SIBYL

Au-dessous du volcan

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« Je sens qu’il faut toujours faire deux films avec une actrice, parce que pour le premier il y a une forme de pudeur liée à la rencontre. J’avais envie d’un autre film avec Virginie, où je pourrai lui demander beaucoup plus. »

Justine Triet in Les Cahiers du Cinéma n°755, mai 2019.

A l’origine, dans la Grèce antique, la sibylle est une femme qui lit dans l’avenir. En ôtant deux lettres à son prénom, Justine Triet la prive de ce pouvoir, ne l’autorisant à lire que dans l’esprit des autres. C’est son métier, « Sibyl » est psy. Mais à force de recueillir ces confessions sur canapé, se fend peu à peu la paroi qui sépare sa vie de celle des autres, pénétrant un territoire mental fascinant mais hautement sulfureux, qui entre en éruption dans un film sous influence.

Alors qu’on la croyait condamnée à la comédie populaire et inoffensive, Virginie Efira s’était trouvée soudain métamorphosée en « Victoria » sous l’œil de Justine Triet. L’actrice y livrait une prestation étonnante, affichant un relief de jeu allant de l’étourdissement pathétique à la franche rigolade. Entrant par ce rôle dans le sérail des grandes actrices qui se font un prénom, Efira s’est alors tournée vers d’autres horizons cinématographiques, s’est abandonnée à l’audace d’autres metteurs en scène. Mais Justine Triet est de toute évidence une réalisatrice qui a de la suite dans les idées. Elle la rattrape, récidive, remet le couvert avec « Sibyl », l’habille d’une nouvelle identité pour mieux la pousser plus loin encore, dans les retranchements d’une psyché en équilibre instable.

Pour cette seconde collaboration, elle n’hésite pas à charger le portrait, à lui accrocher des casseroles, en commençant par un geste d’un égoïsme forcené et d’une inconséquence folle qui consiste à envoyer valser la quasi-totalité d’une patientèle en détresse pour lui permettre de consacrer tout son temps à l’écriture d’un roman. Mais « écrire aujourd’hui devient presque illégitime » lui dit son éditeur dans une scène d’introduction amusante, car tout a été dit, raconté dans des romans publiés par milliers. Puisque la source est tarie, ce projet d’une vanité extrême est voué à être vain. Mais face à la page blanche de l’ordinateur, se reflète toutefois un visage, un corps trempé dans son jus.

Sibyl se dessine à travers des détails, des intuitions, des associations d’idées qui petit à petit en cristallisent le reflet. Triet s’essaie à filmer la naissance de l’inspiration, comme quelque chose de fugace, qu’il faut saisir dans les interstices du réel : c’est ici un verre d’alcool dans la main du compagnon, là un gros plan sur le portrait d’une petite fille androgyne, ou bien encore un jeu de spéculation qu’elle mène avec un petit garçon en analyse, auquel Triet accorde un instant ce don de divination qu’elle a interdit à Sibyl : « vous allez perdre » lui annonce-t-il. Pour parvenir à ses fins, la psy n’hésite pas à changer les règles, à franchir les lignes, quitte à s’asseoir sur la déontologie professionnelle. Arthur Harari, co-scénariste de cette histoire, s’invite alors dans le film et tente de jouer les garde-fous, rappelle les limites, la conduite à tenir. Mais rien n’y fait.

Justine Triet, solidaire, épouse pleinement la cause de son personnage (« honnêtement, je ne suis pas Sibyl » se dédouane-t-elle néanmoins), en optant pour un montage déstructuré, proposant un portrait diffracté, créant volontairement la confusion dans l’esprit du spectateur qui doit ainsi se mettre dans la même disposition mentale. La réalisatrice fracasse les miroirs, préférant à la vérité toute entière le morcellement de l’être, les fragments de l’intérieur. En déchirant le cuir épais dont Sibyl semble recouverte, elle écorche le masque de l’imposture, elle met les plaies de l’âme à vif. Triet n’est alors qu’à quelques brisées de François Ozon lorsqu’il ouvrait la boîte à fantasmes de « l’amant double ».

Justine Triet fait comme lui le pari de la gémellité, en se nourrissant des confessions d’« une autre femme » comme dans le film de Woody Allen dont elle s’inspire ouvertement. Elle creuse aussi les tréfonds du désir, ceux d’une femme hantée par ses origines, entravée par ses liens familiaux, obsédée par un moment d’extase sexuelle que la réalisatrice choisit de filmer comme un cliché, lui procurant une étrangeté picturale (un nu que d’aucuns ne manqueront pas de rapprocher de la peinture flamande, eu égard aux origines de l’actrice peut-être), un reflet factice. Sibyl se débat avec ses souvenirs, avec son histoire, avec tous ceux qui la lient. Mais plutôt que de se laisser entraîner par le fond dans la vase psychodramatique, la réalisatrice s’autorise une échappée tyrrhénienne, offrant un second souffle inattendu à son film.

