Mamie blues
Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,
Par des larmes au moins soulager ma douleur !Jean Racine, Iphigénie, 1674
Rien ne remplace une mère, paraît-il. Pour son premier long-métrage, le réalisateur américain Ari Aster se penche sur la très compliquée relation entre mère et fille, ainsi que sur le cortège de névroses qui l’accompagne. Il en ressort une affaire d’« Hérédité », de tares familiales marinant dans un bouillon de culture dont la recette aurait été dénichée dans quelques malsaines lectures.
Mamie Ellen s’en est allée. « C’était une femme très secrète et très discrète. Difficile à cerner. » reconnaît sa propre fille Annie dans une oraison embarrassée qui semble dictée sous l’empire du consensus. Elle repose désormais au Spring Blossom Cemetary à Kingstone. En paix ? Pas si sûr. Il faut dire qu’elle a laissé quelques casseroles derrière elle, quelques cadavres dans les placards de la conscience. Et quelques livres aussi.
Dès l’ouverture du film, Aster nous invite aux obsèques, nous convie à l’enterrement de mémé. L’absence de larmes parmi les membres de la famille, d’étranges regards échangés dans une assemblée de quidams, contribuent à renforcer le malaise installé dès les premières images par le bourdonnement sourd et grave d’un cuivre mal embouché sorti du saxophone de Colin Stetson. Au pupitre, face à l’assemblée, on reconnaît Toni Collette, qui se montre affectée par le rôle d’Annie, la fille de la défunte. Sur le banc d’en face, au premier rang, le trop rare Gabriel Byrne a pris la place de l’époux, le docteur Graham, pilier de la famille et père de deux enfants : Peter, l’aîné et Charlie la cadette. Si le premier, interprété par Alex Wolff, a la bonne tête de l’ado américain dont la juvénilité a pris les pleins pouvoirs, la demoiselle interprétée par la petite prodige Milly Shapiro, arbore un visage plus ingrat, un caractère plus farouche, un être chétif et vulnérable sur lequel veillent avec soin son papa et sa maman.
Aster l’a affublée, ainsi que sa mère, d’un étonnant talent artistique : Charlie aime noircir son petit carnet de portraits attrapés alentours dans des expressions assez peu aimables, instillant le soupçon paranoïaque chez la tristounette. Quant à sa maman, elle est visiblement une artiste reconnue pour ses miniatures d’une précision remarquable représentant des scènes domestiques saisies dans des maisons de poupées peu accueillantes. Aster y réfugie sa caméra dès lors qu’il souhaite illustrer un élément biographique sur Annie, nous apparaissant ainsi dépositaire des tares de sa génitrice. Ces maquettes qui ont pris place dans chaque pièce de la maison forment une sorte de journal intime en relief au contenu troublant.
Ainsi se confondent à plusieurs reprises l’environnement « réel » de la maison des Graham (pourtant fabriqué de toutes pièces en studio pour faciliter les mouvements de caméra) et sa reconstitution à échelle réduite mettant en scène des personnages vivants ou disparus. Il faut reconnaître au réalisateur son sens très particulier de l’ambiance, faisant montre d’un réel talent à installer une atmosphère pesante. En nous faisant l’honneur d’une visite à domicile, du sous-sol au grenier, il circonscrit l’espace du drame, ne refermant qu’à-demi les portes derrière lesquelles se dissimulent les plus sombres secrets. Il joue avec adresse sur les peurs de couloirs, dans la droite ligne des films de fantômes nippons, génère l’angoisse d’un simple claquement de langue, rend suspecte toute forme de bienveillance, évolue constamment dans la zone grise du doute (non sans rappeler l’excellent « The Strangers » de Na Hong-jin, peut-être la dernière fois qu’un très bon film d’horreur est sorti).
