Jusqu’en Enfer

Crise et Châtiment

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« Les riches sont riches parce qu’ils résolvent des problèmes difficiles. »

Donald J. Trump, Think big and kick ass in business and life, 2007

On finit toujours par payer de ses erreurs. C’est en tous cas la terrible morale qui se dégage du délire horrifique ayant germé de l’imagination tordue des frères Raimi au début de ce siècle. Sam à la caméra, Ivan à l’écriture, ils ont poussé le vice, en période de crise, jusqu’à précipiter une banquière « Jusqu’en Enfer », quitte à ce qu’elle reçoive son dû en liquide et donne le change à leurs diableries jubilatoires.

Curieux destin que celui de Christine, joli brin de fille venue de sa cambrousse pour apprendre à parler le bon américain, trouver un job derrière un guichet et, tant qu’à faire, un prince charmant fortuné dans les allées de la bibliothèque universitaire (Justin Long ressuscité des griffes du « Jeepers Creepers »). Le portrait que les frères Raimi nous font d’elle n’a toutefois rien de comparable avec ces « executive women » dévorées d’ambition qui finissent par regretter amèrement leur conduite amorale. Alison Lohman, avec son petit minois mignonnet et ses yeux miaou, n’est définitivement pas de cette espèce. Il s’agit de toute évidence d’une brave fille un peu trop gourmande, plutôt dépassée par les évènements alors qu’elle avait « un plan simple » pour occuper la chaise vide du directeur adjoint de la banque. La dynamique managériale ayant horreur du vide, l’appel d’air produit par ce poste vacant aurait pu faire office de victoire de la jupe sur l’ambitieux collègue en pantalon. Mais cet air, les Raimi l’ont voulu vicié par la sournoiserie du système, corrompu par la vermine de la « win attitude ». « Time to get tough » titre le manuel du futur président des US qui paraît à l’époque, comme un écho hors-cadre qui réveille l’orgueil de Christine et la pousse à bafouer ses principes, à se renier irrémédiablement.

Dans « irrémédiable » il y a « diable », et quand Sam Raimi s’empare du sujet, le cornu croque-mitaine ricane, se pourlèche les canines de savoir qu’une nouvelle âme va venir tremper dans son chaudron. Pour ce faire, il va lui tendre un piège en la personne d’une sorcière tzigane venue mendier une allonge de crédit pour éviter la saisie. Pas commode la vieille Sylvia Ganush avec son œil de verre (de vers ?). Elle prend la mouche et voue l’infortunée Christine Brown aux gémonies d’un Lamia, la vilaine entité du film qui a pris avec la conseillère financier un « Rendez-vous avec la peur ». A bien des titres, Sam Raimi se réfère au grand film de Jacques Tourneur, ne serait-ce qu’à travers les manifestations tempétueuses du démon. Celui-ci remue tout ce qui pend, soulève tout ce qui traîne, se glisse derrière les cloisons, les tentures et les tapisseries, et se montre même assez espiègle et frappadingue pour vous flanquer une paire de mandales bien senties tout en vous retournant l’appartement sens dessus dessous en moins de temps qu’il n’en faut pour dire vade retro. Quand Lamia fâché, lui toujours faire ainsi.

Après s’être collé une araignée au plafonnier trois fois de suite, Sam Raimi ressort la Delta 88 du garage, revient aux fondamentaux de la série B d’épouvante, prouve qu’il est le maître du ballet slapstick horrifique (mis en musique par Christopher Young) en renouant avec les esprits frappeurs et frappés des caves d’« Evil Dead ». « Il nous a bien précisé que c’était à nous de mettre en forme la plupart de ses excentricités, y compris les plus humoristiques, à même le plateau. » rapporte l’impeccable spécialiste des effets spéciaux Greg Nicotero à propos du réalisateur.  Des effets juteux bricolés à l’ancienne aux ombres numériques qui se faufilent sous les portes, Sam Raimi redonne du peps au jump-scare, ce truc éculé de frayeur foraine devenu à la longue un gimmick sans saveur. Décomplexé comme à ses débuts, Raimi sait ici parfaitement décrisper le stress en déclenchant un éclat de rire nerveux, s’amusant au passage de la part de ridicule achevé de certaines situations (il faut voir le regard de la chèvre à Alison Lohman lors de la séance de spiritisme). Mi-comic, mi- flippe, « Drag me to hell » retrouve la fraîcheur des débuts en renouant avec les motifs de prédilection du réalisateur : possession, médiumnisme, transfiguration (Christine se révélant in fine le pendant féminin du trash Ash) et sorcellerie aux ressorts grand-guignolesques.

