NOSFERATU, le vampire

L’écran démoniaque

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« (…) Nosferatu, brandi à juste titre en son temps par le surréalisme naissant, n’a pas cessé de circonscrire et de symboliser toute une contrée sensibilisée de l’âme, en même temps qu’il en obtient dans l’enthousiasme l’allégeance, à la façon d’un drapeau.»

Julien Gracq, préface de Nosferatu, Michel Bouvier et Jean-Louis Leutrat, 1981.

Le dimanche 28 juin 1914, par une belle matinée ensoleillée, l’archiduc François-Ferdinand et son épouse la duchesse de Hohenberg sont en visite à Sarajevo. Deux coups de feu retentissent, blessant mortellement au cou l’héritier de la couronne impériale d’Autriche-Hongrie. Une main noire vient de se poser sur les Balkans et s’apprête à ensanglanter l’Europe entière. Un peu plus au Nord, dans la crypte obscure d’une lugubre forteresse, la face blême d’un non-mort s’éveille dedans son cercueil. La douzième heure vient de sonner, le vampire sort de son sommeil séculaire. Dans l’objectif de Friedrich Wilhelm Murnau, le ciel s’assombrit, une nuit de ténèbres envahit le monde. S’ouvre « une symphonie de l’horreur » pour l’avènement de « Nosferatu, le vampire ».

Albin Grau, producteur, décorateur et costumier du film, fut aussi un membre notoire d’une société secrète berlinoise (la Fraternitas Saturni), maître de la « loge pansophique des chercheurs de lumière », occultiste patenté et adepte des thèses fumeuses du mage Aleister Crowley. Il raconte que c’est pendant la guerre, sur le front de l’Est en 1916, qu’il a acquis la certitude de l’existence des vampires. Un paysan lui aurait rapporté l’histoire d’un aïeul revenu de sa tombe pour sucer le sang des vivants. La parution quelques années plus tôt du roman de Bram Stoker était une aubaine pour ce passionné de surnaturel. Il s’empressa, une fois démobilisé, d’investir toutes ses économies dans la Prana-film afin de mettre en images ses macabres découvertes. Hélas pour lui, les finances manquèrent pour acheter les droits d’adaptation de « Dracula » (Coppola s’en chargera soixante-dix ans plus tard, tout en rendant à Murnau ce qui appartient à son « Nosferatu »). Dès lors, tout ne fut qu’affaire de dissimulation et de formules magiques.

Par quelque alchimie obscure, le scénariste Henrik Galeen déplace l’action de Londres vers le petit port fictif de Wisborg, que l’on imagine situé au bord de la Mer Baltique. Murnau en fait un tableau pittoresque, trouvant dans les rues de Lübeck ou de Rostock des maisons à colombages, des quais fleuris qui rappellent les vues de Delft peintes par le flamand Vermeer, des dunes romantiques hérissées de stèles à demi effondrées comme on en trouve dans le Klosterfriedhof im Schnee de Caspar David Friedrich, et puis il y a ce vieux grenier à sel qui abritera bientôt l’ombre du vampire. Ancien étudiant en histoire de l’art, il se fait aussi volontiers portraitiste, capturant en médaillon ses personnages : le faciès repoussant du comte Orlok (son Dracula maquillé), l’enthousiasme autant que l’effroi de Hutter (le Harker du film) et le regard somnambule d’Ellen (une autre Mina confiée à la diaphane Greta Schröder). Quant à la créature, il en saisit l’ombre arachnéenne gravissant les escaliers, érigeant son « Nosferatu » en manifeste du cinéma expressionniste.