En s’attardant sur cette curieuse cabane de jardin perchée en lisière de forêt aperçue dès le plan d’ouverture, il compte sur le potentiel fantasmatique que génère ce type de refuge un peu à l’écart, et ne se prive pas de lui ajouter une aura diabolique en l’éclairant d’une lumière rouge vif générée par un radiateur électrique. Emule évident du cinéma de Polanski, Ari Aster cultive ostensiblement son penchant pour les espaces clos. Contraints entre les murs d’une salle de classe, d’une chambre ou même à l’intérieur d’une voiture, rarement les personnages auront le loisir de profiter du grand air. L’environnement les pousse à la suffocation, jusqu’à un point de bascule permettant au drame familial de virer au cauchemar. C’est ainsi qu’Aster tient à définir son film dont il assume pleinement le virage fantastique. Celui-ci prend appui sur le fantasme généré par les lieux autant que sur l’irruption soudaine d’un nouveau drame qui, au premier deuil, en ajoute un autre infiniment plus douloureux.
La « chère » disparue n’a de toute évidence pas dit son dernier mot, toujours présente en la demeure à travers une foultitude de détails, de menus indices que le réalisateur s’est amusé a glisser dans les recoins : quelques graffitis hermétiques ici, une étrange forme géométrique là, et le portrait de la vieille à la chevelure argentée, souriante et élégante, qui semble encore surveiller le microcosme familial. A mesure que notre connaissance du génogramme s’étoffe, que le scénario pèle la pellicule de non-dits en confessions plus ou moins volontaires (qu’elles se fassent en groupes de paroles ou s’échappent subitement avant que la main sur la bouche ne puisse les retenir), les éléments surnaturels se multiplient, brouillant toute lecture rationnelle, abolissant la frontière entre délire et réalité dans une succession d’évènements à faire perdre la tête.
Aster fait le choix, dans sa dernière demi-heure, de faire céder la digue de la raison dans un embrasement soudain et violent, de basculer son « Hérédité » dans la fosse des attendus du genre, dans la droite démesure des films de possession post-Exorciste. Ce dont il s’acquitte avec une notable efficacité, il le perd en originalité, semblant être parvenu au terme de son propos. Il signe tout de même un premier film aux ressorts remarquablement maîtrisés, démontrant à tous ces condisciples du genre que pour réussir un bon film d’horreur psychologique, ce n’est finalement pas sorcier.
« Hérédité » est disponible en DVD, Blu-Ray et VOD chez Metropolitan Filmexport depuis le 15 octobre, plus d’infos sur le site et la page Facebook de l’éditeur.
Il traîne sur mon meuble celui-là, je me suis promis de me le faire très bientôt vu les nombreux avis ultra positifs que j’ai pu entendre à droite et à gauche. Même si je sens en te lisant que la dernière partie va forcément me décevoir (de par le genre dans lequel il semble donc plonger et les éléments qu’il semble apporter, auxquels je n’adhère que très rarement). Si la motivation est là, je le tente ce soir tiens.
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Si tu adhères au corps principal du script, la fin devrait passer. J’attends avec impatience le retour d’expérience…
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Chose promise, chose due, je reviens vers toi à présent que j’ai vu la bête 😉
Je me suis donc pris ma soirée hier soir pour rattraper un peu mon retard avec deux films dans des genres bien opposés (Les Indestructibles 2, puis Hereditary donc).
Et j’ai donc beaucoup aimé. Même si j’ai une très large préférence pour les premières 1h40, sachant suggérer, sans aller dans la facilité, et surtout sans aucun jumpscares. Bon la dernière partie n’en a pas non plus, mais tout s’accélère, le rythme, les événements, jusqu’aux effets sanglants jusque là ultra rares. En tout cas j’irais jusque dire que la première heure est exemplaire, avec un malaise qui s’installe, et quelques scènes surprenantes qui ont eu leur petit effet sur moi (la scène où Toni Collette se lève à table et casse enfin le silence pour dire à son fils ce qu’elle pense, pour une raison que j’ignore j’ai eu un petit frisson). La mise en scène qui semble toujours en mouvement (très peu de plans fixes il me semble, toujours en travelling ou avec un très léger zoom avant) fonctionne du tonnerre, autant sur ses longs couloirs vides que sur les petites maquettes. Le réalisateur laisse les acteurs respirer dans le cadre et leur laisse donner le rythme qu’il faut à l’aventure, ce qui est assez rare de nos jours.
Par contre, dans son rythme, son cadre familial puis son final moins original et plus violent, Hereditary m’a rappelé un autre film de genre récent que j’avais beaucoup aimé : The Witch. Les deux ont pour moi su installer un malaise de par leur lenteur et leur cadre familial qui se brise qui me parle.