Pour mieux transcender l’ordinaire, elle sait qu’il faut changer d’air, se réinventer ailleurs. Au pied du Stromboli, à l’endroit même où Rossellini mit Ingrid Bergman à l’épreuve de sa foi, elle convoque une réalisatrice Allemande (que se charge d’assumer l’excellente Sandra Hüller), une actrice et un acteur confiés respectivement à Adèle Exarchopoulos et à Gaspard Ulliel. La première s’en tient à son poupin faciès de jeune fille pleurnicharde et inconsolable depuis « la Vie d’Adèle », quand l’autre semble confit dans sa posture de séducteur tout droit sorti d’une publicité léchée pour parfum de grande marque. Margot et Igor (ces prénoms sont un oxymore) sont deux clichés ambulants que Justine Triet, non sans faire preuve d’un certain sens de l’humour et d’autodérision, va s’amuser à malmener sous le regard d’une Sibyl, observatrice et en retrait derrière la caméra. Ils vont souffrir pour elle, et avec elle, dans un jeu de manipulation pervers et réciproque.

Sans jamais sombrer dans l’exercice de style, la leçon de morale ou la démonstration, Justine Triet parvient avec une étonnante habileté à dérouter le portrait de femme vers une réflexion sur le processus de création, une fenêtre ouverte sur le monde agité et tumultueux de la fabrique de la fiction, produit d’une alchimie délicate qui est ici rendue possible par la confluence artistique d’une réalisatrice et d’une actrice en pleine possession de leur mode d’expression.

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45 réflexions sur “SIBYL

  1. J’ai bien ri à te lire. Merci.
    Triet a de la chance d’avoir des critiques telles que la tienne. Envoie la lui, tu seras sûrement invité sur son prochain tournage 🙂 tu pourras plonger encore plus profond dans les méandres de son alchimie délicate.
    Je n’avais vu Victoria qu’à la télé et j’avais jeté l’éponge au bout d’une heure aussi insupportable, invraisemblable et sans intérêt que ce film.
    Je souhaite que Virginie, merveilleuse actrice, se sépare de Triet.
    Hélas, elles semblent bien soudées.

    Bon, là ou je ne rigole plus c’est quand tu évoques Rosselini.

    Va je ne te hais point 🙂

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    • C’est une bonne idée, je vais y songer. 😉
      Tu n’avais pas aimé Victoria mais tu as tenté Sibyl, j’admire ton obstination à croire en Justine Triet (moi j’ai renoncé depuis belle lurette à Dolan par exemple).
      Tu retrouveras la belle Virginie dans le prochain Verhoeven, un cinéaste qui n’a pas la réputation d’être très tendre avec ses personnages. Je ne sais si tu l’apprécieras davantage sous son objectif.
      Comment passer par Stromboli sans évoquer Rossellini?

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      • C’est Virginie qui m’attire pas Triet.
        Donc chaque fois qu’un film passe à Venise il faut parler de Mort à Venise ou Tout le monde dit I love you ? Même si c’est Inferno ou Le Guignolo ? Ok.

        Si tu es trop timide, je peux envoyer ta note à Justine !

        Et toujours rien sur Pedro…

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      • J’ai revu Elle. Aimantée à la prestation d’Isabelle Huppert.
        J’avais oublié que Virginie faisait partie du casting. Étonnant de la voir en bigote pas si immaculée (La mort de son mari semble la laisser de marbre : heureusement que la foi nous sauve dit elle). Elle peut donc tout faire.
        Pas étonnant que Verhoeven l’ait remarquée.
        Il va sans doute en faire autre chose qu’une hystérique noyée dans ces émotions.
        Vivement.

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  2. J’adore Virginie Efira et je suis franchement content qu’elle soit sortit de l’univers des comédies romantiques qu’elle enchainait au début. Après avoir lu ton article, je n’ai plus qu’une seul envie : Voir Victoria et plonger dans l’univers de Justine Triet.

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    • Voir Victoria, puis Sibyl, ou l’inverse, au choix.
      Il est rare qu’une personnalité forgée dans le domaine du divertissement et de la télévision s’épanouisse ainsi au cinéma. Virginie Efira sait faire montre dune qualité de jeu remarquable dans des registres variés, même dans des rôles secondaires comme celui qu’elle tenait dans le très bon film de Verhoeven, « Elle ».

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  3. Tu me convoques sur un film étonnant, à la construction complexe et élaborée. Éruptif, au montage destructurée, Triet nous plonge avec la Magnifique interprétation d’Efira dans un univers psychologique Pervers ou la manipulation et le narcissisme égoïste sont les maîtres mots.
    L’altruisme et la bienveillance sont bannis de ce tableau Flamand aux nuances et aplats de couleurs nauséabonds.
    Une œuvre et un jeu d’actrice impressionnants que ton article remet au centre des films incontournables qu’il est nécessaire d’aller voir.

