La LIGNE VERTE

Peine capitale

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« And the mercy seat is waiting
And I think my head is burning
And in a way I’m yearning
To be done with all this measuring of proof.
An eye for an eye
And a tooth for a tooth
And anyway I told the Truth
And I’m not afraid to die »

Nick Cave, The Mercy Seat, 1988.

Frank Darabont pensait avoir purgé sa peine, avait enfin digéré l’échec en salles des « Evadés » grâce à une heureuse seconde vie en vidéo. Mais quand son King lui propose de s’avancer sur « La Ligne Verte », il ne peut refuser l’offre. De retour derrière les barreaux, Darabont prend cette fois ses quartiers dans le couloir de la mort, pour y tourner un long métrage de plus trois heures aboutissant à une exécution.

On la trouvera à gauche, au fond du corridor, celui pavé de cette teinte verdâtre qui donne son titre au film et à la Nouvelle feuilletonnante écrite par Stephen King. Elle a sa pièce dédiée, taillée dans le Bloc E du Cold Mountain Penitentiary, en pleine Louisiane. Placée contre le mur du fond, faite de bois dur, astiquée quotidiennement par un personnel aux petits soins, elle est l’objet de toutes les attentions. Elle est l’attraction principale d’un public de curieux qui investissent son domaine lorsque s’annonce le spectacle obscène d’une exécution. Certains l’appréhendent comme le bras vengeur de la justice du peuple, d’autres sont simples spectateurs venus satisfaire leurs appétits malsains, en quête d’un frisson d’épouvante.

Peut-être sont-ils aussi lecteurs des Weird Tales que dévore dans sa cellule Eduard Delacroix, lui-même promis à cette chaise. Amateur de Lovecraft et autres plumes indigentes qui ont fait florès dans les pulps de l’Amérique post-Dépression, Stephen King s’est trouvé un nouveau monstre pour son roman : « Madame Cent Mille Volts » comme on la surnomme dans le film, attend patiemment que le prochain condamné sorte de sa cage sous surveillance des caméras de Frank Darabont. Celles-ci explorent le temps, se font petite souris dans secteur sécurisé de la prison, mais aussi raconteuses d’histoires à l’instar de l’auteur qui les fait naître (« He’s a marvellous storyteller » clame à qui veut l’entendre le réalisateur à propos de son écrivain favori).

Après un passage au temps présent, dans un de ces mouroirs où l’on tue ses vieux jours en remâchant ses vestiges de souvenirs, le récit s’en retourne aux années trente, dans un bagne encore identifiable à ses tenues rayées et son « chain gang » majoritairement composé d’hommes de couleur. L’échantillon qui se presse dans le couloir de la mort est en revanche plus éclectique : il y a cet indien résigné qui sera le premier à aller se faire griller la cervelle (Graham Greene, acteur au nom d’écrivain qu’on a vu jadis danser avec les loups puis rôder près de la « Wind River« ), le susnommé Delacroix et son français trempé dans le marais du bayou (Michael Jeter et sa mine déjantée), et le stupéfiant géant couleur Coffey (« comme la boisson mais ça ne s’épelle pas pareil » n’aura-t-il de cesse de rappeler), une force de la nature mais doux comme un agneau, incarné par le regretté Michael C. Duncan.

Il domine ses geôliers de la tête et des épaules par la magie des effets d’optique. Même le costaud David Morse, le maton le plus solide du bloc E, ne paraît pas peser bien lourd face à cet homme que l’auteur a voulu plus grand que les autres. De prime abord, pas de quoi impressionner Paul Edgecomb, gardien chef de cette unité de fin de vie, maître de cérémonie pour qui sonne le glas et le déclenchement du feu d’artifice. On imagine que Tom Hanks a dû se faire violence pour incarner cet exécuteur voltaïque, gardien de la salle du trône de mort, cénobite du temple de la sentence dans lequel le metteur en scène installe une étrange forme de sérénité monastique. Il va cheminer lui aussi sur « La Ligne Verte », tel Paul sur le Chemin de Damas (pour reprendre une analogie faite par Martin Monestier, journaliste spécialiste de la peine de mort), afin d’expier lui aussi ses fautes. « C’est la première fois que je ressens la peur de l’enfer » dit-il, sentant peser sur ses épaules le poids de l’erreur.