En vérité, le film se révèle plus proche d’une forme de réalisme magique, sous influence naturaliste, voire paysagiste. Murnau filme la montagne et la forêt, le ciel et la mer, il suit la hyène qui furète près de l’auberge, témoigne de la panique des chevaux à son approche, il capte les forces de la nature à la manœuvre. Il attrape au vol le vent qui meut les rideaux de la chambre d’Ellen, et c’est bien ce même zéphyr qui propulse l’Empusa (« le navire de la mort ») à travers les flots, « sous la figure de l’eau tremblante qu’il fend et ride à peine, pénètre comme un coin et vient fissurer l’opacité du monde » (Julien Gracq encore). Face à l’univers qui l’entoure, l’homme n’est que broutille, fétu de paille, un insecte pris dans les mâchoires du destin, jouet de forces invisibles dont il n’a peut-être pas même conscience. Mais cela est-il suffisant pour susciter la peur chez le spectateur qui sort de près de cinq années d’horreur absolue dans les tranchées ?

« Plus fort que Caligari, « Nosferatu, le Vampire » dépasse tout ce que peut dépasser l’imagination » écrivait un journaliste dans La Presse au sortir de la projection en 1922. « Nosferatu » a effrayé, c’est évident, et il effraie encore car il ne fait pas commerce de folklore éculé, de vampirisme romanesque. On ne trouvera ni pieu ni crucifix dans le film de Murnau, pas plus que de gousses d’ail ou d’absence de reflet dans le miroir. Son vampire n’est pas un être matériel et vulnérable, il est une présence immatérielle et plurielle, qui observe puis se faufile, se dissimule à nos regards, une menace sourde enfouie au plus profond de nos êtres. « La nuit où tout n’est qu’ombre dans le sommeil, l’homme perd son ombre : c’est elle qui le possède. » écrit Edgar Morin dans « le cinéma ou l’homme imaginaire ». Voilà peut-être, cristallisée dans cette cauchemardesque présence, la manifestation de nos terreurs ataviques, la peur d’être emporté par son autre, de s’effacer dans les ténèbres de la nuit.

Le film lui-même est un mystère. Non parce qu’il est né d’une lubie d’un sorcier de pacotille, mais qu’il faillit tout bonnement disparaître suite au procès pour plagiat qui lui fut intenté. Le film survécut finalement, de diverses manières, disloqué et renommé, protéiforme comme sa créature. Elle-même est un objet de curiosité savamment entretenue par les surréalistes qui ont fantasmé sur le nom de son interprète. Le Comte Orlok, aristocrate-vampire des Carpates, est interprété par le sourcilleux Max Schreck (mot allemand qui se traduit par « frayeur »), dont les yeux écarquillés, les longs doigts griffus, la haute stature et la rigidité cadavérique ont pu laisser croire à certains qu’il eut pu être un authentique buveur de sang (E. Elias Merhige en tirera d’ailleurs un film avec Willem Dafoe, John Malkovich et Udo Kier). Le nom même de « Nosferatu » se perd dans les plus cryptiques conjectures, ne sachant s’il provient du roumain nesuferit qui signifie « insupportable/intolérable », ou du grec nosophoros, le « transporteur de maladie ». A moins qu’il ne trouve son origine dans les hermétiques symboles griffonnés sur la lettre reçue par Knock, le marchand de biens illuminé, et que l’on attribue à Grau.

A la faveur d’une invocation, l’hôte nimbé de mystère migre des confins vers les espaces urbanisés, animé par le désir de pervertir le monde, de noircir tout ce qui est pur. Ce n’est pas pour rien qu’il choisit de s’installer dans une ruine, lui qui chante la déchéance du soir plutôt que les matins radieux. Le « Nosferatu » est un porteur de mort, intimement lié à l’amour, ainsi l’Horreur ne peut se concevoir sans l’Aurore. Certes celle-ci aura gain de cause, mais ce ne sera pas sans sacrifice. Avec sa face gothique et grotesque semblable aux monstres qui peuplent le bestiaire des cathédrales, le vampire rappelle cet art macabre des temps d’épidémies où l’on dansait la Mort en guise de conjuration. Bientôt, un cortège funèbre va égrener son chapelet de cercueils dans les rues de Wisborg. S’il n’est pas pleinement expressionniste « Nosferatu » est néanmoins l’expression des affres de son temps qui pleure encore les morts de la Grande Guerre (ils se levaient déjà dans le « J’accuse » d’Abel Gance), voire ceux de la terrible pandémie de grippe espagnole qui s’ensuivit.

