Les OISEAUX de PASSAGE

Mauvaise herbe

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« Neruda s’endormit à l’instant et se réveilla dix minutes plus tard, comme les enfants, au moment où nous nous y attendions le moins. Il apparut dans le salon, en pleine forme, le monogramme de l’oreiller imprimé sur sa joue.
« J’ai rêvé de cette femme qui rêve », dit il. »

Gabriel Garcia Marquez, Me alquilo para soñar in Douze contes vagabonds, mars 1980.

« Faire du cinéma est une aventure. Le voir devrait l’être aussi. »

Ciro Guerra

Depuis que le monde est monde et que l’homme est homme, les rêves traversent le sommeil des âmes endormies. Temps forts revécus, passés ressassés dans l’entonnoir du subconscient, certains y voient des clefs offertes par les défunts pour préparer l’avenir, présages pour qui sait décrypter un langage de signes façonné durant des millénaires. Sorciers (et surtout sorcières) de la tribu des Wayuu qui peuplent la péninsule de Guajira possèdent encore ce don, Ciro Guerra et Cristina Gallego le savent bien, et en cinq chants qui accompagnent « les oiseaux de passage », ils capturent leur complainte dans l’ombre et la lumière de leur caméra.

Dans l’imaginaire collectif, la Colombie se résume aux cartels et aux gros bonnets du narcotrafic de poudre blanche. Ce que l’on sait moins, c’est que la culture du cannabis fit la fortune de quelques tribus reculées du pays, plus d’une dizaine d’années durant, entre la fin des années 60 jusqu’à l’aube des années 80, période que l’on appelle la bonanza marimbera. Gallego et Guerra se feront l’écho de cette époque effacée par des décennies de luttes intestines. Voilà qui vaut bien 10 chèvres, 30 vaches et quelques colliers de Tumas.

Aux confins désertiques de la Guajira, il était une fois une petite bergère qui gardait ses trois chèvres. Trois chèvres, c’est déjà une petite fortune sur ces terres austères, sous la menace perpétuelle de lourds nuages noirs ou d’une invasion de locustes. La jolie petite aura peut-être la chance de s’en voir offrir d’autres en dot lorsqu’elle aura atteint l’âge du mariage. Ce fut le cas de sa mère, Zaida, qui se présente aux hommes de la ranchería, dans toute sa splendeur juvénile, revêtue d’une cape soyeuse, le visage peint d’ancestrales arabesques dont la signification se perd dans les rides des plus anciens de la tribu. Elle est filmée comme un rouge volatile qui sort de sa cage, prête à braver les vents contraires, à voler vers sa destinée, à convoler avec le garçon qui voudra bien lui faire la danse de la yonna. Avant de la libérer, sa mère lui a fait la leçon, remis en tête les valeurs essentielles qui conditionnent l’unité du clan : la famille est le tronc, chaque branche est comme les doigts de la main, indissociable.

Guerra et Gallego ouvrent leur film sur une cérémonie tribale, un rite de passage, scellant ainsi la tragédie à venir sur le socle des traditions, comme le faisait naguère Francis F. Coppola quand il filmait « le Parrain » au milieu de ses ouailles. Dans cette société polygyne et matrilocale, il s’agirait davantage d’une « marraine » (selon le terme de Cristina Gallego), dont l’aura et l’influence sur les décisions prises inspirent plus que du respect chez les hommes du clan. Les deux réalisateurs ont choisi de confier le rôle d’Úrsula à Carmiña Martínez, une comédienne de théâtre dont la prestance en impose dès les premiers plans. Elle côtoiera acteurs professionnels comme figurants locaux qui s’expriment dans leur langue ethnique, le wayuunaiki, plutôt que dans celle du gringo.

