Le passager de la pluie
« Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ! »
Greta Thunberg, discours à l’ONU, 23 septembre 2019.
Faisons un rêve. Celui d’un très lointain désert, chaud, sec et enveloppant, superbement beau et formidablement menaçant. Le vent seul semble avoir droit de cité dans cet empire de steppes minéral. Figé dans la terre recuite qui se découpe sur l’horizon, ce paysage de collines semble être là pour l’éternité. En apparence, seulement. Il est des lumières inaccessibles à l’œil humain, et une prescience perceptible uniquement par certains. A l’heure où les punks à crête secouent les bijoux de la couronne et proclament le « No Future » en Angleterre, de l’autre côté du monde, l’Australien Peter Weir sent monter la catastrophe, entend gronder « la Dernière Vague », dans un bourdonnement terrifiant.
Le vent se lève dans l’outback australien. On entend le tonnerre dans un ciel sans nuage. La pluie s’abat soudain en un déluge torrentiel, des grêlons gros comme des œufs de pigeons fracassent portes et fenêtres. Là où l’on ne s’imagine pas qu’il puisse pleuvoir, un cataclysme se produit. C’est ainsi que, dans « la Dernière Vague », se manifestent les premiers symptômes d’une apocalypse annoncée, un thème très répandu dans l’humeur anxiogène qui traverse la « fury road » des antipodes à cette époque. A l’aube des seventies, l’Anglais Nicolas Roeg dans « Walkabout » avait tâté déjà des rites propres aux plus anciens habitants d’Australie. Peter Weir se démarque néanmoins en se détournant de tout folklore psychédélique pour retrouver l’authenticité et l’âme de cette culture immémoriale (en optant pour un filmage sans fioriture, au plus près des hommes et au plus vrai de leur condition sociale misérable), et la confronte aux représentations.
« Australienne de quatrième génération, je n’ai jamais encore rencontré d’Aborigène » dit Annie Burton interprétée par Olivia Hamnett. Quoi de plus normal puisqu’elle vit en ville depuis toujours, à l’ombre des buildings de Sidney, parmi ses semblables. A l’instar de celle qui conquit l’Amérique, sa civilisation exogène prospère dans l’irrespect et le mépris de ce qui a précédé en ces lieux. En quelques siècles, elle a tout recouvert, plantant une croix sur le passé. Peter Weir, à travers le personnage de David Burton, arrière-petit-fils de prêcheur, fait son examen de conscience, celui d’un pays tout entier. Dans son voyage à l’intérieur des songes, il nous mène sur la piste de sombres secrets.
Richard Chamberlain (à son meilleur) se charge d’endosser le costume de cet avocat candide qui aura à démêler les fils d’une intrigue criminelle impliquant un groupe d’individus de type aborigène, un crime crapuleux commis par une nuit d’ivresse qui revêt l’apparence d’un meurtre rituel. Le beau curé des « oiseaux se cachent pour mourir » ne s’est à l’époque pas encore égaré dans les « Mines du Roi Salomon », tout juste a-t-il réchappé à « la Tour Infernale » et s’impose peu à peu dans le catalogue des acteurs bankables. Ainsi participe-t-il à renforcer le financement du film (Weir lui donne ironiquement le rôle d’un avocat spécialisé dans la fiscalité des entreprises) qui par ailleurs se monte avec des moyens modestes.
Weir tourne essentiellement en décors naturels, parcourt l’Australie d’Est en Ouest pour trouver les lieux adéquats et s’en remet au talent certain de son fidèle chef op’ Russell Boyd (qui nimbait déjà de surnaturel les disparues de Hanging Rock) pour distiller une tonalité inquiétante à son récit. Au-delà de la plus-value de production, Peter Weir justifie la présence de Chamberlain pour une autre raison, plus étonnante : « Il avait dans le visage quelque chose d’indéfinissable. » L’acteur reconnaît alors avoir de lointaines origines Cherokee, lui procurant quelques traits exotiques, et le liant par le sang aux antiques rites shamaniques qui permettaient aux tribus originelles de communiquer avec le monde des esprits. « Tu es mon frère, tu es un Mulkurul ! » se serait exclamé son partenaire David Gulpilil, un Yolngu de la tribu Mandhalpuyngu à qui on fait appel depuis systématiquement quand il faut un Aborigène dans un film.
C’est par le rêve que les chamanes se connectent au monde de l’invisible, territoire des ombres qui n’est pour eux qu’une projection de notre réalité (« dream is the shadow of something real » dit Chris Lee), le refuge des ancêtres qui ont façonné notre environnement. Peter Weir sait que la mise en scène, l’éclairage, les sons et la musique (qui pulse aux vibrations inquiétantes d’un didjeridoo millénaire), donnent ce pouvoir au cinéma de rendre palpable la dimension onirique, par le montage de jeter le discrédit sur le réel et par un ralenti subtilement amené de basculer vers un autre espace-temps. Il en appelle aux forces de la Nature qui se traduisent par de violents phénomènes météorologiques mais se devinent aussi à travers la présence de nombreux totems animaliers : une chèvre retenue par une chaîne, des poules blotties sous l’orage, un léopard à la calandre d’une voiture, quelques rats, mais surtout ce hibou inquisiteur et ces grenouilles par centaines qui accompagnent les plaies envoyées par le Serpent Arc-en-Ciel.
