L’Exorciste

Le Diable dans le détail

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« Est-ce qu’il t’est jamais arrivé – parce qu’à moi, oui – de penser au diable, et à tout ce mal qu’il se donne pour faire son boulot ? C’est lui qui abat tout le turbin, pendant que Dieu reste assis là à rien glander, et en retire tout le mérite. Le Diable, lui, faut qu’il se démène, qu’il soit partout à la fois, à siffler comme un serpent et à ricaner. »

Kent Anderson, Sympathy for the devil, 1987

Comment ça va l’Amérique ? Ça va mal, cela n’aura échappé à personne. Ça sent le faisandé dans la Home of the Brave et ça ne date pas d’aujourd’hui. Plutôt qu’un énième remède politique, l’écrivain et scénariste William Peter Blatty s’en remet aux vieilles méthodes, et propose carrément, à l’orée des seventies, de recourir à « l’Exorciste », avant d’en confier la cérémonie à ce dingue de William Friedkin.

Assassinats politiques, mouvements civiques, scandales à répétition, tensions internationales, une guerre qui s’enlise du côté de Saigon et des Boys qu’on rapatrie dans des grands sacs en plastique, l’Amérique de Nixon peine à voir le bout du tunnel. Quelque chose du Rêve Américain s’est brisé, certains même ont perdu la foi. Peut-être la rupture date-t-elle du moment où les savants ont réussi à concevoir l’impensable, l’arme sacrilège. « Maintenant je suis la Mort, le destructeur des mondes » s’était lamenté Oppenheimer, se souvenant d’un verset du Baghavadgita. Le 6 août 1945 à 8h16 les pendules d’Hiroshima se sont arrêtées… tout comme celle du père Merrin qui, après avoir exhumé sur un chantier de fouilles au nord de l’Irak (berceau de l’humanité) la statuette d’une très ancienne divinité maligne, sent au plus profond de lui-même que quelque chose a changé, qu’une force noire est à la manœuvre.

Le Diable est à nos portes alors que plus personne n’y croit. Lors des premières consultations, les médecins restent sourds à ce qui se passe réellement dans la maison MacNeil. Le lit qui se soulève et secoue la pauvre petite Regan en tous sens n’est clairement « pas le problème » pour le docteur Klein dont l’aveuglement n’aura d’égal que l’acharnement thérapeutique qu’il fera subir à la jeune fille de douze ans. Avant d’en recourir aux méthodes de sorcier catholique, c’est un insupportable calvaire médical qu’ils vont infliger à la gamine, que la mise en scène clinique rend sans doute plus insoutenable encore que les gerbes de vomi verdâtre ou les pivotements de tête à 360 degrés. « Je ne crois pas au Diable mais quand je regarde « l’Exorciste », j’y crois à fond ! » confiait il y a quelques temps le réalisateur Marcus Nispel dans les colonnes de Mad Movies. Cette suspension d’incrédulité si chère au principe du récit cinématographique, cette incapacité à voir le Mal tel qu’il est, est justement ce qui travaille l’essentiel de ce film terrifiant.

Fort de son expérience dans le documentaire, et à travers une foule de détails et d’éléments piochés dans l’importante documentation qu’il s’est procurée sur le sujet, William Friedkin trouve, même dans les scènes les plus outrancières, le ton juste, le point d’équilibre qui laisse le bénéfice du doute. Le montage (réalisé au 666 de la 5ème avenue !) s’avère quant à lui proprement sociologique, s’intéressant de près à cette Amérique à deux vitesses, celle de la bourgeoisie intellectuelle de gauche qui se gargarise de contre-culture dans les soirées cocktails, et celle de Hell’s Kitchen où les immigrés sans le sou meurent dans l’indifférence d’un hospice cradingue. Même l’Eglise est frappée de cette indigne différentiation sociale : il y a d’une part Damien Karras, le prêtre psychiatre qui niche dans une modeste chambre d’étudiant sur le campus de Georgetown, et d’autre part le père Dyer (que Friedkin confie à un authentique ecclésiastique, William O’Malley), curé des dîners mondains qui rêve de monter vers les étoiles. « Comme beaucoup de gens, je perçois une dichotomie entre le charpentier aux pieds nus qui prêchait sur les collines et l’aristocratie papale » confesse Bill Friedkin dans ses passionnantes mémoires.