Dans cette tribu qui vit de troc, apparemment isolée et protégée du marché extérieur, les présages s’inscrivent dans le paysage, traversent le ciel, sont tracés dans le sable. La caméra part à leur recherche, parvient à s’introduire dans l’autre monde, celui où les morts se lèvent et marchent jusqu’à la mer, montrent la voie et ouvre leur cercueil. Elle recueille le message des « oiseaux de passage » envoyés par des dieux bons comme mauvais. Dans « l’étreinte du serpent » le précédent film de Guerra, un indien d’Amazonie cherchait la plante qui l’aiderait à le défaire de l’emprise maléfique du chullachaqui. Ici la plante apporte le malheur, elle s’appelle Marihuana, attire les fumeurs à la peau blanche, le Yoluja, et pousse à commettre l’irréparable. Elle fera la fortune de Rapayet, le prétendant du clan extérieur, qui s’exprime en espagnol et courtise la belle Zaida.

Natalia Reyes, dont la beauté farouche fait la fierté de cette ethnie des hauts plateaux (mais déjà aspirée dans le prochain « Terminator »), adoptera un autre style de maquillage lorsque son train de vie aura augmenté. Les petits sacs descendus à dos d’âne seront bien vite multipliés à l’arrière des pick-ups, avant qu’ils ne s’envolent au-delà des frontières à bord d’autres « oiseaux de passages » qui arborent le drapeau du capitalisme. Drôles d’oiseaux que ces jeunes blancs-becs qui prêchent la Paix et disent non au communisme, qui consument leur herbe à bonheur sur les plages colombiennes quand dans leur dos déjà salive l’habile Bill en rêvant à des montagnes de billets verts.

« Vive le capitalisme ! » crie Moisés, l’associé à Rapayet qui eut l’idée du premier deal. Mais lorsque les deux familles empochent leurs premiers profits, c’est déjà un peu de la magie ancestrale qui disparaît. « Nous avons défendu notre territoire contre les pirates, contre les Anglais, les Espagnols » dit une femme des anciens clans, mais comment faire face à ce poison qui corrompt tout sur son passage, introduisant l’alcool et les armes, et qui favorise les offenses et attise les querelles. Le couple derrière la caméra regarde les hommes changer, les vieilles coutumes bafouées (« on ne tue pas un messager », et pourtant…), le pays se fragmenter et sombrer dans le chaos. Yoluja, le grand échassier, y a pris ses quartiers, a posé ses griffes sur la villa de Rapayet. L’oiseau de malheur fait son nid sur cet habitat absurde, forteresse plantée sur du vide, injure faite au paysage, à la face des dieux, du vent et de la pluie.

Dans la tragédie familiale narrée par Guerra et Gallego, il y a du Shakespeare, des réminiscences d’Antiquité (on y croise même Leonidas et Aníbal), mais il y a aussi du western avec embuscades, trafics d’armes et règlements de compte, de la corruption, des gangsters et la chute des caïds. Mais il y a plus encore, quelque chose qui ressort d’une chamanique spiritualité, du monde des esprits et de l’invisible que certaines images rares et précieuses nous sont permises d’entrevoir sous l’aile sombre des « oiseaux de passage ».

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23 réflexions sur “Les OISEAUX de PASSAGE

  1. Wahou, visuellement, il a l’air terriblement beau, il dégage déjàbeaucoup de puissance ! Et sur la photo que tu as mis de l’actrice, elle est déjà incroyablement impressionnante…En tout cas, tu me donnes envie de découvrir, d’autant plus que je ne connaissais pas cette période !

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    • Visuellement, le film est irréprochable. Et narrativement, il ressemble à une sorte de Scarface colombien traité comme un voyage chamanique et ethnique sur une quinzaine d’années. Une véritable fresque qui vaut largement que l’on s’y plonge. Je le conseille ardemment.

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    • Certaines scènes, mais sans excès. Guerra la place d’ailleurs systématiquement dans le hors-champ, pratique des coupes franches pour laisser certaines situations momentanément en suspens. Seules les conséquences comptent, non pas l’acte en lui-même.