Ce qui se profile au bout de cette « Ligne Verte » est bien plus qu’un réquisitoire contre ce supplice inhumain, c’est avant tout un cri dirigé vers le ciel dénonçant cet assassinat à la légalité sacrilège. S’ils se refusent à en énoncer la thèse, Darabont comme King disent clairement que l’erreur n’est pas de donner la mort par la chaise électrique, mais qu’elle est tout bonnement de la donner tout court. Le scénario est imbibé d’esprit judéo-chrétien. La souffrance du corps est largement mise en scène à travers l’infection d’Edgecomb et le Mal prend ici plusieurs visages : celui du pervers incarné par Sam Rockwell, celui du sadique et veule gardien de prison Percy, mais aussi celui du masque de douleur du chef Edgecomb terrassé par une affreuse chaudepisse, ou celui de l’épouse du directeur littéralement « possédée » par une tumeur cérébrale qui lui fait dire des horreurs. « Je suis fatigué de voir la méchanceté des gens, de toute la douleur que je ressens et que j’entends dans le monde chaque jour. » lâche John Coffey quelques jours avant sa « libération ».

Pour nommer son principal condamné, Stephen King s’est souvenu d’un de ses professeurs, un révérend qui enseignait l’Histoire à ses ouailles de l’Emmerson College de Boston. Il a donc voulu attribuer à ce personnage un don divin, faire de lui un faiseur de miracles, et de ses geôliers les témoins. A Darabont de transformer son récit en recueil d’images pieuses, nappées dans un bain sépia qui ajoute un petit charme rétro à la reconstitution. Jamais, il n’oublie qu’il fait du cinéma, et n’aura d’autre intention, tout au long du film, de faire de l’image la plus belle des fenêtres propice à l’évasion. C’est peut-être pour cela qu’il invitera son principal détenu à une séance privée. Ceux de Shawshank avaient eu droit à « Gilda » ; c’est « Top Hat » que l’on donne en 1935. « I’m in heaven » roucoule la voix enchanteresse de Fred Astaire, joue contre joue avec Ginger Rogers dans une chorégraphie séraphique. Il n’y pas de meilleur programme pour celui qui va bientôt pouvoir tutoyer les anges.

Durant ces heures qui nous rapprochent de l’instant final, Frank Darabont, loyal héraut de la parole du King, n’aura eu de cesse de dépeindre la droiture des uns et la bassesse des autres, dans un respect religieux du texte. Quelque plume excessive du Time Magazine se fera fort de dénoncer un film qui « veut vous faire partager l’agonie de l’ennui ressenti par des gibiers de potence ». Pourquoi tant de peine ? Est-ce si capital ? Là où certains n’y trouveront que « salmigondis fantastico-mystique », d’autres, peut-être plus perméables aux émotions, se laisseront conquérir par les larmes d’un innocent condamné à mort à qui on a finalement donné une chance de s’échapper.

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33 réflexions sur “La LIGNE VERTE

  1. Belle analyse mais comme souvent je n’arrive pas à comprendre ce que TOI tu en penses au niveau de ton ressenti personnel privé intérieur….
    Ce film est tellement critiqué… le mot est faible. J’ai souvent lu quil était honteux.
    J’avoue que le personnage de Cofey m’agace un peu et quand il crache ses lucioles qui l’épuisent j’aime pas. Et l’exécution en tps réel… bof.
    Mais il y a de belles et fortes scènes et des performances d’acteurs notables (Tom (pourquoi dis tu qu’il a dû se faire violence ?), David, Barry..).
    Les personnages sont assez limités dans leur psychologie et c’est manichéen sans trop de nuances mais c’est un film qui marque durablement.