Comme l’écrit Charles Jameux dans son ouvrage sur Murnau, l’art du cinéaste procède d’une « transfiguration poétique du réel ». Il utilise pour ce faire toutes les techniques disponibles à l’époque : il accélère les images parce que « les morts vont vite », inverse la polarité lorsque la calèche emporte Hutter au « pays des fantômes », il utilise des teintes de bleu et de bistre pour distinguer le crépuscule de l’aube, il a recours à la surimpression et même à la stop-motion pour créer le mouvement surnaturel de son vampire, avant de le faire disparaître en fondu. Murnau convoque dans sa « symphonie » l’ensemble des instruments employés jusqu’ici par ses pairs et prédécesseurs, de Griffith à Sjöström, de Gance à Méliès. Il transcende cette somme d’influences en un poème visuel funèbre et romantique, qui le hantera jusqu’à sa mort moins de dix ans plus tard. Sa rencontre avec Grau en 1921 fait ainsi figure de pacte faustien qui l’aurait conduit de la reconnaissance (« Nosferatu ») à la désillusion et à l’éloignement (« Tabou », tentative de retour vers l’homme pur). Si Méphistophélès mit la main sur son âme, il ne put rien taire de son œuvre qui continue d’illuminer l’art cinématographique tout entier, imprimant son ombre indécise et impalpable « comme de l’encre sur le couvre-lit immaculé » disait Kerouac.

« Deviens mon Vampire, ami, et chaque nuit, sans trouble et sans hâte, gonfle toi de la chaude boisson de mon cœur. »

Victor Segalen, « Vampire » in Stèles, 1912.

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32 réflexions sur “NOSFERATU, le vampire

  1. Je suis bien incapable d’analyser aussi finement ce chef d’oeuvre que je viens de revoir sur Arte replay dans une belle version. Mais je suis toujours aussi impressionné par ce film. Si je connais certaine choses sur Max Schreck, sur le procès et sur la postérité du film j’ignorais ces mots de Julien Gracq et le tableau de Friedrich. Très beau travail critique une fois de plus.
    PS. Toujours en replay je viens de découvrir La foule de King Vidor qui m’as pas mal surpris. A+.

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    • Merci beaucoup 🦇
      La Foule, film majeur du muet. Et puis en ce moment il y a aussi le film fleuve de Gance : la Roue, dont je viens de voir une très belle affiche à la Cinémathèque.
      L’œuvre de Murnau est d’une profondeur fabuleuse, nimbee de mystères. Ils sont nombreux à avoir écrit sur le film. Je trouve que Gracq lui rend bien sa dimension mentale. On peut lui préférer Sunrise ou Le Dernier des Hommes, Nosferatu n’en reste pas moins un incunables du genre, dont l’ombre continue de hanter notre sommeil.
      A voir absolument !

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  2. Bon jour,
    Diantre, brrrrrrr, tel un froid de table d’autopsie c’est divinement écrit … mais je ne suis pas un fan de genre ayant peut-être, comme vous l’écrivez : « … la peur d’être emporté par son autre, de s’effacer dans les ténèbres de la nuit. » … 🙂
    Max-Louis

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    • Ce jour n’est pas venu encore, Truffaut le prophète n’a pas encore vu juste.
      J’espère que la magnifique exposition actuelle qui lui fait une part belle saura conserver cette mémoire auprès des jeunes cinéphiles.
      Qu’il s’agisse de frayeur ou de terreur, ce qui est sûr, c’est que ce type était flippant.
      Merci à toi Ronnie.

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  3. Tu t’es bien amusé ! Et un texte qui contient une citation du magicien Julien Gracq en incipit (et une autre plus loin) ne peut que me plaire. Très bien d’avoir parlé de l’auteur du Chateau d’Argol dans ce texte sur Nosferatu car il aimait beaucoup le film.

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    • Je persiste à croire qu’il y a du Nosferatu chez Freddy. Connaissant Craven, je ne peux pas croire que le Murnau l’ait laisse indifférent.
      Tiens, aurais-je laissé traîner une réserve quelconque sur l’œuvre du grand Murnau ? Je compte au contraire ce cinéaste parmi mes préférés.

