BACURAU

La vengeance du Sertão à plumes

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« Le dernier texaco vient de fermer ses portes
Y a guère que les moustiques pour m’aimer de la sorte
Leurs baisers sanglants m’empêchent de dormir
Bien fait pour ma gueule ! J’aurais pas dû venir »

Bernard Lavilliers, Sertão in « O Gringo », 1980

« Les minorités doivent se plier aux majorités : elles s’adaptent ou elles disparaissent. »

Jaïr Bolsonaro

Au Nord, c’était le Sertão. Terre aride pleine de rage, zone ingrate et épineuse, depuis toujours foyer du Cangaço. Dans un Brésil d’anticipation, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles y plantent « Bacurau », bourgade imaginaire sise dans une vallée asséchée, absente des cartes, un oiseau rare, ultime destination pour ceux qui croient encore aux idéaux libertaires cultivés en permaculture. La route qui mène à Bacurau est bordée d’une lande brûlée par le soleil, désertique et inhospitalière, au premier abord. « Si tu viens, vas en paix » dit l’écriteau qui en indique la direction, comme si, passé la frontière, aucun retour possible, destination cercueil. La mort a frappé en effet à Bacurau, elle frappera encore.

Carmelita la doyenne s’en est allée danser sur les terres du grand Jaguar, les chants funéraires des habitants du village l’accompagnent vers sa dernière demeure. Un vieux bluesman marmonne son oraison portugaise tout en gratouillant quelques accords clairs sur les cordes tendues de son instrument. Il ne semble pas avoir toute sa tête ce vieux fou chantant, mais il a du flair assurément pour renifler les intrus bariolés de mauvaises intentions.

A Bacurau, on y meurt certainement, on y vit isolé assurément. La route qui mène au Sud, vers les « Terres Vertes » et civilisées est coupée. « Dieu a créé la terre, Satan en a fait la clôture » disait Antônio das Mortes dans le film de Glauber Rocha. Contre toute attente, à Bacurau l’harmonie règne. Certes, la docteure Domingas a un tantinet perdu les pédales (elle a surtout forcé sur le goulot), mais elle sait reconnaître ses torts une fois passée l’ivresse de la rancœur intestine. Sônia Braga est toujours aussi fière de sa chevelure qu’elle a tressée en natte et repeinte en rouquine, peut-être pour s’accorder aux teintes du paysage. L’actrice qui jouait son double en de plus jeunes années dans le précédent film de Filho devient ici une bien charmante autochtone revenue de la ville qui s’est entichée du plus vigoureux des mâles de la meute.

Bárbara Colen et Thomás Aquino forment un bien joli couple de cinéma sous la bénédiction de Plínio, le sage et lettré instituteur, le Lampião des temps à venir. Ils vivent heureux (mais soucieux) sur cette aire solidaire, hâvre de respect où l’architecte côtoie la prostituée, où le fermier s’accorde au gay gigolo, où chacun s’accommode de la chaleur parfois dans le plus simple appareil. Mendonça Filho et Dornelles ont fait de ces lieux un espace pittoresque, utopique et fier de ses origines. Au centre du village, tout prêt de l’église qui a depuis longtemps fermé ses portes, on trouve un musée qui conserve la mémoire des gens de jadis. Y demeure la trace de leur labeur, leurs outils et statuettes dédiées à quelque divinité de la pluie, mais aussi d’autres accessoires qui leur ont permis de défendre chèrement leurs droits au sol.

Ce territoire a de quoi agacer les politiques. Non alignés, les habitants refusent de se laisser amadouer par la condescendance et le baratin. Déjà effacé de la carte et des Google maps, Bacurau est capable de se rendre invisible même à ses visiteurs, usant de stratagèmes que l’on devine éprouvés depuis des lustres, perfectionnés tout au long de rudes années d’insoumission. Mendonça Filho et Dornelles, compères et complices de longue date, ont ensemble imaginé ce bastion comme un phare de liberté que l’on voudrait éteindre, comme une épine plantée dans la main du propriétaire, une zone à défendre comme l’était l’immeuble « Aquarius » du film précédent.

