GILDA

Et Dieu créa la Vamp…

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« Most men fell in love with Gilda… and wakened with me. »

Rita Hayworth

Rita Hayworth était une arme de séduction massive. En même temps qu’un congrès de physiciens se remuait les méninges à Los Alamos pour mettre au point la plus terrible des bombes jamais conçues sur cette Terre, Harry Cohn, le patron de la Columbia, opérait les ultimes retouches de mensurations et s’en remettait aux bons soins du réalisateur Charles Vidor afin de fabriquer de toutes pièces une « déesse de l’amour » parfaitement profilée pour exploser sur les écrans du pays. En février 1946, « Gilda » est prête à être lâchée en public. Comme prévu, elle fera des ravages.

Rita Hayworth : le nom s’inscrit en lettres énormes dès l’ouverture du film, immédiatement associé à celui de son alias fictif, la vamp gantée des folles nuits masculines. Pas d’image de la star encore, on préfère laisser le spectateur tout à sa frustration. Glenn Ford, familier de Vidor (il fut pour lui un de ces « Desperadoes » prometteurs quelques années plus tôt), se charge d’occuper le terrain, le temps de mettre en place les principaux tenants de l’histoire. Car « Gilda », c’est d’abord l’affaire de Johnny, Johnny Farrell, mais personne ne s’en souvient. « Johnny est un nom difficile à mémoriser et facile à oublier » lâche la belle non sans une nette pointe de sarcasme à l’adresse du principal intéressé. Ford, à cette époque, en est à peu près au même point que son personnage. Sa carrière semble au point mort après trois ans de bourlingue à guerroyer sur les fronts d’Europe et du Pacifique. C’est donc avec l’espoir de revenir dans la course qu’il lance les dés et force son destin au milieu de marins américains en transit dans le port de Buenos Aires.

Vidor (aidé de la plume de Marion Parsonnet qui avait déjà fait de Rita une « Reine de Broadway ») compte bien faire des aventures de ce tricheur un roman noir trempé dans une encre semblable à celle de Chandler, sa voix-off égrenant ses états d’âme tout au long du film. Il faut dire que l’outrecuidante chance au jeu de Johnny Farrell ne peut que lui attirer des ennuis. « La nuit est la prêtresse de ce film » écrit Noël Simsolo dans son livre-somme sur le Film Noir, les bas-fonds argentins recelant des dangers prédateurs camouflés avec une science consommée du clair-obscur par le grand chef opérateur Rudolph Maté. Il est le parfait magicien qui fera apparaître de l’obscurité ce mystérieux ange gardien interprété par George McReady. Le visage traversé par une large balafre et flanqué de son inséparable « amie obéissante » (une cane-épée prête à occire l’importun trop entreprenant), l’aristocratique Ballin Mundson a tout d’un Diable surgissant de nulle part afin de dévoyer la brebis galeuse avec de bien malhonnêtes propositions.

De l’imbroglio international qui nous entraînera dans un obscur trafic de Tungstène, le réalisateur n’aura finalement cure, bien plus attaché à mettre en scène la complicité qui unira les deux hommes s’épanouissant dans la clandestinité d’un tripot illégal, s’observant mutuellement à travers de coquines persiennes offrant un point de vue dominant sur les tables de jeu. Cet étrange couple aura tôt fait de faire frétiller le fantasme du cinéphile qui ne manquera pas de faire de l’accessoire de Mundson un symbole phallique évidemment propice à des relations moins professionnelle. « Les femmes et le jeu, c’est trop » énonce même clairement Mundson à son nouvel homme de main, avant de faire une violente entorse à ce principe bien peu de temps après. Près d’un quart d’heure de film a passé et l’on n’a toujours pas aperçu une plume de l’oiseau rare promis par le titre. Il prend soudain la forme d’une voix enchanteresse provenant de l’étage. « Gilda, are you descent ? » dit le maître de maison qui sera bientôt poussé dans l’ombre voire bouté hors-cadre par le chef opérateur. « Bien sûr que non » suggère l’inconscient collectif qui l’a déjà classée parmi les espèces dangereuses pour le respect de la morale.

