Une affaire de famille

Nobody knows

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« Quand tout va bien, on suit son chemin sans trop penser à ceux qui vous accompagnent, mais quand tout va mal, quand on se sent dans une mauvaise voie, surtout quand on est vieux, c’est-à-dire sans foi dans le lendemain, on a besoin de s’appuyer sur ceux qui vous entourent et on est heureux de les trouver près de soi. »

Hector Malot, Sans Famille, 1878

« C’est l’histoire d’une famille, l’histoire d’un homme qui tente d’assumer son rôle de père et, plus encore, le récit initiatique d’un jeune garçon. »

Kore-eda Hirokazu

Être né quelque part pour celui qui y est né est toujours un hasard. Mais qui n’a pas rêvé un jour de pouvoir choisir ses parents ? Cette idée a sans doute traversé plusieurs fois l’esprit du réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda, lui qui grandit entre mère et sœurs, marqué par le souvenir d’un père régulièrement absent. Devenu cinéaste, il en fait « Une affaire de famille », thème récurrent qui traverse une œuvre reconnue, un fait de société qui devient même le titre d’un film couronné d’une Palme d’Or et gratifié d’un accueil critique très largement élogieux.

Il y a deux ans, le Festival de Cannes choisissait de délivrer sa suprême récompense à un brûlot social réalisé par un cinéaste militant. Il y a assurément quelque chose de l’indignation de « Moi, Daniel Blake » dans « Une affaire de famille », ne serait-ce que dans ce portrait d’une famille de travailleurs pauvres confinée dans un réduit riquiqui de la zone dortoire d’une grande métropole nippone. La visite d’un employé de mairie laisse entendre que la vieille madame Shibata a déjà été approchée par quelques promoteurs immobiliers qui l’auront incité à lâcher son bien, cette vieille baraque coincée au fond d’une allée étriquée, oubliée dans l’espace rationnalisé du collectif résidentiel. Mais là où Ken Loach délivrait son discours militant dans un déploiement de pathos parfois regrettable, Kore-eda apporte un point de vue éclairé, autrement plus subtil. Il ôte méticuleusement, et avec l’habileté d’un fin cuisinier, chaque pellicule de mensonge au secret qui lie ces Misérables du Soleil Levant. Il apparaît en effet que cette cellule recomposée est pour le moins atypique dans son ADN, même si elle semble pourtant bien ordinaire au premier plan. « Nous ne sommes pas des gens normaux » confesse sourire en coin Osamu, l’homme de la maison. Pour vivre heureux, ils vivent cachés, ni vus ni connus, « Nobody knows ».

Plusieurs générations s’entassent en ces lieux au charme révolu (en atteste ce bassin à carpes redécouvert par hasard), dans un espace à l’exiguïté renforcée par la grande adresse du metteur en scène (tout en surcadrages), semblable sans doute à bien des foyers de l’archipel. La pension de la grand-mère Hatsue ne parvient pas à pourvoir totalement aux besoins financiers de la famille si bien qu’Osamu et Shōta, tels père et fils, font en sorte d’améliorer l’ordinaire par de maigres rapines dans les magasins environnants. Ici chacun se débrouille comme il le peut pour se payer ses nouilles et ses croquettes végétales, que ce soit en tant que blanchisseuse ou school girl de peep show, ou comme ouvrier intérimaire allant trimer sur d’autres logements en construction. Ici comme ailleurs dans ses films, Kore-eda s’interroge sur l’identité en tant qu’élément déterministe. De toute évidence, les membres de cette famille vont s’affranchir de ce dogme en s’en choisissant d’autres. Que cette identité soit celle de l’individu que l’on aurait voulu être, ou bien celle d’une sœur préférée et dont on voudrait souiller le prénom, en tout état de cause, s’il est parfois question de transfert, tout est autant affaire de transmission.

Ces exemples tirés du paysage ordinaire et trivial de la société japonaise trahissent néanmoins dans leur précarité l’extrême malaise qui s’est emparé d’un modèle ancestral. « Nous assistons aujourd’hui à l’élargissement du fossé qui sépare les jeunes ayant réussi à fonder une famille modèle et ceux qui sont restés célibataires. » explique le sociologue Yamada Masahiro. Kore-eda s’intéresse quant à lui principalement à un échantillon spécifique de la seconde catégorie. On apprend en effet assez vite que la grand-mère qui gruge les allocations sans vergogne est en réalité une épouse réprouvée, résidu honteux de la première vie d’un patriarche dont on honore aussi la mémoire dans un foyer plus prospère. Le non-dit devient ainsi la règle, et fixe le prix du silence (aligné sur celui du déshonneur). Kore-eda y ajoute un trouble supplémentaire lorsqu’on devine ce qu’il est advenu en réalité de la fille aînée des héritiers à la devanture respectable.