« Tu es coupable devant Dieu Tout-puissant, coupable devant son fils, coupable devant tout le genre humain. » ce sermon que le père Merrin adresse au démon qui a pris possession du corps de la petite fille pourrait aussi s’adresser à l’Amérique entière. Il renvoie néanmoins à Damien Karras qui a laissé sa mère mourir dans la solitude, à Chris MacNeil qui a sacrifié sa vie de famille au profit de sa carrière d’actrice, mais aussi à l’alcoolique Burke Dennings qui traînait dans la chambre de la fillette et accusera le majordome d’être un ancien Nazi réfugié aux US (on ajoutera que l’idée des inserts subliminaux du visage du démon est venue à Friedkin en voyant le procédé utilisé par Resnais pour les travellings des camps de « Nuit et Brouillard »). Cette culpabilité collective rejaillit même sous l’angle criminel avec l’enquête que mène le cinéphile lieutenant Kinderman interprété par le génial Lee J. Cobb (l’un des « 12 hommes en colère » dont la carrière s’assombrit lorsqu’il se mit à table au temps de la Chasse aux Sorcières).

En conséquence, on peut imaginer que ce sont bien des cernes de honte qui marquent le visage d’Ellen Burstyn (formidable interprète de Chris MacNeil), des bleus à l’âme qu’elle va peu à peu dissimuler sous un fichu et derrière des lunettes sombres. Semblant puiser sa force dans cette affliction judéo-chrétienne, le Diable s’en moque, joue la provocation. Le réalisateur, aidé en cela par le talentueux maquilleur Dick Smith, vient cartographier, scène après scène, les stigmates de ce Mal qui recouvre peu à peu le doux visage de l’innocente Linda Blair, le ronge et le gangrène jusqu’à ce que la colère de tout un peuple explose à travers ses jurons.

« L’Exorciste » est un de ces classiques devenu avec le temps un totem du film d’horreur, un véritable phénomène de société. Stephen King, dans son « Anatomie de l’Horreur »se souvient que « les files d’attente atteignaient des longueurs inédites dans toutes les grandes villes où il était à l’affiche, et on donnait des séances supplémentaires dans des bourgades où le couvre-feu était ordinairement décrété à 19h30. » Toujours aussi puissant aujourd’hui, le film de Friedkin se sera même payé un lifting (dommageable) au tournant du nouveau millénaire pour se fondre davantage dans le goût du moment (et dans celui de Blatty par ailleurs).

Aussi séminal soit-il, « L’Exorciste » ne peut être réduit à ses répliques chocs et à ses frasques contre-nature. S’il est un jalon aussi important, c’est parce que ce qu’il dit de la crise identitaire de l’époque, ce modèle social en mutation, est un phénomène cyclique qui trouve écho à chaque génération. C’est aussi parce que, sans doute pour la première fois, ce visage de l’horreur parlait à tout le monde, frappant au hasard, entrant par effraction, par une fenêtre ouverte. « Friedkin a retenu les leçons de Polanski, il a senti que l’ère du « gothique » était bien révolue. » constate Gérard Lenne dans ses « Histoires du Cinéma Fantastique ». « L’action ne se déroule pas au fin fond des Carpates, chez des paysans superstitieux, mais à Washington D.C., dans un milieu évolué d’artistes et d’intellectuels. »  C’est parce qu’il est le bruit dérangeant du grenier, parce qu’il a le souffle rauque de la mauvaise conscience, que « l’Exorciste » touche aux fondations de notre civilisation et en exhume le socle pourri (« comme un retour à la surface » écrivait Jean-Baptiste Thoret à propos de cet autre film majeur qu’est « Massacre à la Tronçonneuse »), et qu’il a aujourd’hui comme hier sa place au rang des œuvres majeures.

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35 réflexions sur “L’Exorciste

  1. Je l’ai découvert il y a bien vingt-cinq ans. J’avoue que je m’étais demandé alors ce qu’on pouvait bien trouver au film vu sa réputation … à revoir peut-être. Mais l’horreur et moi cela fait souvent deux (même si j’aime bien Argento et Carpenter).

