Les plages d’Agnès

Sans loi ni toi…

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«Je devrais arrêter de parler de moi, et voilà, je dois me préparer à dire au revoir, à partir»

Agnès Varda, Berlin, 2019

« Et pfuitt ! un coup de marée, et tout est parti. » disait Agnès Varda devant une image de « Visages Villages ». Il aura fallu moins de temps encore pour que la mort nous l’enlève, adorable petit bout de femme. Glaneuse d’images emportée vers d’autres rives reines, elle disparaît dans le flou. Elle nous laisse avec sa « Pointe Courte », « Cléo de 5 à 7 », ses patates qui germent et toutes « les plages d’Agnès » que nous pourrons longer, pieds nus, le nez au vent, en pensant à elle, jusqu’à ce que des jours ne reste que l’écume.

On a souvent comparé l’écran de cinéma à une « surface de projection » d’un auteur, un espace où se révèlerait la part intime d’un auteur, d’un artiste. Agnès Varda l’utilise autrement dans « les plages d’Agnès », plutôt comme un miroir du passé, un lieux de mémoire. « le miroir, c’est l’outil de l’autoportrait » dit-elle, alors elle en place quelques-uns sur la plage en guise de générique, pour présenter toute son équipe. De curiosité et de facétie, Agnès Varda n’en manque guère. A quatre-vingt balais passés, elle avait encore bon pied et surtout bon œil, la « petite vieille rondouillarde et bavarde ». Elle avait choisi de mettre à nu sa vie dans ce qu’on pourrait étrangement appeler un auto-biopic « documenteur » (pour reprendre le titre d’un de ses films). Elle qui s’est frottée à tant de formes d’art, c’est en grand format qu’elle se livre, kaléidoscopique et narcissique : photo-montage, films d’archives, extraits, reconstitutions et évocations en tous genres, tout y passe pour retracer la vie de cette Française majeure du cinéma français.

Le cinéma est incontestablement pour elle le vecteur idoine qui conjugue toutes formes d’art, toutes celles qu’elle a côtoyées sa vie durant. Naturellement, elles s’accompagnent d’un cortège de créateurs, parmi les plus grands du vingtième siècle. Ça ne paraît pas comme ça, quand on la voit recevoir son prix du « Carrosse d’Or » (du nom d’un célèbre film de Renoir mais aussi maison de production fondée par un ancien compagnon de Vague), mais elle en a connu du monde. Quelques grandes plumes comme Nathalie Sarraute ou quelques grands pinceaux comme Jacques Monory. Jean Vilar à Sète lui ouvre sa porte et à Avignon celle du théâtre : elle y photographie Denner, Noiret et Sylvia Monfort (qui seront de son premier film, « la pointe courte ») et surtout l’ange Gérard Philippe. Quand elle fait son nid dans un petit taudis parisien, c’est tout près de chez Calder qui lui offre un de ses mobiles contre menus services rendus.

Dans les années 50 et 60, la petite Agnès est de tous les coups : elle ne rate rien de la Révolution cubaine, tandis qu’avant cela elle immortalisait en quelques clichés la Chine à l’aube de la Révolution Culturelle. Elle est aussi de maints combats, ceux du féminisme (elle fut une des « 343 salopes », et dernièrement à Cannes de la marche des femmes pour l’égalité) et ceux de la cause sociale. Elle rencontre les hippies à Los Angeles, devient une proche du plasticien néo-dada Rauschenberg comme du lézard céleste Jim Morrison. Dans son kaléidoscope d’images, on trouve des images particulièrement émouvantes, comme celle du barbu des Doors arpentant les allées de Chambord lorsque Demy faisait sa « Peau d’âne ». Elle avait, juste avant sa mort, entrepris de raconter l’enfance du petit « Jacquot de Nantes », « le plus chéri de tous les morts » disait-elle. Celui qui partagea avec elle pratiquement toute sa vie, qui éleva sa fille Rosalie et lui donna un fils Mathieu, a évidemment une place particulière sur ces plages, lui qui se sentait « gris et bleu » comme les couleurs de la mer. Elle l’avait autrefois filmé sur une plage, le filmant « de très près » avant qu’il ne s’en aille, avant que le sable du temps (et le sida) ne l’emporte.