    Moi j’ai toujours une éponge mouillée dans mon smartphone, au cas oú….

    petite souris dans secteur sécurisé 

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    • Je me situe volontiers parmi les « perméables aux émotions », si tu vois ce que je veux dire. 😉
      Il est vrai que ce film de Darabont est symptomatique du hiatus qui existe parfois entre la lecture critique cinéphile et la réception du public. J’ai l’impression qu’avec le temps, on ne garde en souvenir que l’humanité du propos délivré par une très belle interprétation (Tom a dû se faire violence pour jouer un exécuteur, ce n’est pas vraiment un profil qui lui correspond ordinairement) et une réalisation loin d’être aussi honteuse que ce qu’on a bien voulu nous faire croire. Quant à la durée du film (qui aurait peut-être gagné à être proposé sous forme de mini-série), elle ne m’a posé aucun problème lors de ce récent (re)visionnage.

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      • Ben en voilà une réponse qui me satisfait !!! 😊 On sent le coeur qui bat à l’intérieur de l’analyste froid et décortiqueur.
        De mémoire et sans vérifier je dirai que c’est le seul ou un des rares rôles où Tom n’est pas un « gentil  » intégral. Mais qu’est ce qu’il est bon (avec son pipi qui brûle) ! Il fait son boulot « proprement ».
        Je trouve la prison très propre d’ailleurs.
        Je n’aurais pas aimé que ce soit une série.
        Quand c’est bon j’aime m’installer avec les personnages.
        J’ai l’impression que c’est le genre de film qu’il est « honteux » d’aimer quand on est cinéphile.
        Tant pis.

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  2. Tu ressuscites de belle façon ce film. Je lui ai préféré :  » les évadés ».
    Sans être dans la sentence du préfet romain vis à vis du christique John Coffey, intronisé guérisseur thaumaturge pour l’occasion, cet opus ne m’a pas laissé un souvenir immortel sur ma chaise de cinéphile.
    La liturgie de la mort dans ce couloir sans issu dénonce certe la loi du talion des hommes comme tu l’indiques. Pour ma part, je n’ai pas été électrise par la longue ligne droite de l’œuvre dont le voltage dégage une émotion certaine.

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    • Je te pensais plus sensible à la voie tracée par l’écrivain du Maine et mise en boîte par le fidèle Darabont. J’étais moi-même assez sévère naguère avec ce film mais je me suis adouci, et surtout mon regard sur l’excellent Tom Hanks à bien évolué.
      Je te savais néanmoins plus Shawshank que Green Mile, autre titre du tandem qui mérite au moins autant d’être salué.

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  3. Un film absolument magnifique et terrible. Plus que la scène de mort qui tourne mal (elle choque davantage), la scène de mort final est vraiment terrible émotionnellement. Puis les acteurs aident beaucoup, le casting étant énorme.

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    • La nature carcérale du film en fait d’abord un film d’acteurs en effet, et ils sont au diapason de la commande. Je suis bien d’accord avec toi concernant cette dernière exécution qui, si elle touche en jouant sur nos cordes sensibles, n’en demeure pas moins un symbole de libération pour le personnage, une sentence à la portée hautement symbolique.

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      • C’est à double tranchant. D’un côté, il y a l’injustice, de l’autre, la compréhension. Ce qui rend la scène d’autant plus tragique. Puis Michael Clarke Duncan n’a jamais aussi bien joué que dans ce film.

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    • Une ode à la bêtise humaine car la peine de mort devrait ne pas exister puisque en cas d`innocence on ne peut revenir en arrière . D`ailleurs il est coupable d`avoir été sur place ou d`avoir tué ? Sur place ? Une chance sur deux qu`il ait tué . Aurait tué ? Une chance sur deux d`avoir tué . Donc on tue une personne sur le ratio de une chance sur deux !!! Voilà la Bêtise !!! On ne veut pas la Justice mais la Vengeance . . . . .sur une chose indémontrable .