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    • Il faut bien avouer qu’on est ici assez éloigné du baroque Argento ou de l’anar Carpenter. Friedkin refuse de s’inscrire pleinement dans la veine horrifique, préfère gratter le réel là où la conscience, la raison et la foi démangent. Comme je le dis dans le texte, peut-être ne faut-il pas s’arrêter aux effusions spectaculaires reprises en boucle depuis à longueur d’extraits ou de citations, mais tenter d’y voir une lecture politique. « Sorcerer », son film suivant, également l’adaptation d’un livre, reprendra d’ailleurs beaucoup de cet « Exorciste » dans son déroulé aux franges du fantastique, à commencer par cette divinité menaçante gravée dans la pierre en ouverture.

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  2. Voilà qui boucherait mon inculture… si le trou en avait des bords ! Je me sens bien niais de donner un « avis critique » quand des gens comme toi sont capables de gratter le terreau archéologique toujours en construction de notre culture humaine et instruire sur un sujet autour duquel tu sembles orbiter pour d’autant plus de respect et d’omniscience. Diable. Je veux dire : sapristi.

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  3. Un film que j’adore, mais que je trouve bien plus intéressant et dérangeant dans ce qu’il raconte et dans son portrait de la famille normale US que pour sa tentative horrifique, même si la partie horrifique fonctionne super bien également. Mais bon, Friedkin de toute façon, il sait frapper là où ça fait mal, comme le prouve encore ses récents Bug et Killer Joe !

    Bientôt, tu nous parles du ratage de L’Exorciste 2 par Boorman? 😀

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    • Je te rejoins sur les récents titres chocs de Billy le Dingue (il faut absolument que me refasse une idée de « Bug » qui m’avait dérouté à la première vision). Egalement sur le fait que « the Exorcist » n’est pas qu’un film de possession mais quelque chose de bien plus fort, qui interroge notre société et son nouveau rapport à la foi et au Mal. S’il n’était que gerbes de vomis et jurons blasphématoires, il n’aurait sans doute pas autant marqué les mémoires.
      Je ne me suis pas lancé dans une étude de la « saga », préfère isoler ce film de ses suites et succédanés. Je garde néanmoins souvenir du Boorman comme d’un film très différent de celui de Friedkin et forcément déceptif, et du film de Blatty comme d’un retour aux fondamentaux hélas dépossédé du talent et de la vision d’un grand réalisateur.

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  4. Le sentiment d’angoisse provoqué par le film – et effectivement, ce sont parfois les scènes d’acharnement thérapeutique qui apparaissent les plus éprouvantes que celles de possessions – est immortel. Mon frère n’a d’ailleurs pas souhaité poursuivre jusqu’au bout ce qui reste encore aujourd’hui une expérience cinématographique majeure.

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    • Ce film fut un choc pour moi aussi lorsque je l’ai découvert à l’adolescence. Pourtant préparé à voir un film terrifiant, j’en ai frissonné pendant des mois (encore parfois aujourd’hui quand je suis seul chez moi et j’entends des bruits à l’étage). S’il m’a marqué, c’est parce qu’il me proposait une autre vision du Diable, capable de s’immiscer chez tout un chacun, jusque dans le corps d’une jeune fille apparemment innocente (le contexte familial examiné à la loupe propose néanmoins une lecture plus nuancée). Je n’avais pas gardé souvenir de ce calvaire médical infligé à la gamine et qui pourtant dit aussi beaucoup de l’ignorance de la science face à certaines maladies mentales. Autre film, au traitement toutefois différent mais tout aussi perturbant, est le fameux « Prince des Ténèbres » de John Carpenter qui mettra dos à dos les partisans de la foi et les rationnels scientifiques.

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  5. Un indispensable de l’horreur si bien qu’aucun n’a réussi à faire mieux dans le genre. Le seul qui a plus ou moins réussi c’est le récent The strangers de Na Hong Jin. Le combat du bien contre le mal symbolisé par des hommes d’Eglise et un démon. Cela aurait pu être un truc bien lourdingue sur la religion, mais cela dépasse largement cela. Puis le film visuellement tient toujours la route. Comme quoi pas besoin de dix mille jump scares pour faire peur.

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    • C’est évident, il y a chez Na Hong-jin un côté Friedkinien, et pas que dans le formidable « The Strangers » d’ailleurs. Les multiples références à la religion catholiques visibles dans « The Chaser » interrogent également le rapport au Mal fait homme.