Mais ce n’est pas tant la carence affective que la recherche d’un lien commun qui réunit ces individus en déshérence, dont le socle commun serait en définitive la vieille Hatsue (interprétée par la regrettée Kiki Kirin que Kore-eda avait déjà dirigée dans son magnifique « Still walking »). Et ce lien ne peut se résumer à celui du sang contrairement à ce que laisserait entendre une représentante de l’Etat (« on devient mère quand on accouche » dit-elle froidement). Car ce sont bien des faits de maltraitance imputables à ses parents naturels qui vont conduire la petite Juri dans les bras de ce foyer d’adoption, à quelques rues de chez elle. Recueillie dans le froid de l’hiver, rebaptisée puis recoiffée, Juri deviendra Rin, la nouvelle « petite sœur » de la famille Shibata, initiée à ses mœurs et à son mode de vie. Elle y connaîtra ses premiers moments de bonheur, traversant plusieurs saisons durant lesquelles Kore-eda nous laisse y regarder d’un peu plus près.

Face au regard furtif du réalisateur, chaque comédien, du plus âgé à la plus jeune, livre une prestation si authentique et généreuse qu’à l’écran chaque geste passe pour vrai (là où il devrait sonner faux). Chacun prend sa place dans une co-existence harmonieuse, dont les impératifs pragmatiques de survie l’emportent pourtant sur tout atermoiement et autres formes de lamentations. Cet impérieux besoin d’amour qui les unit ne fait donc parfois pas de sentiment, élevé à bonne école auprès d’une vieille dame dont les principes existentiels ont dû se départir de bien des scrupules. Loin de tout angélisme naïf, le réalisateur n’est heureusement pas dupe de la perversité de ce modèle qu’il finit par dénoncer sans ambiguïté. Tel un véritable enquêteur (selon une méthode qui n’aurait rien à envier au « Third murder » de son excellent précédent film), il finira par mettre ses sujets en examen, face caméra pour adresser à la société autant qu’à nous-mêmes les quatre vérités. Et c’est avec force délicatesse, en un ultime regard de contrechamp, que Hirokazu Kore-eda signe, sans misérabilisme aucun, une des plus belles pages de son œuvre qui compte désormais parmi les plus remarquables du cinéma japonais contemporain.

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27 réflexions sur “Une affaire de famille

  1. Sobriété, délicatesse, humilité et pudeur dans la narration de cette grande leçon de vie, de survie qui n’a que faire des carcans de toutes sortes, l’essentiel étant de garder son humanité, de continuer à être ensemble et de vivre en dépit de tout ! Merci à vous Princecranoir pour cette belle critique qui ne peut que me conforter dans la décision d’aller voir ce film au plus vite !

    Et comme je suis sur cette page, j’en profite pour vous souhaiter une belle année et pour vous présenter mes meilleurs vœux!

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    • Pour qui aime les chroniques sociales traitées avec finesse et acuité, pour qui aime voir le Japon sous ses dehors moins folkloriques, pour qui aime le cinéma de Kore-eda Hirokazu, c’est incontestablement un film à ne pas manquer. Il faut bien avouer qu’il n’a pas volé sa Palme, cinéaste tout en humanité qui n’a de cesse d’en traduire en images ses travers.

      A mon tour de vous souhaiter une belle et douce année, et au plaisir de vous lire à nouveau dans ces colonnes ou dans les vôtres.

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    • Merci Strum,
      Un très beau film en effet, qui a clos mon année en beauté. Je pense que le terme n’est pas impropre malgré le sujet qui, il est vrai n’est pas reluisant. Mais les cadres de Kore-eda, sans être esthétisants, contiennent une beauté simple et particulièrement touchante : je pense notamment à cette pluie d’été diluvienne qui s’abat sur la petite maison juste après la scène d’amour. Un beau moment à peine suspendu et non gratuit car il raccroche assez vite la narration avec l’arrivée soudaine de Juri et Shota qui fuient l’orage. C’est fou comme une scène, apparemment anodine peut s’accrocher dans la mémoire comme un instant sublime.

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  2. Un film à l’image du cinéma de Kore Eda : intime et terriblement humain. Les marginaux mis de côté et rassemblés entre eux dans une famille improbable mais aimante. Mais le pire, des enfants victimes de leur propre existence. La société voudrait les faire passer pour des salauds irresponsables, sauf que c’est les problèmes viennent des autres. A l’image de la famille de la petite…

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    • Dans le film, Kore-eda ne montre pas une société hostile aux enfants mais bien la faillite d’un principe qui fait primer le lien du sang. On le voit avec la situation de la petite en souffrance. Il a également conscience de la nocivité de cette apparente famille « idéale » qui s’est constituée autour de madame Shibata, qui s’apparente à une tumeur dans la ville.