Par quelques menus détails, les agitateurs de la caméra glissent dans l’environnement du village les traces de ce temps futur dans lequel ils situent leur histoire. Si leur SF est low-fi tout autant que low-cost, elle ne manque ni de clin d’œil ni de citations. Il est ici question de gringos envahisseurs (« surveille le ciel » dit un des villageois comme s’il redoutait le retour de « la Chose » décrite dans une célèbre série B congelée dans la Guerre Froide), de soucoupes volantes, de touristes qui montent à l’« Assaut » façon John Carpenter. Quand soudain la menace décide de se mettre en branle, une « Night » effrayante est la proie des synthétiseurs que les deux réalisateurs ont exhumés du cimetière de ses « thèmes perdus ». Une horde sauvage venue d’ailleurs s’apprête ainsi à fondre sur la paisible bourgade, assoiffée de sang comme de sensations, frappant de son glaive amoral une population innocente au juste prix de la prestation. Alors que la chevrotine pleut et que la machette tue, revient en mémoire le sort des martyres cangaçeiros dont l’âme s’incarne dans le bandit Lunga qui s’est forgé une légende et un look du côté de Pernambouc. « Bacurau est autant un film d’horreur qu’un film sélectionné à Cannes, un western sanglant qu’une fable politique, un film de genre qu’un film personnel » explique Filho qui reconnaît avoir d’abord voulu s’offrir un plaisir cinéphile.

Sous de tels augures, « Bacurau » devrait enthousiasmer tout amateur de spectacle transgressif et frondeur. Le style tient le choc mais la tonalité flanche, hésite entre désir de réalisme et comportement absurde. Ce qui aurait dû perturber finalement déroute, se liquéfie dans le ridicule de ces foreisteros armés jusqu’aux dents emmenés par un Udo Kier tout en posture. Le respectable amour du Bis tire in fine vers le gore qui fait tache, bien difficile à admettre même sous abus de psychotropes. Le film aura tout de même écopé d’un prix sur la Croisette, généré « plus de 800 emplois » comme l’affirme le carton final, histoire de légitimer d’un ultime coup de menton ce petit caprice artistique. Fiers et satisfaits de leur forfait, il y a fort à parier que ces deux maquisards du cinéma indé vont se maintenir éloignés des voies triviales et des sentiers battus.

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38 réflexions sur “BACURAU

  1. Je n’ai pour l’instant vu que la bande annonce, qui était hypnotisante et sublime. Elle ne laisse dévoiler du film que son ambiance, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Merci d’avoir écrit sur cet endroit au cœur de toutes les discussions cinéphiles mais d’aucune carte 😉

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    • La BA que j’ai découverte après coup (car j’aime voir les films qui me tentent à priori sans rien en voir avant) est en effet bien plus réussi que le film. Elle condense tous les éléments d’un film rêvé qui ne vient jamais, qui se brise sur des scènes qui tombent à plat. Comme quoi les Bandes-annonces…

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    • C’est vrai que j’ai d’abord fait ressortir l’engagement et les qualités filmiques dont Filho et son comparse font montre par endroits. Par contre il est évident que l’on ne fait pas du Carpenter en le décrétant sans risquer de sombrer dans le ridicule (plutôt que prétentieux).

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    • Ah c’est pas Brad Astra !
      Donc pas à ton goût le costaud Latino.
      En y réfléchissant, le problème de ce film ne serait il pas d’avoir été réalisé à 4 mains. On s’improvise pas Dardenne, Coen ou Wachovski comme ça (déjà faut commencer par un ADN commun).

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  2. Je ne connaissais pas du tout et même si le côté sanglant ne me dérange pas spécialement, je ne sais pas si je tenterai, peut-être un peu trop particulier pour moi, mais sait-on jamais, je ne dis pas non définitivement !

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  3. Eh bien moi j’ai adoré. J’ai trouvé ça jouissif et irrévérencieux et j’ai beaucoup aimé le changement de décor par rapport aux habituels films hollywoodiens. Le village et la dynamique de groupe entre les habitants étaient touchants, il se dégage une ambiance assez particulière.

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      • Attention, tu trouveras dans Aquarius la nostalgie de la vie en harmonie, le goût de la lutte contre l’injustice sociale, pour la bossa nova mais beaucoup moins de bruit, de fureur et de soucoupes volantes. Bref tu trouveras le meilleur de Bacurau sans les moments les plus embarrassants.

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    • Je trouve que cette communauté hélas n’a aucune véritable existence à l’écran, pas plus d’ailleurs que ces « touristes » sortis d’un nanar de solderie. Ayant du respect pour l’œuvre précédente de Filho en tant que réalisateur, je préfère mettre ça sur le compte de Dornelles. N’est pas John Carpenter qui veut.

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  4. Bien observé une fois de plus. Sous les auspices pêle-mêle de John Carpenter, Sam Peckinpah, voire un peu Ed Wood, mais aussi le Cinema Novo des années 60, les cangaceiros, etc… le film est intéressant. Un peu BD, un peu bis comme tu l’écris, avec des ennemis un peu trop identifiables, les gringos, les politicards locaux. J’avais préféré de loin Aquarius et sa crise immobilière citadine… Je dirai quelques mots la semaine prochaine de l’accueil fait au film par nos fidèles spectateurs. A +.

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