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J’avais loupé « The Witch » en salle et je n’ai toujours pas rattrapé mon retard en vidéo. J’ai lu en effet ici et là que les films avaient une approche commune, et je ne doute pas qu’il devrait me plaire aussi. Je le note sur ma prochaine commande.
Concernant le déchaînement final de « Hereditary », il est vrai que l’on sent bien l’intention d’Aster de lever toute ambiguïté, au moins en direction des spectateurs en attentes de phénomènes paranormaux. Le procédé ne me gêne pas pour autant, d’autant qu’il est plutôt bien mené, bien amené, et m’a malgré tout fait frissonner une paire de fois (je suis sans doute facilement impressionnable). En tous cas, au regard de la maîtrise affichée dans ce film, on a affaire à un réalisateur qui promet. Gare à ce qu’il ne soit pas trop vite récupéré par un gros studio qui lui collera une commande formatée.
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Alors oui, je te recommande ce The Witch. Ce fut pour moi une belle surprise, qui comme Hereditary, a des choses à raconter même via sa mise en scène (jusqu’au choix du format d’image inhabituel), et c’est vraiment rare maintenant ce genre de films.
Oui le final reste malgré tout bien amené, et ne change malgré tout pas son fusil d’épaule en terme d’ambiance, de cohérence, et encore une fois de mise en scène. On est loin à mon goût du final de A Quiet Place (Sans un Bruit), que j’avais beaucoup apprécié mais dont le plan final a lui tout seul laisse un arrière goût décevant. Un réalisateur à suivre pour ce Ari Aster. Pour son premier long en tant que scénariste et réalisateur, je n’ai pas grand-chose à lui reprocher, il m’a même brossé dans la sens du poil (quand le film a commencé a basculé vers l’horreur un peu plus frontale et surnaturelle, je craignais le jumpscare facile inséré là pour plaire au jeune public actuel, mais il n’en est rien).
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« Sans un bruit », voilà un autre titre que j’ai délaissé et qui semble être un bon signe vers une revitalisation du genre. Merci pour ce rappel peetinent.
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Mais de rien. C’est vrai que j’ai l’impression (bon, en zappant les purs films de genre commerciaux et sans grand intérêt) que l’horreur dite sérieuse et misant sur l’ambiance fait un bon gros retour depuis l’année dernière, ce qui n’est pas pour me déplaire.
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En attente de visionnage… 😉
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On se retrouve après, j’espère… 😀
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Oui, promis. 😉
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Joli casting pour un film que je ne verrai pas.
C’est quoi ce genre au fait ? Il porte un nom ?
Horreur ? Gore? Jetefaissursauteràcoupdecymbales ?
assemblée quidams,
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Corrigé 🙂 Danke.
Appelons cela de « l’horreur psychologique » même si je préfère que ce genre reste indéfinissable, à chacun de placer le curseur du fantastique à l’aune de sa perception personnelle. Il y a bien sûr quelques verres qui bougent, des courants d’air, des bougies qui vacillent, mais dans quelle mesure tout cela n’est pas dans la tête d’une femme perturbée par l’emprise d’une mère nocive ?
Pas de coups de cymbales ici, Aster ne donne pas franchement dans le très décrié « jump scare ». Il préfère l’angoisse sourde alimentée par ce bourdonnement de saxo très grave. Un effet plutôt réussi je dois dire.
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Mouais… je crois que j’ai déjà vu… sans le faire exprès.
Je n’aime pas avoir peur au cinéma, ni ailleurs. Je ne comprends pas.
Je devrais peut-être voir ces films invraisemblables plutôt que de toujours chercher l’émotion à tout prix.
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Le bluray du film est là, chez moi, n’attendant qu’à être lu avec plus d’impatience encore depuis la lecture de ton enthousiasmante critique.
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Un film de saison en plus. Je crois que c’est le bon moment. 😉
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Le moment s’est finalement présenté.
Le film se montre particulièrement malin et très efficace dans son heure trente en jouant la carte du minimalisme (les corps, ciselés dans l’obscurité) et en éliminant rapidement le membre le plus inquiétant de cette famille névrosée. Mais quel dommage qu’il cède aussi facilement du terrain dans sa dernière demie heure aux lieux communs du genre.