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  6. Je pense qu’il faut être un intellectuel pur et dur et vous ne devez être qu’une poignée à y voir cette analyse et ces explications géopolitiques… intéressantes et appuyées par tes références et citations mais qui me laissent dubitative !
    Je pense que la majorité des gens l’ont vu comme moi, au 1er degré :
    le diable I FAIT PEUR.
    Mais je suis d’accord, si Dieu existe, le diable aussi et il se donne beaucoup plus de mal…
    Je l’ai donc vu à sa sortie. Impossible de le revoir depuis. Je n’ai donc pas vu Megan faire l’araignée…
    TRAUMATISANT.
    J’ai trop peu de références mais je pense que dans son genre ce doit être un authentique chef d’oeuvre.
    Dommage pour la pauvre Linda… marquée à tout jamais.
    Je me demande toujours d’où te vient cette attirance impressionnante pour les films d’horreur !

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    • Je pense que Friedkin n’a pas voulu se limiter à une histoire horrifique, mais a aussi voulu questionner son époque (le Démon se fait appeler d’abord « Captain Howdy » dans la bouche de Regan), et c’est bien en cela qu’il est supérieur à nombre de ses imitations. J’ai tendance à être de ceux qui regrettent le premier montage de « l’Exorciste », dans lequel Friedkin n’avait pas voulu inclure cette fameuse scène. Pour le coup, elle fait office de jump scare un peu grotesque qui voudrait en remontrer aux films plus récents jamais avares de ce genre d’effet démonstratif. Comme tu le dis très bien, le Diable fait flipper sans cela, notamment pendant la séance d’hypnose ou lors de sa première conversation avec le père Karras : Mirabile dictu, don’t you agree ?

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      • Ce sont effectivement les scènes entre le père (dont la mère suce des queues en enfer si je me souviens bien de la poésie ambiante) et Megan qui sont les plus flippantes. Je me souviens aussi de leur incroyable longueur. Du froid polaire dans la chambre de Megan. De son calme impressionnant assise au milieu de son lit et de son sourire mielleux lorsqu’elle psychanalyse le père. J’ai même été triste lorsque s’inscrit Help me sur son torse maigre. Impressionnée que la mère ose encore entrer dans la chambre. Et choquée lorsque Karas se jette par la fenêtre. On s’attache fort à lui.
        Mais je ne lai vu qu’une fois il y a plus de … oh putain !!!
        Et je ne le reverrai pas. Trop peur. Je pense que ce film m’a barré la route à TOUS les films d’horreur. Peut-être que je les ai tous vous en un finalement.

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  7. Un film angoissant (et mine de rien, en y réfléchissant, il n’y a pas non plus des tonnes de films qui m’ont fait – vraiment – peur) qui a bien vieilli et surtout effectivement bourré de plusieurs lectures entre autres sociologiques.

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    • Le film a en effet très bien passé l’épreuve du temps. Sans doute grâce à des choix de mise en scène modernes et une direction d’acteurs impeccable (je n’ai pas assez souligné la prestation marquante du très rare et aujourd’hui disparu Jason Miller dans le rôle du père Karras).

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    • On peut dire que globalement c’est tout le cinéma du Nouvel Hollywood qui est habité par cet contexte politique, ce désenchantement et cette peut de l’avenir. Les seventies sont marquées par ce nouveau genre d’épouvante qui remet le démon au cœur de l’humain, dans le corps des plus saints innocents que sont les enfants. « The Omen » quelques années plus tard ne l’aura pas oublié.

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  8. Clairement, ce film fait partie de mon top 3 des films préférés . Je l’ai vu et revu. Ton article est superbe et rend un très bel hommage à ce chef d’œuvre. Très plaisant à lire. Félicitations

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  9. J’ai découvert ce film en « fouillant » dans la chambre de la soeur de ma copine d’école! Nous étions encore en primaire, et tombant dessus, on a voulues jouer les « grandes » et bien je peut te dire que 20ans après je me souvient de la frousse que j’ai eu et des nombreuses nuits blanches longtemps après!!!! Il a tout simplement terrorisé la gamine que j’etais!!!🤣

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