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    • La touche flamande ne t’a pas laissé indifferent ! 😉
      Il faut dire que la prestation de Virginie Efira est bluffante, pour un portrait de femme qui, comme tu le soulignes très bien (et que j’ai peut-être un peu éludé dans mon texte), n’est pas des plus reluisants. Elle est un monstre d’égoïsme dont Triet observe l’implosion, portrait peu amène qui en a sans doute énervé quelques uns(e)s. La réalisatrice malmène son personnage, filme les conséquences sur l’entourage jusqu à l’emporter sur le plateau d’un simulacre assez jouissif. C’est violent, mais brillant.

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  4. « Préférant à la vérité tout entière le morcellement de l’être ». La formule est bien trouvée et rend assez bien compte du découpage éclaté de ce film qui mêle passé et présent, impudeur (beaucoup) et pudeur (la tristesse très grande du film qui se cache derrière ses personnages) et dit des choses intéressantes sur le processus de création (qui n’est guère sympathique pour l’entourage du créateur traité comme matière à fiction…). Comme tu le sais, je défends également le film chez moi. Il n’en faut pas trop pour saluer la performance exceptionnelle de Virginie Efira.

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    • Je n’évoque pas la tristesse dans mon texte en effet, alors qu’elle est bien présente. Triet fait d’ailleurs me semble-t-il le distinguo entre les larmes « mélodramatiques » des acteurs dans leur numéro (Ulliel et Exarchopoulos) et celle qui me semble plus pudique, plus sincère de Paul Hamy (qui joue son compagnon), et de la petite.

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  5. Le synopsis du film est excellent. Je ne sais pas si je veux la voir plus tard si, avec sa présentation, je ne pense pas avoir à la revoir. Un commentaire séparé mérite l’opinion de vos followers. Les critiques sont très drôles et cela semble être un deuxième post. Je n’aime pas trop les films, mais c’est amusant de vous lire, même si je dois me battre avec le traducteur de Google. salutations

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  6. Pour tout te dire, la bande-annonce m’a pas mal ennuyée, donc je pensais clairement passer mon chemin, d’autant plus que j’ai beaucoup de mal à apprécier Adèle Exarchopoulos, que je ne trouve pas si bonne actrice…Mais, encore une fois, tu me pousses à revoir mon opinion et à peut-être tenter l’expérience, alors je te remercie !

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    • Je peux comprendre que le film ne séduise pas, il n’est pas très tendre avec ses personnages et ne ménage pas le spectateur. J’avoue que je ne suis pas non plus très fan de Mlle Exarchopoulos, qui en plus ici ressort son registre pleurnichard. C’est plutôt l’utilisation de ce cliché de l’actrice par Justine Triet (très habile pour manipuler ses comédiens également), comme celui qu’elle affuble à Gaspard Ulliel, qui moi me réjouit. Il les voir tous les deux faire leur numéro sur le plateau de tournage du film (à l’intérieur du film), j’ai trouvé ça très drôle, alors que le ton général est plutôt sombre. Tu peux tenter l’expérience, mais attention, ça peut dérouter.

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  7. Virginie Efira est une actrice d’une classe folle, d’une beauté foudroyante, naturelle, excellente actrice.. J’aime bien Adèle même si je reconnais qu’elle stagne un peu dans son jeu d’actrice ^^ Mais Virginie Efira mériterais vraiment un film qui la ferait encore davantage reconnaitre. Elle le mérite. Les avis sur Sybil sont partagés, il y a un âpre débat mais c’est tant mieux car cela fait écrire de belles chroniques comme la tienne. Merci à toi 😊

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    • Si j’ai pu faire partager l’envie d’aller le découvrir, j’en suis ravi. Merci.
      Je crois que ce doublé avec Justine Triet comptera énormément dans sa carrière, lui assurant une reconnaissance critique méritée. Si les avis sur le film sont partagés, ils le sont moins pour l’actrice.

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    • Je crois qu’il est assez rare pour une actrice ou un acteur de trouver ainsi un rôle qui vous permette d’exprimer la pleine mesure de votre talent. Je crois que Virginie Efira a trouvé cela chez Justine Triet. Par deux fois.
      Merci de votre passage. A bientôt.

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  10. Vu hier à la TV. Pas sans intérêt mais ne m’enthousiasme pas vraiment. Je ne suis pas très psynéphile.😊 Mais Rosselini passe et je ne pense plus qu’à lui. Et, île me faut bien le dire à Antonioni et son Avventura. Scusami, sono incurabile. 🎬

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    • J’ai pris aussi un moment de la soirée pour le revoir (même si je n’étais pas particulièrement d’humeur pour un tel film). J’aime toujours ce montage fait d’associations, de coq à l’âne, très perturbant au début mais qui devient une logique narrative de ce film très mental. Et puis il y a Virginie Efira qui incarne le rôle remarquablement.
      On ne revient pas indemne du voyage en Italie, je veux bien te croire.
      Passe une belle soirée.

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