Toute la ville en parle
« Noël à Londres, autrefois, quand je tirais le diable par la queue pour avoir six pence qui me permettraient d’aller au spectacle de Drury Lane voir Jack et le Haricot Magique, Le Chat Botté ou Cendrillon… Je regardais les clowns faire leurs pantomimes en retenant mon souffle. C’étaient des types adroits. (…) Chacun de leurs mouvements s’imprimait dans mon cerveau comme une photographie. Rentré chez moi, j’essayais de tout refaire. »
Charles S. Chaplin in Chaplin de David Robinson, Ramsay, 2002.
A toute chose, il faut un début. Et le destin des plus grands tient parfois à bien peu. Lorsque Charlie Chaplin s’essaie au cinématographe, c’est d’abord pour asseoir une notoriété qui commence à croître sur les planches du théâtre Karno, « pour gagner sa vie » en somme. C’est précisément le titre du premier film dans lequel il apparaît, dirigé par un jeune premier nommé Henry Lehrman. De celui-ci on a fini par oublier le nom quand l’autre est encore, plus d’un siècle après, une des étoiles les plus vives et intenses qui brillent sur Hollywood Boulevard.
Cela ne fait pas trois mois que Charles Chaplin a signé à la Keystone de Mack Sennett lorsque « Making a living » déboule sur les écrans des Nickélodéons. Entre-temps, il a observé le barnum du burlesque déployé sur les multiples plateaux du studio, ces courses-poursuites de Keystone Cops qui se rétament entre les trams de Glendale Avenue, ces gags en peaux de banane qui déclenchent des tsunamis d’hilarité au moindre coup de bâton. Rien de très subtile ni vraiment enthousiasmant pour un artiste qui, chez Fred Karno, a fait ses armes dans des mimodrames élégants et raffinés, et qui pensait, grâce au cinéma, enfin pouvoir jouer « Hamlet » ou autres drames moins drôles encore.
C’est donc de l’intérieur, en chafouin saboteur, empêcheur de rire à bon marché, que le jeune Britannique va infiltrer un genre codifié par le studio ; c’est même très peu de temps après, quasi par effraction, que son Charlot fera irruption dans le champ de la caméra qui filme la « Kid auto races at Venice ». En haut de forme et redingote, l’œil vissé sur un monocle, maniant la canne comme un fin bretteur, Chaplin devient Edgar English, un aigrefin à longue moustache (pareille à celle qui affublera la bobine sévère du géant Campbell, indispensable antagoniste des futurs courts-métrages), un escroc qui n’hésitera pas à court-circuiter Lehrman pour notre plus grand plaisir. Il faut dire qu’il ne le porte guère dans son cœur cet ancien conducteur d’autobus reconverti en réalisateur à la solde de Mack Sennett, « un fat, très conscient du fait qu’il avait réalisé de brillants sketches au comique très mécanique » selon les dires de Chaplin dans son « Histoire de ma Vie ».
Non content de faire la loi sur la mise en scène, de couper au montage certains gags signés Chaplin, Lehrman s’attribue d’ailleurs sans vergogne le rôle du joli cœur de ce vaudeville aux comiques situations. Le journaliste qu’il interprète s’avérera pourtant bien être le dindon de la farce, se faisant souffler une fiancée sous le nez par ce râblais débarqué du vieux continent. Vu d’aujourd’hui, son sens de la déontologie journalistique interroge d’ailleurs : on le verra se précipiter au-devant d’un terrible accident de la circulation pour prendre la victime en photo et recueillir ses dernières paroles agonisantes (à près d’un siècle de distance, on se croirait déjà dans le « Night Call » et son glacial Jake Gyllenhaal). Tel est pris qui croyait prendre puisque Lehrman se fait dérober la péloche par le filou Chaplin qui se précipite pour la publier en une et à son compte dans la feuille de chou locale, laissant le bellâtre fort mari et roulé dans la farine. Et ce ne sont pas les flics maison qui, de sortie comme il se doit, finiront par mettre de l’ordre dans cette querelle d’egos.
Ce qui crève les yeux néanmoins, c’est l’immense talent de la fraîche recrue de la Keystone, immédiatement saluée par les critiques au grand dam du metteur en scène. En se donnant des airs de dandy fin de siècle dans son costard piqué à Max Linder, s’imaginait-il alors triompher accoutré comme un vagabond ? C’est pourtant là que s’entrevoit « l’origine du Mythe » comme le rappelle Jean Mitry, « partagé, quant à son personnage, entre l’idée d’un pauvre bougre, victime du monde extérieur mais fier, hautain, orgueilleux, et l’idée contraire d’un arriviste forcené, cynique et méprisant, vulgaire sous les apparences d’un gentleman distingué. » De son futur alter-ego on devine aussi toutes les mimiques et tous les tics : cette manière de se dandiner, de rajuster ses chaussettes et de faire le clapet avec son chapeau, cette façon toute singulière de tournicoter comme un diable et de galoper derrière les temps modernes.
Alors qu’il cavale à la queue du tram pour échapper à ses poursuivants, on songe forcément à ce petit ouvrier emporté par la foule des contestataires vite réprimée par une horde de policiers matraqueurs. Sous l’uniforme se cache alors un autre Edgar, un certain Kennedy qui sera de tous les Keystone Cops ou presque. On le verra aussi, bien plus tard, à l’affiche d’un film au titre prémonitoire pour Charlie Chaplin : « une étoile est née ».