Non content d’offrir un cocktail aussi givré que glaçant, Raimi remorque sa farce démoniaque à une satire sociale qui sent la charogne, s’octroie un capital sympathie en dénonçant le contrat passé avec le vieux bouc. Mais la malédiction qui s’abat sur Mademoiselle Brown n’est-elle pas finalement celle de Sam Raimi lui-même ? En cédant aux sirènes du blockbuster industriel n’a-t-il pas alors vendu son âme? Il est certain qu’en capturant dans la toile de la Columbia l’incroyable « Spider-man », il a pu goûter aux facilités des budgets dodus, se voyant de facto généreusement doté pour ce film-ci. Par conséquent, tout se monnaye « Jusqu’en Enfer », de la plus modeste consultation médiumnique à la séance de tables tournantes au décorum pittoresque.

Il semblerait pourtant qu’aucune machine arrière ne soit réellement possible, sinon en se dépossédant de la mise en scène, en prenant ses distances avec les produits de grande consommation (le réalisateur s’est replié vers la production et la série « Ash vs Evil Dead »). Pour s’en convaincre il suffit de voir son héroïne se débattre comme une diablesse pour tenter de s’extraire des griffes de la malédiction, qu’elle soit immergée dans une fosse de cimetière, tourmentée dans sa propre voiture ou rattrapée par l’express du capitalisme galopant. Sam Raimi s’en amuse, profite de l’aubaine pour faire tourner le carrousel de l’horreur débridée. Si la fable est cruelle, sa morale se doit d’être cynique, et Sam Raimi d’enfoncer le clou d’un constat sans appel qui n’en finit plus de résonner avec l’actualité : pas de doute pour lui, en tout état de cause, dans l’Amérique actuelle l’ascenseur social est bloqué au sous-sol.

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24 réflexions sur “Jusqu’en Enfer

    • C’est vrai, Sam Raimi s’est un peu perdu depuis. Je n’ai pas tenté l’adaptation en série d’Evil Dead, mais son OZ ne m’avait pas laissé un grand souvenir.
      Drag me to Hell pourrait bien être le dernier jalon de cette démonique comédie entamée il y a maintenant plus de trente ans.

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    • Si mes souvenirs sont bons, il s’agit d’une prequel/hommage au film de Fleming (dont il reprend la structure N&B puis couleur) en 3D. Illustratif mais hélas pas assez empreint de la touche Raimi qu’on adore.
      Je me souviens par contre qu’il avait su injecter sa folie visuelle dans ses Spider-Man : je pense à la figure ricannante du Bouffon dans le premier, ou à cette scène chirurgicale délirante dans le deuxième lors de laquelle les tentacules d’Octopus s’en prennent aux toubibs. Dans le 3, il conserve le thème de la possession avec Venom, mais c’est moins probant je trouve.

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  1. Le dernier bon film de Sam Raimi après un Spider man 3 malade (Oz était aussi vain que d’un visuel tapageur). Un film d’horreur efficace avec des jump scares qui fonctionnent totalement (c’est ça quand tu as un patron de l’horreur aux commandes). Puis le film réussit à se jouer sans cesse de l’héroïne et à l’enfoncer toujours un peu plus au point que s’en est jubilatoire. Par contre je te conseille la série Ash vs evil dead en plus désormais arrêtée.

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    • Même si Raimi met cela sur le compte de la coïncidence, son film fait écho à la crise financière en cours : la faillite de Lehman-Brothers, les subprimes, etc… Ce qui lui donne un relief tout particulier et une portée qui dépasse le simple défilé grotesque.
      Et même s’il fonctionne sur un dispositif simple, le script est suffisamment bien écrit pour donner à Christine un background suffisant pour motiver ses choix : la fille de ferme socialement défavorisée qui vient à la ville pour tenter de grimper quelques marches de l’échelle sociale.
      Le petit ami joué par Justin Long apporte un scepticisme mesuré sur les évènements et fonctionne comme le personnage de Dana Andrews dans « Night of the Demon » de Tourneur. Cela est aussi très réussi.
      Et puis la pantomime du Lamia injecte du délire dans ce cauchemar devant lequel on finit par ne plus savoir si l’on doit rire ou trembler. Ou les deux à la fois. 🙂

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      • Oui il y a le contexte social, puis tout ce qui tient aux névroses de l’héroïne (le fait qu’elle a été obèse et qu’elle n’ose plus manger certaines choses).
        Je me souviens que dans la salle j’étais secoué de partout par les jump scares. C’était autre chose que ce qui se tourne depuis.

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