisateur, le résultat à l’écran est rarement décevant.
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Bonjour mon prince,
Je viens de visionner ce film. Il est surprenant et atypique. Je souscris aux avis sur la réalisation, la photo et la présence magnétique de l’acteur qui joue misumi. Cependant, le fil de l’histoire m’a un peu dérouté dans le sens où ce jeu de cache cache entre certitude /incertitude, doute, duperie et quête de vérité rend l’ensemble touffu, voire brouillon. La lenteur d’investigation certainement voulue par le réalisateur dans les étapes de la construction de ce puzzle complexe génère de la longueur soporifique. Cet élément est renforcé par la profusion des dialogues à la manière de Tarantino. Kore-Eda distille de la confusion sans doute volontairement pour brûler au bûcher des convictions hâtives les multiples facettes de la vérité. Il n’en reste pas moins que cet état de fait rend pour moi le film brouillon.
Finalement, le tueur récidiviste est un grand manipulateur qui a pris le pouvoir sur son conseil au fur et à mesure de leurs interactions en miroir délimitée par une glace ou la frontière des dogmes est très épaisse et la vérité a le contenu d’une coquille vide.
Bon, je suis sans doute passé à côté du film en raison de ma fatigue du moment. Un opus certainement à digérer et à revoir pour une relecture avec un avis plus positif de ma part.
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Je dois dire que ton avis sur ce film me surprend. En effet, il semble que ce qui te séduisait il y a peu dans les autres films de Kore-eda soit désormais source de reproches faits à l’écriture. La quête de la vérité par exemple. Celle-ci est constante chez le réalisateur, toujours montrée comme vaine, jamais tranchée, chacun portant sa part de culpabilité. C’est le cas notamment de la famille « adoptive » de « une affaire de famille ».
Je trouve qu’en choisissant de se déporter vers un genre plus policier, Kore-eda a le mérite de prendre un risque qu’il maîtrise néanmoins grâce à son formidable sens de la mise en scène. Non, les dialogues ne sont pas trop nombreux (et je ne vois pas ce que Tarantino vient faire là-dedans, dans les films de Howard Hawks on cause beaucoup et Tarantino n’y est pour rien), ils sont à la base de la controverse, les outils qui tentent de creuser les zones d’ombre, qui percent l’opacité du mensonge.
Là où tu touches juste néanmoins, c’est que ce film (comme d’autres Kore-eda d’ailleurs) réclame une attention soutenue, qui s’accorde assez mal avec un état de fatigue. Un film à voir d’une traite, l’œil ouvert et l’esprit disponible, tel un « Manhunter » aux sens aiguisés qui s’attèle à une affaire de famille pas très simple à dénouer il est vrai.
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A te lire, je suis vraiment passé à côté du film dans les thématiques de prédilection de l:auteur que j’ai pourtant bien identifiées.
Je ne dis pas non plus que le film n’a pas les qualités de mise en scène et de scénario que tu développes, sans compter les jeux d’acteurs….
Le ingredients de la sauce Kore-Eda ont eu moins d’effets exaltants sur moi lors de cette première vision. Loin de moi l’idée de fermer définitivement la porte à cet opus que je suis tout à fait prêt à re-découvrir avec un esprit certainement plus ouvert et affûté…… Comme le recommande notre seigneurie….. 😉
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