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    • Les avis sont très positifs dans leur majeure partie, et j’espère que ce film de haute tenue, capable de transcender les genres qu’il traverse, saura toucher un large public car il le mérite.
      Je suis ravi que ce conseil t’ait satisfait. 😀

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  2. A 3 ou 4 reprises j’ai été empêchée de le voir.
    Hier enfin j’ai pu enfin remédier à cette lacune qui me pesait.
    J’aurais dû écouter l’oracle qui m’empêchait l’entrée en salle, c’était un signe qui m’aurait évité 2 h et 6 minutes d’ennui profond.
    J’avais lu ta note avant de voir le film. Je la trouvais nébuleuse mais elle me donnait encore plus envie de le voir.
    Maintenant je la comprends mieux. Je dois furieusement manquer de spiritualité (Il faut toujours que je m’accuse…).
    Je n’en peux plus de l’hypocrisie des croyances et superstitions. « On ne tue pas la parole » (quoique) mais on perpètre de véritables massacres, des assassinats et règlements de compte sommaires en faisant mine de regretter et de réclamer la paix. Après coup.
    Oui j’ai jugé les personnages (juger c’est le mal… honte à moi) mais je n’ai vu que haine et bêtise.
    L’argent rend vraiment con à ce point ?
    Le summum étant atteint par le personnage répugnant de Leonidas, abruti et alcoolique dès l’enfance.
    Alors oui, pour une fois les 2 femmes sont épargnées par la crétinerie ambiante (Ursula et Zaida d’une beauté quasi surnaturelle) mais elles protègent, encouragent et soutiennent bien le système.
    Quant au rôle principal de Tatayet (lol) il est tenu par un acteur sans charisme et inexpressif.
    Alors oui, visuellement c’est très beau et j’avais presque l’impression de sentir le vent brûlant qui souffle en permanence et transforme un temps la sublime Zaida en bel oiseau.
    Et cette maison blokhaus sans fenêtre au milieu de nulle part…
    Mais ai-je bien ou mal compris : Leonidas est-il le frère de Zaida et aurait souhaité l’épouser ? Ursula est bien la mère des deux ?
    Si c’est le cas, pas étonnant que ça donne cette génération de dégénérés.
    Donc tu l’auras compris… après 2 chapitres où je laissai le temps au film et aux personnages (haineux) de me séduire, l’ennui et la stupéfaction se sont emparés de moi, mais j’ai tenu jusqu’au bout où la pauvre petite marche vers son destin avec ses 3 chèvres.
    J’imaginais ma petite fille de 10 ans seule au milieu du désert. Elle ne survivrait pas un quart d’heure. D’abord elle mourrait de chagrin de tout ce quelle a vu…

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    • Quel emballement ! Quelle passion dans la détestation ! A la lecture de de ce que tu en dis, j’ai peine à croire que tut te sois ennuyée face à ce film. Je t’ai senti plutôt bouillir devant cette histoire. En lisant les mots posés sur ton ressenti, j’ai tendance à croire que tu as aimé (mais sans doute ne le sais-tu pas encore 😉 ), car tu mets le doigt sur tout ce qui est révoltant dans cette histoire admirablement mise en scène par Guerra et son épouse. Tu en soulignes l’absurdité évidente, le dévoiement, la médiocrité des personnages (et « Tatayet » me fait l’effet d’un abruti tout aussi pathétique que le Toni Montana de De Palma).
      Laisse ta conscience s’ouvrir à ce grand film, retournes-y.
      😀

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  3. Espèce de sadique. Je pense que je me suis VRAIMENT ennuyée.
    Les personnages antipathiques, les histoires franchement révoltantes, les héros pathétiques j’en ai vus et aimés. Ici, aucun ne trouve grâce à mes yeux. A peine ai je esquissé un « C’est pas juste » devant le sort de Zaida et son fils qui essaient un temps de s’extraire du chaos.
    J’avais juste envie qu’ils s’exterminent les uns les autres pour disparaître de la surface de la terre. Et je n’aime pas qu’un film me fasse ressentir ce genre de choses.