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        • Là c’est à Gracq qu’il faut demander… 😉
          Mais comme il n’est pas là, je m’y colle : lorsque le navire entre dans le port, silencieux et fantomatique, il fend l’onde avec une détermination aussi implacable que celle du coin qui pénètre dans le bois.
          Son côté bûcheron sans doute.
          Merci du COMPLIMENT. 😁

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              • T’es pas du coin toi, on dirait 😉

                Moi j’aime aussi quand ça gicle comme ça, direct du cervelet vers le clavier, dans l’émotion la plus vive.
                Pour un film comme Nosferatu, qui a la patine des meubles d’antiquaire, j’ai la faiblesse de croire qu’il faut prendre des gants, qu’il faut en faire le tour, faire appel à des experts qui en authentifient la valeur. Faut dire qu’on a tendance à le fourrer un peu partout le vampire de Murnau. On le croise au cinoche dans « entretien avec un vampire » ( Brad Pitt semble totalement hypnotisé par lui), dans les arrières plans de « Scream » ou de « King of New York » avec Christopher Walken qui sera lui même un Max Schreck chez Tim Burton. Vertigineux. Et je ne parle même pas de Herzog et de notre Isabelle…
                Cela n’empêche pas le ressenti personnel, cela va sans dire.

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    • Merci. Ce film est évidemment incontournable en tant que pionnier du thème. Il revêt aussi une dimension métaphysique, interroge les questions des liens entre les êtres, la question du double, la place de la mort dans nos vies.
      Grau a eu du flair en proposant à Murnau de réaliser le film car il était un immense artiste (sous influence 😈 ?)

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  4. Et dire que les bobines de ce monument séminal ont failli être détruites… J’aime aussi beaucoup le sublime remake de Werner Herzog… Quoi qu’il en soit, il faut que je me rende à la Cinémathèque pour voir l’expo sur nos amies aux canines proéminentes… Sinon, en ce moment, Arte propose de (re)voir en replay le Murnau en question, mais aussi « Le Vampire a soif » avec Peter Cushing et le très bon « Dracula et ses femmes vampires » avec Jack Palance !

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    • Excellents conseils de visionnage ! La version de « Nosferatu » disponible sur le site d’Arte est bien celle que j’ai vue en DVD. Je la recommande, restaurée avec les teintes de l’époque, avec l’accompagnement musical original signé Hans Erdmann (je crois recomposé car des morceaux de partitions ont été perdus). C’est une copie magnifique.
      J’ai le film avec Palance en stock mais pas encore regardé.
      Quant au « Vampire a soif » production de la TIGON, je l’ai vu mais sans en avoir gardé un grand souvenir. Même production, je préfère « la chair et le diable » avec Cushing ET Christopher Lee.
      Le Herzog fait partie de mes souvenirs effrayants de jeunesse. Kinski fait un Dracula visqueux et libidineux, parfait pour le rôle. Visuellement proche du Murnau, mais il propose une autre vision du suceur de sang.
      L’exposition de la Cinémathèque présente une vitrine avec le masque et le costume portés par l’acteur, ainsi qu’une splendide vitrine en forme de cabinet de curiosités contenant les accessoires de tournage dans leur jus : des rats morts aux pieux en bois, des crânes peints à la chemise ensanglantée portée par Adjani.
      Si tu as la possibilité, cours-y… Mais gaffe aux chauve-souris 😉🦇

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  5. En fait, je crois que les vampires, les zombies, les molochs, tous les monstres de Salem, ou encore les gnomes bulbeux et les lépreux, sont avides de confinement et nous exhortent à les suivre…
    Y.P.

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    • Si c’est pour nous ouvrir la porte de leur cercueil, par écran interposé, cela ne risque guère de nous nuire, la distance sanitaire demeure respectée. Ils nous proposent un passage de l’autre côté, une manière comme une autre de s’éloigner, ne serait-ce qu’un peu, du chacun chez soi.

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