C’est l’eau surtout, pourtant si rare en ce pays, qui envahit chaque séquence, s’écoule par tous les orifices, dégringole en cascade, dégouline des robinets et tombe en pluie noire sur les édifices. Le sentiment de submersion est permanent, impossible à contenir. « En Australie, les Aborigènes savent des choses que nous ignorons. » reconnaît encore Peter Weir qui s’est enquis des sages lumières d’un authentique chamane aborigène nommé Nandjiwarra Amagula. Il lui confie le rôle du sorcier Charlie, inquiétante émanation du peuple originel venu avertir de l’imminence du désastre écologique. Au fil des troublantes révélations de ce film intense et captivant, reviennent en mémoire les angoisses de Curtis LaForche et ses visions d’eschatologie climatique dans le « Take Shelter » de Jeff Nichols. Avec quarante ans d’avance, Peter Weir avait déjà senti tourner le vent, annonçait le temps qui change, comme s’il était lui-même dans le secret des dieux.
« Homme blanc, tu es la race sans bonheur.
Toi seul a rompu avec la nature et produit des lois civilisées.
Tu t’es réduit en esclavage ainsi que le cheval et d’autres animaux sauvages.
Pourquoi, homme blanc ? »Oodgeroo Noonuccal, La race sans bonheur, 1939
Je ne m’en souviens plus beaucoup de ce film… Tu m’as donné envie de le revoir…
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J’ai donc touché au but principal : donner envie de découvrir.
C’est une oeuvre qui a plus de quarante ans mais qui résonne etonnament avec notre temps.
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J’ai dû le voir il y a une dizaine d’années, mais je ne sais plus très bien…
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Bon jour,
Bel article qui nous porte en ses eaux sur ce film que je ne connais pas… à voir … (je note).
Max-Louis
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Merci beaucoup,
Le film est en effet une submersion par l’étrange qui nous engloutit totalement.
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Un très joli texte sur un film que je n’ai pas encore eu la chance de voir. Peter Weir m’a toujours impressionné en tant que réalisateur. J’ai un souvenir mémorable de son formidable « Master and Commander » avec Russel Crowe (tiré de la série de livres de Patrick O’brien). 🙂
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Weir est un excellent réalisateur de la « nouvelle vague » australienne. On lui doit tant de grand films, dont ce « Master and Commander » qui fera l’objet d’une prochaine chronique. 😉
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Génial que tu fasses une chronique car tu sais c’est un de mes films préférés ! Je l’avais vu au cinéma et j’en ai un grand souvenir de cinéphile 😉
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Un autre film qui se laisse emporter par un déferlement. Intéressant ce rapport à l’océan d’un réalisateur insulaire qui, tel Truman dans son show, aime prendre la mer pour élargir son horizon.
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Encore une fois, je ne connaissais pas du tout, alors simplement merci pour cette découverte ! Au vu de l’écho actuel qu’il peut avoir, tu me rends curieuse de tenter l’expérience et je suis une grande amoureuse de l’Australie, alors raison de plus 😀
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Si tu aimes cet endroit magique, alors ce film est fait pour toi.
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Je ne connaissais pas du tout l’existence de ce film mais tu donnes carrément envie de le voir.
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Eh bien tant mieux. Il ne reste qu’à le programmer. 😉
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En effet, un texte bien tourné qui donne envie, d’autant que je n’ai pas encore vu les premiers films de Weir.
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« Pique-nique à Hanging Rock », indispensable.
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Oui, merci pour la piqûre de rappel.
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Dans La dernière vague, Peter Weir fait s’opposer ses deux personnages principaux. Le premier, incarné par Richard Chamberlain, est blanc, avocat, rationnel et cartésien. Le second, sous les traits de David Gulpilil, est aborigène et agit en respectant des rites anciens et tribaux.
De la psychologie contraire de ses deux protagonistes, Peter Weir parvient à instaurer dans son film une atmosphère originale et étrange. La mise en scène du réalisateur australien et la bande originale participent à ce microclimat anxiogène qui se voit également renforcé par des scènes spectaculaires prenant appui sur la force de la nature.
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Deux personnages opposés en apparence, mais que le réalisateur fera bientôt se rejoindre dans une communion de prescience. Cela crée le microclimat anxiogène en effet, particulièrement puissant, tel la déferlante qui s’apprête à recouvrir le monde.
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Encore un qu’il faut que je vois ! L’eschatologie climatique, en voilà encore un sujet ! 🙂
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Étonnant d’ailleurs que l’on parle aujourd’hui de « vagues » épidémiques, comme un écho venu des antipodes annonçant d’autres calamités.
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