« Got a light ? » demandera à plusieurs reprises l’allumeuse qui marquera sans doute l’esprit d’un David Lynch de retour à Twin Peaks. Son apparition fait l’effet d’un flash, d’un surgissement, d’un champignon atomique enroulé comme une chevelure. La tête projetée en arrière Gilda apparaît dans la lumière, la caméra de Vidor et les projecteurs de Maté n’ont déjà plus d’yeux que pour elle. Le visage sidéré de Glenn Ford à ce moment accompagne évidemment celui du spectateur mâle qui peut enfin se repaître de l’objet du désir. Mais le talent de Vidor sera précisément de faire de ce trouble mutuel une source d’ambiguïté magnifique, entretenue par des dialogues à double-sens bourrés de sous-entendus savamment ciselés par Ben Hecht. Comme de bien-entendu, la femme vampire Gilda vient jeter un voile de jalousie sur l’entente cordiale qui régnait jusqu’alors dans la maison, semant la zizanie dans les relations. « Put the blame on Mame, boy » dit-elle en se dandinant dans son fourreau indécent tout en laissant peu à peu apparaître la carnation de ses bras nus. La fameuse chanson fait d’elle la fauteuse de trouble par excellence : le tremblement de terre de San Francisco, c’est elle, l’incendie de Chicago, également. Pas très galant.

Mais apparaît peu à peu, à travers le lien toxique qui unit Gilda à Johnny fait de mouvements de marée qui oscillent entre attraction et répulsion, le reflet touchant d’une femme vulnérable et superstitieuse, une fille perdue à la merci des hommes qui ont croisé son chemin. Abandonnée par son premier amant, trahie par ceux de passage, exhibée comme un vulgaire faire-valoir érotique et battue au besoin pour réprimer toute attitude rebelle, « Gilda » se veut aussi un portrait tragique d’une victime du machisme ambiant, manipulatrice par instinct de survie, garce par nécessité. Le scénario fait en sorte que l’amour poignarde dans le dos le démon de la jalousie et triomphe des vieilles rancœurs personnelles. S’il ne brille guère par son intrigue alambiquée écrite à la hâte à même le plateau, le film culte de Vidor a tout de même cette faculté rare de laisser se réfléchir dans le miroir déformé de Gilda le vrai drame de Rita, celle dont Orson Welles dira plus tard que « toute la vie ne fut que douleur. »

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19 réflexions sur “GILDA

    • A bien des titres, et ne serait-ce qu’au regard de l’ensemble de la filmographie de Charles Vidor de laquelle aucun autre titre phare n’émerge réellement. Tavernier et Coursodon y voient le résultat d’un « produit collectif », dans lequel « des gens pleins de talent y ont mis délibérément tous les ingrédients propres à engendrer cette fascination. » Il est vrai que dans l’univers cinéphile, l’étoile de Charles Vidor ne brille pas de la même magnitude que celle du King (Vidor). Toutefois, « Gilda » appelle à se pencher un peu plus sur la carrière de ce Hongrois d’Hollywood qui ne manquait pas d’humour :

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  1. Comme le dit Strum, je n’ai pas revu ce film moi non plus depuis plusieurs années. Le texte fonctionne comme une piqûre de rappel sur la nécessité non frustrante mais bientôt obsessionnelle de le revisiter.
    Rita, actrice et femme envoûtante et au combien magnifiée sur l’autel du désir des hommes pour leur propre profit.
    Sous l’œil de la caméra, elle semble rejouer éternellement le rôle que l’on attendait d’elle non sans en avoir une conscience accrue.
    Rita évoque cette trajectoire inéluctable et répétitive : » j’ai toujours été utilisée et manipulée par les hommes. Le premier qui m’ait exploitée était mon père. Il savait que m’exhiber a ses côtés ne pouvait que plaire au public. Il savait que ça lui rapporterait un peu plus d’argent. Et nous en avions besoin ».

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    • Une carrière chaotique et une destinée romanesque pour cette actrice d’une intelligence rare, aux multiples talents, et l’âme abimée. Le témoignage que tu cites en dit long sur ce qu’était le sort d’une actrice à cette époque. Sur ce film, elle vécut une belle histoire avec Glenn Ford. Il en gardera longtemps un souvenir très ému.

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  2. Tout à fait Ideyvonne. Gant et sensualité sont un subtile mélange que Gilda sait utiliser avec doigté. Je me permets de citer cette magnifique citation de Georges Courteline :  » je vivais d’elle, par elle, pour elle j:aurais déjeuné de ses sourires et dîné de l’odeur de ses gants ». 😉

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    • C’est effectivement la phrase qui précède le surgissement de Gilda à l’écran provoquant l’émoi général des détenus présents dans la salle. 😉
      Je saute de King à Lovecraft : j’ai tenté de mettre un com sur l’article « dans l’abîme du temps » mais comme tous les autres que je laisse sur les blogs WordPress il a dû être marqué indésirable (visible théoriquement via le tableau de bord). Si tu as le temps d’y jeter un œil, car ça m’intrigue… 🤔

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