Sale temps à l’hôtel El Royale

Incidents de frontière

BAD TIMES AT THE EL ROYAL

« J’entendis la cloche de la Mission
Et je pensai au fond de moi,
« C’est le paradis ou l’enfer »
Elle alluma alors une chandelle et me guida
Je perçus des voix au fond du couloir, il me semblait qu’elles disaient…»

The Eagles, Hotel California, 1977

Bienvenue à l’Hôtel El Royale ! Idéalement situé à la lisière du Nevada et de la Californie, partagé entre le chaud soleil de la côte Ouest et l’espoir d’une aventure à l’Est, ce charmant lieu à la décoration vintage et au confort sixties vous accueille pour un séjour de quelques heures en compagnie d’une poignée de clients de passage. Boissons et en-cas sont en libre-service dans le hall de l’établissement, ainsi que le juke-box dernier cri entièrement automatique qui vous permettra d’ambiancer les lieux selon votre humeur du moment. Vous trouverez toujours de la place à l’hôtel El Royale, « such a lovely place » dirait la bande à Glenn Frey, le réalisateur Drew Goddard s’en est assuré. Mais plus le temps passe, plus les nuages s’amoncellent et nous préparent un « sale temps à l’Hôtel El Royale », comme on en a peu vus récemment en salles.

Pas de doute, Drew Goddard sait recevoir. Ce petit malin du scénario, qui a fourbi sa plume sur nombre de séries à succès à la télévision (on lui doit dernièrement d’avoir, grâce à Netflix, rendu au « diable rouge » de la Marvel ce prestige qu’il avait perdu sur grand écran), a pris l’habitude au cinéma de nous inviter dans des lieux pour le moins atypiques, hors des sentiers battus, isolés du commun des mortels. Qu’il s’agisse d’une « cabane dans les bois » ou de cet « hôtel El Royale », on devine la volonté du réalisateur et scénariste de créer un monde à part, un vase clos dans lequel il entend bien faire la pluie et le beau temps. Le contexte politique et culturel n’y est pas totalement absent, puisqu’il choisit de glisser quelques références à la présidence Nixon naissante, à ce fond diffus paranoïaque qui mêle magouilles mafieuses et espionnage d’Etat. Entre période d’émancipation de la communauté afro-américaine et efflorescence du mouvement hippie, il ajoute même quelques flower children qui se mettent à croire n’importe qui et n’importe quoi, le cerveau grillé par les amphétamines.

Il dégotte à son pote Chris Hemsworth un rôle de beau gosse vénéneux, dieu nordique au karma perverti, sorte de gourou criminel et charismatique qui trimballe sa famille de dingos sous emprise, une clique que n’aurait pas reniée le démonarque Manson. Goddard sait qu’il tient avec ce personnage un élément précieux de scénario, dont il soigne d’ailleurs la solaire apparition autant qu’il en retarde l’implication dans le récit. Il préfère prendre son temps pour mettre en musique les autres figures principales de son casting. Celui-ci repose essentiellement sur une règle de quatre dont le produit en croix des backgrounds va faire bouillir la marmite du film noir. La première pièce qu’il glisse dans la fente du juke-box va pour Cynthia Erivo et sa voix de Crystal, choriste black qui s’est choisie une carrière solo pour échapper à l’emprise d’un Spector manipulateur interprété par un imbuvable Xavier Dolan (sans doute dans son meilleur rôle à ce jour). On ne peut d’emblée éprouver autre chose qu’une évidente sympathie pour cette adorable Darlene Sweet, âme noble à la couleur de peau toujours prétexte à stigmatisation, égarée dans ce lieu de perdition.

Elle y croisera la dégaine frimeuse de Jon Hamm, ex-Mad Men reconverti pour l’occasion en vendeur d’aspirateurs ambulant, néanmoins bien renseigné sur la chasse aux micros qui bourgeonnent dans les chambres de l’hôtel. Voilà bien un curieux personnage avec lequel Goddard s’amusera, non sans une évidente délectation pour en dévoiler l’identité secrète. Il ne fera pas autrement avec l’incomparable Jeff Bridges, doyen et cador de ce cercle d’invités de marque, pièce maîtresse d’un « dream cast » qui permit au réalisateur de donner à son projet une plus-value propice à séduire les producteurs (« when you have Jeff, the dominoes fall quite quickly » s’épanche-t-il dans ses interviews du Net). Mais qui peut croire que sous la soutane de ce Père Flynn ne se cache pas une fripouille de la trempe du Lighfoot de Cimino ? Dans ce bal des hypocrites où tout le monde semble jouer double-jeu, il en est une pourtant qui ne cache pas son jeu de dupe : c’est mademoiselle Johnson. Entre Californie et Nevada, Goddard le Texan se paie ainsi le luxe de glisser une farouche Dakota au caractère bien trempé, bien loin du cliché de l’oie blanche déniaisée par Christian Grey, portrait craché de son paternel et plus mystérieuse que ne l’était son hitchcockienne grand-mère.

