Ô Marquis, si tu savais…
Contre l’amour, voulez-vous vous défendre ?
Empêchez-vous de voir et d’entendre
Gens dont le cœur s’explique avec esprit,
Il en est peu de ce genre maudit,
Mais trop encore pour mettre un cœur en cendres,
Il en est peu de ce genre maudit.Madame Deshoulières, Contre l’amour, XVIIème siècle
Il est de bien jolies fleurs qui ne se laissent aisément saisir, car elles sont en premier lieu destinées au simple plaisir des yeux. Mais le désir de certains hommes ne souffre qu’elles demeurent hors d’atteinte. Gare alors à l’épine invisible qui pourrait endolorir le hardi cueilleur. C’est peu ou prou de cette belle manière qu’illustre avec une infinie élégance Emmanuel Mouret lorsqu’il s’éprend de « Mademoiselle de Joncquières », une de ces belles dames du temps jadis, pièce centrale d’un échiquier autour duquel ne gravitent pas toujours les meilleures intentions. Le petit théâtre costumé est prêt à entrer en scène, que la fête commence !
Qu’il est paisible ce temps où la noblesse oisive du XVIIIème siècle se pavanait au chaud soleil de ses jardins d’agrément, ou à l’ombre des grands arbres plusieurs fois centenaires. Que de temps passé à regarder le temps passer, à échanger quelques mots de-ci de-là entre deux tasses de thé en charmante compagnie, à converser des destinées sentimentales du tout Paris dans une absolue insouciance. C’est le quotidien de la riche rentière Madame de la Pommeraye, un bien beau parti qui sied à ravir à l’admirable Cécile de France, et de son hôte le Marquis des Arcis, « un homme de plaisir, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes » tel que le veut Diderot dans le texte d’origine. En le confiant à Edouard Baer, dont les mots et les manières semblent pour Monsieur Mouret « une évidence », le personnage gagne en incorrigible humanité, en sympathie naturelle. Les dialogues finement ornementés trouvent par son phrasé distingué le plus digne des locuteurs. Si ses hommes de mains portent l’épée pour affronter les dangers, lui emploie d’abord des mots pour assiéger les citadelles du cœur.
L’insatiable courtisan a jeté son dévolu sur la Pommeraye qui, en veuve récalcitrante, s’est fait un rempart moral pour se prémunir des peines d’amour. Mais le divin Marquis est habile et suave, et il sait les belles lettres qui prétendent que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. Dès lors que les mots cèdent aux élans du geste, la caméra de Mouret prend ses distances. A pas feutrés, elle abandonne le combat, avant d’en entamer un autre plus féroce et plus retors encore. Outre le ballet des femmes de chambre qui sourient en coin et des valets qui écoutent aux portes, le metteur en scène complète sa distribution, certes restreinte (et dont il s’est mis en retrait), essentiellement autour de comédiennes charmantes et talentueuses : la précieuse épaule de Laure Calamy, la trop rare et pourtant talentueuse Natalia Dontcheva, et bien sûr la sublime Alice Isaaz qui fait une Mademoiselle de Joncquières à la nuque fragonarde et au profil Chardin, ainsi qu’une poignée d’autres glanés dans les échanges entre « Jacques le Fataliste et son maître », le fameux texte de Diderot que Robert Bresson s’est déjà chargé d’illustrer et que Cocteau s’est permis de mettre en paroles.
Mouret y a trouvé une nouvelle source d’inspiration à ses vagabondages sentimentaux, dont les enjeux demeurent et perdurent siècle après siècle, faisant fi des changements de mœurs et de l’évolution des us. « Les questions morales que se pose le XVIIIème siècle sont toujours à l’œuvre de nos jours. » tient à souligner le réalisateur à travers cette fable aux roués et perfides attraits. La part historique est d’ailleurs totalement évincée sinon à la lueur de la philosophie qui oppose dévots et libertins. En cela, Mouret se détourne assurément du versant politique si cher (et si décrié) de « l’Anglaise et le Duc » d’un certain Rohmer vers qui on a longtemps voulu le rapprocher. Les choses de l’amour ici dites ont valeur universelle, les atours de l’Ancien Régime peuvent seulement aider à plus joliment en énoncer la prose. Elles peuvent également déboucher sur de bien périlleuses liaisons, d’autres auteurs en ont plaidé la cause.
La démonstration qu’en propose Mouret se fait sur un ton plus badin, comme il aime à le filmer par ailleurs, lorsque ses personnages se confondent en « Caprice » ou réclament à tout crin « Un baiser, s’il vous plaît ». S’il s’amuse ici aussi des maints (et vains) efforts déployés par le Marquis pour obtenir les grâces d’une jeune vierge (ou prétendue telle), se gausse sous cape de ses manœuvres ostentatoires pour s’en attirer les faveurs, la naïve tonalité n’en est que plus sèchement rabattue par ce que l’on sait des manigances de la Pommeraye qui se prétend alors alliée et confidente, et qui par esprit de vengeance envers ce traître aux sentiments, entend corriger rudement son âme volage. La méthode est perverse mais diablement succulente lorsque Mouret nous laisse assister, par la mise en scène complice, aux simulacres organisés par Madame de la Pommeraye qui, sans vergogne, use de Madame de Joncquières et de sa fille comme appâts grassement rémunérés.