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  4. Faut croire que j’étais pas perméable à l’époque où j’ai vu le film. J’espère que la société m’accordera une 2ème chance, car la projection évoquée dans le film (dont je n’avais absolument plus aucun souvenir) et le regard que tu portes dessus m’incitent à retenter l’expérience (… malgré Hanks, des effets qui m’avaient laissé très distant et un ensemble assez niais… et oui j’avais pas aimé).

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    • Il y a des périodes comme ça où on se fait particulièrement étanche à ce type de cinéma. Il faut dire que la tendance à l’époque n’était pas au sentimental, à ces plaidoyers vibrants trop bien emballés. J’étais moi-même dans le rang des résistants, mais il faut croire que le temps a assoupli mes exigences.

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  5. Avec Shawshank Redemption, The Mist et cette Ligne Verte, Darabont reste un de ceux qui arrive le mieux à retranscrire le génie de King. Certes on se perd parfois sur la longueur et les bons sentiments (comme dans les bouquins d’ailleurs), mais le père Stephen reste à ce jour un des meilleurs conteurs modernes et un critique impartial de la société américaine et de la nature humaine. Au final, ce sont des récits longs et laborieux qui nous sont proposés, parfois invraisembables, souvent très justes et dont les images continuent de nous hanter… un peu comme celles de notre propre vie.

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    • Après le lamentable « Maximum overdrive », King a pris le parti de déléguer l’adaptation de ses oeuvres à des tiers. Darabont et King ont formé un des meilleurs alliages en la matière. Depuis, on a pu profiter de bien d’autres adaptations plus ou moins inspirées. je pense en particulier à la mini-série 22.11.63. The Mist a été également adapté en série (pour un résultat mitigé d’après les retours que j’en ai), ainsi que récemment « Mr Mercedes ». Une nouvelle version de « Simetierre » également est annoncée pour l’an prochain. The King is not forgotten.

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  6. N’oublions pas le très fidèle Stand by me de Reiner, le Christine de Carpenter et le Simetierre oublié de Mary Lambert. De bonnes adaptations. The mist est assez sympa et le final grandiose, sans spolier ceux qui ne l’ont pas vu. Simetierre reste un must de terreur efficace, certes loin de la peur primale générée par le bouquin (un de ses meilleurs dans la catégorie « horreur »). La bande annonce du remake est sympa, mais l’image me semble trop propre. A quand une adaptation qui évoquera réellement les 2 sujets du livre : la perte d’un enfant et le mythe amérindien du wendigo ?

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  7. J’ai revu le film il y a pas longtemps après avoir lu le livre et j’aime toujours autant. Une adaptation fidèle que je trouve excellente. Mon seule petit reproche maintenant que j’ai lu le livre, c’est que le film fait abstraction quasi totale de ce qui se passe dans la maison de retraite, ce que je regrette puisque en plus d’être intéressant, cela offre un excellent parallèle avec ce qui se passe sur cette ligne verte.

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    • C’est ce que tu détaillais dans ton article en effet. Il faut aussi comprendre que le film n’a pas nécessairement pour vocation d’être le reflet fidèle du livre qui l’inspire. Le scénario fait des choix, que l’on jugera plus ou moins judicieux, mais qui répondent à la ligne artistique que s’est choisie le réalisateur. Un développement sous forme de mini-série aurait sans doute permis de jouer sur les deux époques, à la manière de « ça ».

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  8. Mister Jingle… Telle la bobine qui roule entre le bien et le mal qui sévissent dans le bloc E, cette petite souris permet finalement de dévoiler la nature de Caffey prouvant ainsi aux yeux des gardiens qu’il ne devrait pas être parmi les condamnés.

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