Le parcours fléché qu’elle avait imaginé alors, partait de ses souvenirs d’enfance pour rejoindre les extraits des films qu’il réalisa. Cette structure se retrouve quelque part dans le rappel filmographique de sa propre œuvre. Toutefois, la forme tient moins de la nostalgie que de la performance. Non que le film d’Agnès soit dépourvu d’émotion, bien au contraire, mais elle s’attache avant tout à ne pas s’installer dans le feuilletage d’un album-souvenir mélancolique et lourd. Elle préfère vagabonder d’une anecdote à une autre, d’un cliché à l’autre comme une sorte de réflexe, d’une plage à l’autre jusqu’à la rue Daguerre, comme pour rappeler le temps qu’elle passa au bord de la mer. On apprend entre autre qu’Agnès de Bruxelles est en réalité née Arlette, dans le sud de la France. Qu’elle aime le cirque, la peinture, les chats et les vagues. Surtout la Nouvelle à laquelle elle fut bien vite rattachée grâce à Georges de Beauregard. C’est la rencontre avec Resnais, Marker, puis Godard et Rivette (« les plages d’Agnès » fut distribué par les Films du Losange, la maison de Rohmer), Truffaut, et puis Jacques bien sûr. C’était avant les parapluies, avant les demoiselles.

Jamais monotone, « les plages d’Agnès » est une à la fois une promenade et une installation. On découvre de jolis coquillages, on la voit se reposant dans le ventre d’une baleine ou se replongeant dans ses auteurs favoris, ceux qui commencent par un B (Baudelaire, Brassens et Bachelard qui fut son prof à la SorBonne). Puis on s’arrête pour contempler son œuvre, apprécier sa poésie qui aurait ravi Surréalistes et Pataphysiciens. « J’aime bien transformer image, réflexion en rêverie » dit-elle. Grâce à sa passion artistique et à sa fantaisie, « Les plages d’Agnès » sont comme ces contrées qu’on ne quitte pas du regard, simples et sublimes. Comme dans l’eau fraîche du bord de mer, on y rentre à reculons, mais on la quitte à regret. Agnès Varda a fait de sa vie bien mieux qu’un musée terne et poussiéreux , elle s’est construit un palais des glaces.

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23 réflexions sur “Les plages d’Agnès

  1. Le silence de la mer n’effacera jamais le bruit de ses pas…
    Une femme admirable aux allures de petit lutin farceur qui force un respect sans limite.
    Je n’imaginais pas qu’elle avait presque 91 ans mais dans toutes ses interviews depuis une année et même dans son dernier merveilleux Visages Village elle se disait prête, que ça commençait à faire un peu long…

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    • C’est vrai que dernièrement on la sentait lasse. Je pense que la disparition récente de Legrand n’a pas aidé. Elle a vu le paysage des gens qu’elle a aimés se vider peu à peu autour d’elle. Sans doute était-il temps.

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  2. Un bien beau documentaire. Agnès Varda était passionnante à écouter, notamment lorsqu’elle parlait de son expérience et de sa vie. Autant je n’ai vu que deux films d’elle (celui-là et Jacquot de Nantes où elle rendait un magnifique hommage à son mari qui venait de nous quitter), autant pour le coup elle me paraît marquante dans le paysage cinématographique.

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    • « Jacquot de Nantes » est aussi un très bel hommage à son défunt époux qu’elle admirait, un très beau documentaire. Agnès Varda avait une véritable sensibilité d’artiste qui dépassait largement le simple champ du cinéma. C’est son humanité, son rapport aux autres, très simple, qui la rendait si attachante et sympathique. Une grand dame célébrée de par le monde, ayant obtenu un Oscar, qui souhaitait avant tout garder le contact avec la vie courante. C’est le sens profond que « Visages Villages » qui s’apparente autant à une performance artistique avec JR qu’à une exploration sociale à la Depardon. Après en avoir vu beaucoup d’extraits, j’aimerais aussi découvrir son film sur la misère sociale de « Glaneurs, glaneuses », qui lie également l’art (Millet bien sûr, mais aussi son projet sur les pommes de terre) et la découvert de toute une frange de la population qui a faim.

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  3. Pingback: Un très bel article sur Les plages d’Agnès | Cinémathèque Méliès

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