« La vengeance au cinéma est intéressante à filmer parce qu’elle prolonge notre imaginaire, elle nous fait voyager dans des contrées où notre sur-moi nous empêche d’aller. » observe à raison Emmanuel Mouret qui s’y entend pour blesser l’orgueil avec la dague des préjugés. Cette affaire de vengeance est un plat succulent qui se déguste mot à mot, avec délectation, par le plus joli bout de la langue. A mesure que se font et défont les jeux de l’amour qui n’ont rien du hasard, on savoure ce bonheur de film qui n’aura qu’un temps, car il y est bien rappelé à bon entendeur qu’« un bonheur qui ne dure, on appelle ça du plaisir. »
Tu as raison… c’est fou comme ils avaient le temps de marcher à deux de tension dans des allées ombragées sous des arbres centenaires. On ne leur intimait pas 1/2 h d’exercices par jour EN DÉPASSANT LEUR ZONE DE CONFORT (point crucial sinon ça compte pas).
Ce film n’est que délice enchantement et cruauté.
Dieu merci Mouret a confié le rôle du divin marquis à Édouard. Sa naïveté le rend vite très attachant. Et malgré la grande douleur sincère de Mme de La Pommeraie (Cécile Cécile…) j’ai accueilli avec ravissement l’épilogue d’un romantisme ébouriffé comme Édouard.
Alice est parfaite.
Et je ne parle pas de la langue… on dirait une langue étrangère. Un délice.
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C’est un choix tout à fait judicieux que celui d’Édouard Baer en effet, qui porte l’habit de marquis debraillé comme une seconde peau. Quant à la digne Cécile, elle avale son thé comme s’il contenait la ciguë qu’elle y aurait elle-même versé. Exquis.
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Et cette fin !!! Le coeur de la midinette qui ne sommeille pas en moi (il est toujours en éveil) faisait badaboom ❤💓💕
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Très joli film où Mouret rend justice aux dialogues de Diderot. Les acteurs sont en effet bien choisis, et Baer rend plausible sa quête de vertu sous couvert de libertinage. Mais s’il n’est pas Valmont, la Pommeraye ressemble à la Merteuil de Laclos. Comme discuté chez moi, Le XIXe siècle et son amour de la nature pointent ici déjà leur nez, ajout séduisant de Mouret par rapport à Diderot et au raide Bresson.
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La nature envahit le cadre dans la première partie, devient espace de méditation avec la scène de la chaise vide, sert même de marqueur temporel grâce à cet arbre planté dans les jardins du château. Puis elle se retire au profit de scènes d’intérieur, n’apparaissant que brièvement, dans des espaces plus ordonnés. C’est un élément de décor dont tu pointes à raison l’importance, en lien avec le romantisme XIXème.
La Pommeraye a des airs de Merteuil comme elle évoque aussi la Lady Susan de Jane Austen (« Love & Friendship », un film qui se marie bien avec celui-ci)
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Tout à fait pour la Lady Susan de Jane Austen qui avait certainement lu Laclos, Les Liaisons dangereuses ayant rencontré un succès en dehors de nos frontières.
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Bonsoir Princécranoir, il est vrai que sous l’Ancien Régime, une petite frange de la population n’avait rien d’autre à faire que comploter, badiner, chasser, jouer. J’ai aimé le film sauf Edouard Baer que j’apprécie par ailleurs mais qui fait trop moderne. Cécile de France est vraiment bien. Bonne soirée.
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Bonjour Dasola,
Peut-être Baer apporte-t-il une vision d’un libertin moderne, mais il ajoute ce capital sympathie nécessaire qui l’empêche d’être réduit à un affreux libidineux. Cecile de France joue tout en finesse la fausse complice, ce qui rend le film extrêmement savoureux en effet. Merci du passage, à bientôt.
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Heureux que tu ais goûté à ton tour à cette fantaisie.
C’est un plaisir de lire ces critiques inspirées des mots de l’époque !
Pour le Rohmer : décrié ? Montrez-moi du doigt l’imprudent qui a osé jeter son gant à nos pieds. Le coquin ne mérite pas Rohmer et les préciosités qui nous comblent.
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Lorsque la pensée s’énonce clairement, les mots pour la dire viennent plus aisément… 😉
Je me souviens qu’à sa sortie l’Anglaise et le Duc avec son portrait bien peu reluisant du révolutionnaire, avait fait grimacer certains critiques. Rohmer, cinéaste historien et lettré, assumait néanmoins pleinement. Et son film est toujours aujourd’hui un de mes favoris sur la période.
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J’ai couru voir ce film quand il est sorti et pourtant au contraire de vous tous, je suis sortie mitigée. Les acteurs sont merveilleux, les propos savoureux, les décors magnifiques (les décors intérieurs, les scènes en pleine nature, les fleurs) mais je suis restée à côté de l’émotion qu’aurait pu me procurer le film. Peut-être la mise en scène très théâtralisée.
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Cette mise en scène est le propre d’Emmanuel Mouret qui se plaît à donner une tonalité de théâtre de poche à ses réalisations. Une tonalité qui dénote plus encore dans ses précédents films situés dans un cadre contemporain et dans lesquels il se met d’ailleurs en scène. C’est un style qui peut ne pas plaire, mais il a le mérite de le singulariser.
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Le soucis est que ça manque tout de même de passion et la philosophie sous-jacent et inhérent au libertinage n’est jamais réellement exploré.
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Je trouve au contraire la délicate pudeur de Monsieur Mouret éminemment salutaire en ce qui concerne cette adaptation de Diderot. Elle dénonce et malmène avec subtilité des comportements qui ont hélas traversé les époques.
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« À la nuque fragonarde ». Quelle magnifique tournure me rappelant aux airs de grassieuses matinées !
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