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      • Une tumeur que les autorités essayent d’exterminer. Sauf qu’elles sont beaucoup moins conciliantes avec un couple qui maltraite son enfant. Le revirement est assez intéressant dans la mesure où ils sont très critiqués, mais retrouvent finalement leur enfant. Le final laisse augurer que cela continuera et là il n’y aura peut-être pas une autre famille pour la recueillir. Ce qui rend le film d’autant plus tragique et terrible.

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        • Je ne les trouve pas « moins conciliants » bien au contraire puisqu’ils font le choix de rendre l’enfant à ses parents biologiques après que ceux-ci ont fait amende honorable. C’est en effet un vision cruelle de cette fatalité, qui pointe la faillite d’un système à prendre la mesure de l’évolution de la société. Mais le dernier regard de Juri, que Kore-eda choisit de placer en conclusion du film, dit aussi beaucoup sur ce destin que la petite veut choisir, à l’image de Shota qui choisit de fuir son « père » adoptif pour suivre son propre chemin. Le film est nourri de ces perspectives qui prolongent la réflexion, et qui s’ajoutent aux grandes qualités formelles du film.

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          • Sauf que cela revient bien à ce que je disais plus haut, à savoir que les enfants sont victimes dans ce film de leur propre existence. Leurs parents les battent ou pire les oublient. La preuve avec la jeune fille dont les parents croient qu’elle est en Australie, alors qu’elle est pas loin, comme s’ils se foutaient de ne pas avoir de nouvelles d’elle. Personne ne viendra chercher le jeune garçon non plus. Quant à la petite, on voit qu’à peine revenue, les soucis sont de nouveau présent, comme si sa présence n’était pas désirée. Le fait qu’ils n’ont pas signalé sa disparition en est la preuve. La fatalité se joue également là dessus.

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            • La dessus nous rejoignons depuis le début, mais la questions du regard porté par l’institution est tout de problématique car elle semble être largement « conciliante » envers les familles maltraitantes. D’ailleurs Osamu n’est pas condamné pour kidnapping et Nobuyo va en prison pour « dissimulation de cadavre ». (j’espère que ceux qui n’ont pas vu le film ne sont pas entrain de lire car nous sommes en train de tout spoiler ! 😉)

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              • J’ai dû mal comprendre cette partie de ton com alors : « Une tumeur que les autorités essayent d’exterminer. Sauf qu’elles sont beaucoup moins conciliantes avec un couple qui maltraite son enfant. » le « moins » devient « plus » donc. 😉

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  3. Par un concours de circonstances assez bizarre, je n’ai pas vu les dernières 30 minutes, mais j’ai adoré le reste. Notamment l’humanité dans ce film qui permet de faire la différence entre la misère et la pauvreté. Et qui trace une ligne très incertaine entre le Bien et le Mal tels que nous les pratiquons. Merci de cette critique brillante.

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    • Merci beaucoup ! Ce très beau film est donc à revoir pour profiter pleinement de sa conclusion et des perspectives qu’il propose pour les personnages les plus jeunes.
      L’approche de la précarité au Japon est en effet très intéressante, appuyée sur un socle réel (un fait divers de la région d’Osaka) sans s’interdire d’aller plus loin par la fiction. On remarquera que Kore-eda ne cherche d’ailleurs jamais à faire ce lien racoleur, souvent usité par les Américains et dont les frères Coen se sont moqués plusieurs fois, « cette histoire est basée sur un fait réel ».

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  4. Dans l’ensemble j’ai bien aimé ce film mais la fin m’a tout de même étrangement dérangée. Elle arrive assez brutalement (certes, c’était déjà le cas dans Nobody knows) mais je l’ai trouvée aussi assez explicative alors que tout le reste est assez subtil. Ca reste tout de même un beau film, je comprends pourquoi le jury de Cannes l’a récompensé.

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    • Bonjour Tina, et meilleurs vœux pour cette année 😀
      Il est vrai que, passée l’arrestation, le traitement change légèrement, chaque pan de cette « fiction familiale » est abattu lors de ces interrogatoires sans contrechamp (ou presque), chaque personnage est mis face à ses mensonges et à ceux des autre. J’aime assez cette rupture personnellement, qui donne un relief supplémentaire au film et qui, à mes yeux, est une marque d’intelligence du réalisateur. Un très beau film en effet.

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  6. Bonjour mon prince,
    Enfin, je me baisse sur le berceau de ce film fabuleux que ta critique sublime et transcende.
    Merci pour cette rubrique excellente à laquelle je souscris totalement et de façon inconditionnelle.
    Te lire ravive le souvenir merveilleux de cet opus de Kore-Eda. Tu me donnes envie de visionner à nouveau ce film et d’aller explorer encore plus attentivement l’œuvre de ce réalisateur que j’ai connu grâce au très poétique :  » notre petite sœur ».

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