    Et alors Zaida et Leonidas (le débile) sont frère et soeur ???

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    • Qu’est-ce que j’en sais, ch’uis pas d’la famille !
      Mais en effet, ils on l’air d’être frère et sœur. Après je ne suis pas ethnologue, pas un spécialiste des coutumes Wayuu. Au regard de ta passion pour ce film, de l’incompréhension et des interrogations qu’il suscite, je t’invite volontiers à te pencher sur les écrits de Michel Perrin (aucun rapport avec François ou une quelconque chèvre) qui s’est largement étendu sur les mœurs et pratiques tribales de ces braves gens.

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  4. Pingback: [Rétrospective 2019/4] Le tableau étoilé des films d’Avril par la #TeamTopMensuel – Les nuits du chasseur de films

  5. « Les Oiseaux de passage » de Ciro Guerra et Cristina Gallego.
    Fin du XXème siècle en Colombie. Les tribus indiennes ont découvert la marijuana et le commerce du cannabis vers le grand marché des USA.
    Le film est d’une très grande beauté, tant pour ce qui concerne les paysages que pour ce qui concerne les personnages, les visages et les corps. C’est admirablement filmé, les couleurs sont magnifiques et la nature interfère dans la tragédie.
    En effet, nous sommes -tout bêtement allais-je dire- dans la tragédie grecque! Aucun suspense, dès le départ on se doute bien que tout cela va se terminer dans le sang et la mort de quasiment tous les personnages. Tous les ingrédients de la tragédie classique sont là, le destin, les prophéties issues des rêves, la symbolique animale, le « fatum » étant ici remplacé par l’appât du gain, par l’argent.
    Alors on suit ces malheureux héros, qui cheminent vers la mort, faisant des efforts vains et inutiles pour échapper à leur destin. Comment des tribus aux coutumes ancestrales, aux codes d’honneur éternels se retrouvent plongées dans la modernité, c’est ce télescopage que raconte le film. Le Dieu Argent pourrit tout: les gros 4×4 rutilants remplacent les chevaux, les palais d’un mauvais goût inouï remplacent l’habitat traditionnel, l' »American Way of Life » se répand partout. Ce conflit entre culture indigène et nouveau business finit par détruire toute cette société traditionnelle.
    Cette marche vers la mort est accompagnée d’une bande-son remarquable qui scande les différents épisodes, chapitres encadrés chacun par un titre lyrique. On pense au cinéma d’un Glauber Rocha, il s’agit de la même exubérance, du même traitement baroque.
    Un très beau, un très grand film donc, à la mise en scène remarquable entre gros plans, tensions extrêmes que l’on retrouve dans les westerns et plans larges sur ces paysages désertiques dans une nature menaçante!

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    • Le croisement entre genres (chronique ethnographique et polar de série noire) fait toute la valeur de ce film aux immenses qualités esthétiques que vous soulignez parfaitement en commentaire. Notons que cette histoire de trafic de drogue met en balance les paradis artificiels de la Marijuana et l’au-delà spirituel des croyances locales. Je connais mal le cinéma de Raucha mais j’imagine qu’il résonne en effet à travers celui de Guerra, très empreint de réalisme magique.
      Le cinéma se prête particulièrement bien à l’expression de cet animisme tribal, un art parmi d’autres capable de révéler l’invisible du monde. Hasard, coïncidence ou caprice des dieux, j’ai revu hier soir « la Dernière Vague » de Peter Weir qui, à l’autre bout du monde, travaillait ces mêmes croyances animistes à travers les rites aborigènes pour les marier à un récit catastrophiste très en vogue à l’époque (et devenu si actuel, hélas pour nous). Malraux avait ainsi vu juste en prophétisant un XXIème siècle spirituel.

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