S’essayant au maniement subtil des ficelles du suspense si cher à Sir Alfred, Goddard pioche plus avidement encore dans le grand référentiel pulpeux du cinéma post-moderne, au point de donner à son hôtel une coloration suspecte, celle d’un succédané de tarantinerie fourré à la farce des frères Coen. Découpage chapitré, flash-backs, changements de point de vue, et un goût prononcé pour les standards des sixties (certes tout en nuances romantiques, entre Supremes et Deep Purple), cet habillage tout en épate peut s’avérer préjudiciable car Goddard n’a ni le talent de dialoguiste de l’un, ni l’art de distiller l’humour noir des autres. Il trouve difficilement les armes qui emporteraient son film au-delà de la ligne de démarcation, comme lors de cet assaut final, apothéose sanglante et orageuse qui peine vraiment à atteindre l’intensité escomptée.

Il y a néanmoins chez Goddard, déjà présente dans sa « Cabane » aux miroirs sans tain, cette fascination pour le quatrième mur, cet écran invisible qui place le spectateur dans la position inconfortable et malsaine de voyeur (« can’t take my eyes off you » reprend Darlene dans le film). Dans la superbe scène d’introduction en plan fixe, théâtre d’un microdrame qui place le premier McGuffin de l’histoire, il joue à merveille avec cette paroi qu’il ne cessera ensuite d’abolir ou de déplacer, de plans-séquences en long travellings voyageurs. Sans doute ne s’est-il pas aventuré suffisamment profondément dans ce concept, trop attaché à la demi-mesure d’un scénario qui traîne en longueur et se laisse paresseusement porter par sa bande-son. Mais dans le double-fond des images et les pistes laissées en suspens, dans les cloisons creuses et les passages secrets du film, Drew Goddard trouve tout de même les ressources suffisantes pour nous faire passer un peu mieux qu’un « sale temps » dans cet hôtel, pour défaire les nœuds d’une intrigue aux frontières de l’absurde et du réel.

« Sale temps à l’hotel El Royale » est disponible en DVD, Blu-Ray, Blu-Ray 4K Ultra HD, et VOD depuis le 13 mars à la 20th Century Fox, plus d’infos sur le site et la page Facebook de l’éditeur.

D’autres infos et plus encore sur le site de Cinetrafic qui met le cinéma au top.

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29 réflexions sur “Sale temps à l’hôtel El Royale

    • On sent la patte du scénariste derrière ce dispositif qui puise dans le vocabulaire littéraire. Comme Tarantino qui se revendique autant écrivain que cinéaste (un Pulp étant avant tout un livre), Goddard use et abuse de ces procédés ludiques de récit. Il n’a pas à mes yeux le même talent que son homologue à la langue bien pendue, mais il n’en est pas dénué pour autant, loin s’en faut. Cabin in the woods déjà faisait montre d’un sens particulièrement aiguisé de l’utilisation des stéréotypes du film d’horreur, une habilité évidente à faire du métacinema autre chose qu’un simple gimmick pour épater la galerie.

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  1. Que de chipotages pour un film tellement emballant.
    C’est pas tous les jours qu’on se régale autant au cinéma.
    Et Chris sans chemise au ralenti sous la pluie : merci Goddard (pas l’autre évidemment… qui a un enterrement à son planning…).

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    • Je me doutais que le blondinet weirdo hippie au torse glabre serait à ton goût.
      C’est bien, astucieux mais quand même, ça ne bouleverse pas la face du septième art.
      Il y avait une réunion hommage aujourd’hui à Paris de tous les amoureux d’Agnès. Pas sûr qu’on y ait vu passer un Suisse à cigare… 😢

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  2. Il y a des choses surexpliquées lorsque certaines auraient nécessité plus d’explications. Si bien qu’on perd du temps avec des flashbacks inutiles au lieu d’en gagner en évoquant certaines choses. Dommage car le film est pas mal et plutôt bien joué.

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    • Le fait que deux trois éléments aient été laissés à la disposition de l’imagination fertile du spectateur, je trouve que c’est une bonne idée. Mais je suis assez d’accord avec toi sur d’autres éléments de background qui pouvaient être simplement évoqués. Cela participe sans doute de l’envie qu’avait Goddard de ne pas ce contenter de ce huis-clos hôtelier en proposant des séquences d’évasion vers d’autres lieux.

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    • Je suis ravi d’avoir pu te donner envie de passer quelques heures dans cet hôtel. 😀
      Bridges est un atout incontestable dans un casting. On pourra toujours lui reprocher d’être un brin cabot, mais il emporte toujours la sympathie du spectateur, qu’il soit hippie fumeur de joints ou sheriff borgne.

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  3. Bonjour Princecranoir, j’ai passé un très bon moment devant ce film. Tous les acteurs sont excellents et ils ont l’air de bien s’amuser. Chris Hemsworth est très inquiétant, il fait assez peur. Un très bon film de genre. Je note qu’il est sorti en DVD. Bonne journée.

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  4. Pingback: Une excellente chronique sur Sale temps à l’Hôtel El Royale | Cinémathèque Méliès

    • L’approche post-moderne de la « cabane dans les bois » était en effet très fun, et bien tournée. Le transfert vers le polar est ici plutôt bien servi par les acteurs, par une mise en scène qui se joue des contraintes mais un scénario qui oublie peut-être de se densifier. L’exercice demeure néanmoins suffisamment remarquable pour être souligné et conseillé. 😉

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