En tout cas, je n’entendrai plus de la même manière les claquements de langue.
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Aster cède effectivement aux sirènes du genre à la fin, non sans une certaine efficacité selon moi (la frappante scène de la trappe du grenier). Une facilité pardonnée par la haute tenue de l’ensemble.
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Tu sais que j’ai beaucoup aimé le film et son ambiance si pesante. En y repensant, il a pas mal d’accointances avec le tétanisant « The witch ».
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The Witch is on my witch list 😉
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Pour moi, un grand film de bout en bout et le final est selon moi un aboutissement logique du reste de l’intrigue du film. Un film bien meilleur que tout ceux dont on nous a rabattu à tord et à travers, allant du tout pété Sans un bruit qui accumule toutes les incohérences possibles au dernier Halloween qui n’est rien d’autre qu’H20 avec 20 ans de plus. 😉 Là je retrouve ce que j’aime dans l’horreur : des images qui restent en tête et une ambiance. C’est très rare que je sois aussi mal à l’aise en regardant un film d’horreur et pourtant ce fut le cas ici.
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Je suis bien de ton avis sur ce film (je ne proncerai sur les deux autres que lorsque je les aurai vus), y compris sur les effusions irrationnelles de la dernière partie. Même étrange sensation de malaise, même choc à mi parcours, même sideration sur la fin.
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J’ai toujours peur de ces films d’horreur phénomènes qui font beaucoup parler d’eux, car quand tu les vois, au final tu ne retiens pas grand chose (la preuve avec Sans un bruit ou Halloween). Donc pour celui-là je partais quasiment vierge, n’ayant vu qu’une bande-annonce sans y prêter trop attention. Mais je ne m’attendais pas à un tel choc. Le début laisse planer une ambiance lugubre, mais à partir du passage de la voiture c’est parti. En fait, il m’a beaucoup fait penser à Mother. Alors que ce dernier était un énorme bordel péteux qui voulait être dérangeant mais était surtout ridicule, Hérédité est beaucoup plus maîtrisé et amène le spectateur dans les ténèbres de cette famille, sans que ce soit n’importe quoi.
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J’aime bien cette ambiance lugubre au début, cette séance d’obsèques qui n’est pas triste mais étrange. L’accident de voiture est un vrai choc, pour moi aussi j’avoue. Je n’ai pas vu « Mother » mais à te lire, ce n’est pas une priorité.
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En fait, j’ai vu « Mother » de Bong Joon-ho mais je pense qu’on ne parle pas du même… 😉
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Non je parle bien du Aronofsky.
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Puis tu te doute que l’enterrement aura un impact par la suite. Que ce n’est pas laissé au hasard. Plus que l’accident de voiture où tu te dis quand même « non ils n’ont pas osé », c’est cette transition sur les fourmis sur la route qui m’a marqué. Là on comprend que l’horreur est vraiment arrivée que ce n’est pas une hallucination.
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La scène de l’enterrement est d’autant plus flippant quand tu la revois par la suite, quand tu comprend qui sont ces gens que Annie ne connaît pas.
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Les fourmis, les mouches, et ces petites maisons pas très accueillantes.
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C’est bien ce que je pensais. 😀
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L’impression que cette femme découvre ce qu’était sa mère et cela ira de pire en pire.
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Et c’est toute la famille qui trinque. Intéressant d’avoir fait du mari un thérapeute, même si cette facette est assez peu utilisée à l’écran.
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Le mari est celui qui essaye de canaliser tout le monde. C’est probablement le plus à plaindre et le personnage le plus émouvant.
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Je l’ai vu en salles… et je dois admettre que je ne faisais pas la fière dans l’obscurité. La dernière demi-heure va un peu dans tous les sens, je trouve que ça casse un peu avec cette dimension éventuellement plus psychologique. Après, ça a le mérite d’aller au bout de ses idées. En tout cas c’est un premier long-métrage réussi, et réellement effrayant !
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Effrayant en effet, et vraiment bien mené. Je suis de ton avis pour la fin mais je dois avouer qu’elles m’ont laissé en mémoire quelques visions saisissantes !
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