Bon jour,
Un article très enthousiasme et ce talent de nous faire découvrir les méandres de ce film muet.
Merci pour ce partage. 🙂
Max-Louis
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Bon jour,
Et merci de votre passage. Un film sans prétention mais qui eut pour conséquence d’être le premier à imprimer, en mouvement, l’image d’un des plus grands artistes de ce siècle.
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Bonjour,
Cet article est une très belle présentation des débuts de Chaplin au cinéma sur fond de cinéma muet.
Très bon dimanche
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Le début d’une longue et tumultueuse histoire.
Merci, également.
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Oui, il aura quelques démêles avec le FBI, la chasse aux rouges….
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… Qui l’obligeront à quitter son pays d’adoption et redevenir un vagabond.
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😌
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Toujours passionnant de lire tes articles. Charlie Chaplin, un génie. Je ne connaissais pas cet épisode de sa vie. Merci à toi 🙂
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Merci 😀
Episode fondateur car, quel que soit la qualité de ce petit film tourné à la hâte comme l’essentiel de la production Keystone, il met au jeune Charlie le pied à l’étrier. Celui-ci rejoint d’ailleurs son frère aîné Syd dans l’écurie Sennett, mais se montrera d’un talent encore plus éminent.
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Tiens, je suis en cause ? En tout cas, ce film a eu le don de me soûler malgré son court métrage. L’histoire du film est plus intéressante que l’histoire du film (tu m’auras compris, je pense ; je t’ai habitué à de pires anacoluthes).
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Responsable, voire coupable en effet de m’avoir précipité dans les rets de cet escroc au monocle
Lehrman, que tout le monde a oublié, était d’ailleurs lui-même un véritable escroc : réalisateur/acteur autoproclamé, soit disant génie de la caméra venu de France (c’est ainsi qu’il se vend à Sennett) alors qu’il est chauffeur de tramway d’origine autrichienne ! Une escroquerie jusqu’au bout !
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Non mais quel charlot…
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Dans ce court métrage on voit déjà la patte de Chaplin et la scène des escaliers m’a replongée directement dans celle des films « One A.M » et « the circus »
Ce qui est sûr, c’est que là à 25 ans il a tout le talent d’en paraître au moins le double ! 😉
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One A. M. est une merveille. J’adore ce film. Chez Karno, Chaplin avait rodé son numéro d’alcoolo, sans doute très inspiré par son propre père.
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Je n’ai pas de mot pour exprimer ma vénération de Charlie Chaplin mais je ne connaissais pas ces débuts où il est déjà tel qu’en lui même.
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Le talent, la sensibilité et l’humanité de cet homme, c’est vrai, dépassent l’entendement. Même dirigé par un autre, il crève l’écran. Ce sera plus évident encore dans le film suivant « Kid’s auto race », dans leque’ il fait un véritable hold up de l’objectif.
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Je viens de regarder One A.M : un bijou.
Et Kids auto race.
Tout y est.
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One A.M., ou comment un lit peut devenir un redoutable animal à dompter !
😀
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Et les tapis 🙂
Et la table tournante. J’ai dû fermer les yeux javais le tournis.
Et le nombre de fois qu’il dévale les escaliers. Et sans Brad Pitt pour le doubler (#jaivulaBAduderniertarantino).
C’est fou ce que James Thierrée lui ressemble !
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Je me suis fait la même réflexion en le voyant l’autre jour à la télé. Et pas que physiquement.
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Pas que..
Chaque fois j’en suis tourneboulée.
Que j’aimerais le voir en spectacle. Mais ces dispositifs ne voyagent pas en région… 😭
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Jamais vu mais si c’est le film qui a lancé Chaplin alors il a bien du mérite. Un « immense talent qui crève les yeux » en effet !
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Grâce au Tour d’Ecran, tu as la possibilité d’ajouter ce titre dans ton escarcelle chaplinienne. 😉
Une première, mais sans doute pas la plus mémorable assurément.
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En effet. 🙂
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Immense déjà. 😀
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Et oui, même dans un film pas terrible 😉
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Qui n’aime pas Charlie ?
Merci pour cet article sur cette partie de l’histoire de ce génie et pour ce film que je ne connaissait pas et que j’ai visionné avec grand plaisir …!
Pour ses autres films, je ne me lasse pas de les réécouter.
J’aime imaginer l’atmosphère des salles et les rires du public de l’époque qui découvrait ce génie qui est vite devenu l’idole du cinéma muet…Et sa renommée continue aujourd’hui au 20e siècle.
Merci et bonne soirée
Amitiés
Manouchka
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C’est vrai. Je n’ai encore rien lu comme « très surestimé ce Chaplin » ou « comique facile ». Ce type qui s’habillait avec l’élégance d’un vagabond céleste avait vraiment du génie pour susciter ainsi l’unanimité. Certes, son ultime film n’est pas le plus réussi. Mais avant, quelle série !
Merci beaucoup de ton passage Manouchka. C’est toujours un plaisir de te lire.
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Le plaisir est pour moi …
À bientôt et bon weekend
Manouchka
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Je le regarderai plus tard 😉
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Vu l’âge de ce film, il peut encore attendre un peu c’est vrai. 😉
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Merci en tout cas pour ton brillant hommage à Chaplin et au futur Charlot !
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Merci à toi et belle fin d’année.
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