The IRISHMAN

Confessions d’un homme dangereux

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« Quand on commence à vieillir, l’âge se fait sentir, on ne peut plus faire semblant de l’ignorer. Combien de temps a-t-on encore devant soi ? »

Martin Scorsese, Première n°500, octobre 2019.

On le pensait rangé des monastères, réduit au « Silence ». Que devient Martin Scorsese ? Il paraît qu’il repeint des maisons. C’est en tout cas ce que nous dit le film qu’il consacre à « the Irishman », tueur de la pègre frayant dans l’entourage de Jimmy Hoffa, le syndicaliste remuant effacé au mitan des seventies. Dans sa fresque ambitieuse de plus de trois heures et demie, il sort quelques icones de leur retraite, cherche à lutter contre l’Alzheimer du cinéphile, quitte à signer un pacte avec le diable de la vidéo à la demande.

Au firmament des années 70, il était difficile de faire l’impasse sur certaines stars hollywoodiennes portant des noms à consonance italienne. Ceux de De Niro, Pacino, Coppola, De Palma, Scorsese s’inscrivaient en grosses lettres sur les affiches, courtisés et respectés par les studios autant que par un public séduit par leur audace visuelle. Mais le temps a passé et les générations défilent. Qui veut encore de ce cinéma-là ? Qui s’en souvient ? Que sont devenues toutes ces idoles ? Coppola fait du vin, De Palma fait des films qui n’intéressent plus personne et Scorsese, quand il ne restaure pas de vieilles bobines trouvées dans les placards de la Film Foundation, se retranche vers ses fondamentaux, tente de garder la foi.

Dans l’imaginaire collectif, les films de Scorsese parlent d’« Affranchis » qui vont au « Casino ». Ils sont peuplés de gangsters, de Mafia, de crapules italiennes et autres magouilleurs patentés. « The Irishman » ne déroge pas à ces concepts, s’inscrit dans leur lignée en ajoutant l’effet rétrospectif du temps qui fuit. Et pour se jouer de la vieillesse ennemie, il s’en remet aux alchimistes du maquillage numérique, capables de rendre à ses acteurs historiques le visage de leurs trente ans. La technique a largement fait ses preuves dans les films de capes et de muscles produits à la chaîne par Hollywood (que par ailleurs Scorsese rend responsable d’une situation « inhospitalière pour l’art », comme il l’a écrit dans le New York Times). Elle est ici employée sans retenue : De Niro, Pesci, Pacino et même Harvey Keitel, tous épatants, se voient liftés de plusieurs dizaines d’années pour certains, un brin figés, muséifiés.

Mieux vaut alors miser sur la mise en scène, comme sur le scénario de Steve Zaillian (qui enflamma les « Gangs of New York » et autre « American gangster ») pour évacuer la curiosité dérangeante suscitée par cette jouvence artificielle. Mais l’une comme l’autre sont engourdis par une forme de torpeur qui semble trahir l’âge du réalisateur. Scorsese n’est visiblement plus le « démon de la vitesse » que décrivait Pauline Kael dans son article sur « Taxi Driver », « the Irishman » n’a ni l’énergie cocaïnée du « Loup de Wall Street », ni l’alacrité flamboyante de « Casino ». D’emblée le film se glisse dans l’indolence « choubidou » des Five Satins, au rythme d’une « musique de chambre » (dixit Scorsese) et d’une bande-son doo-wop fière de son anachronisme. Une steadycam pantouflarde montée sur déambulateur lui emboîte le pas dans les couloirs d’une chronique qui sent la maison de retraite repeinte aux couleurs de la nostalgie.

Thelma Schoonmaker, la fidèle monteuse aux doigts agiles, tente bien de redonner un peu de vigueur en glissant ici et là quelques inserts dynamiques : un bouquet de fleurs qui fait « bang », une clef de voiture qui peut faire « boum », un culot de bouteille qui cogne sur zinc, les yeux bleuis de De Niro. Sans doute le véritable Frank Sheeran les avait-il si azurés, il est néanmoins très troublant d’avoir poussé le vice numérique à cette extrémité. A moins qu’il ne s’agisse d’une coquetterie de l’acteur à l’initiative de ce projet d’adaptation des confessions très discutées d’un homme de main de la Mafia. Ce proche de Russ Bufalino (campé par un Pesci rabougri), de Tony Provenzano (Stephen Graham en parfait nabot), du bien gras Salerno, l’autre Tony (Domenick Lombardozzi, Fedora et cigare au bec) est ici présenté comme un incontournable de la légende de Jimmy.

Dans le rôle du Teamster en chef, Scorsese peut compter sur un Pacino royal, dont l’intempérance emporte tout sur son passage, quitte à repousser le porte-flingue près de la porte de sortie. Si Pacino fait autorité dans ses outrances (il faut le voir incendier tout son état-major) il n’en reste pas moins touchant dans sa relation avec Peggy, la fille de Sheeran incarnée dans sa version adulte par Anna Paquin. Dans la méfiance de la jeune fille qui confine au mutisme protecteur (comme condamnée au « Silence » tel le prêtre du même film), on voit germer le point sensible de cette fresque qui brasse les éternelles scènes d’intimidation, de corruption et autres balles dans la tête, qui s’encombre de bavardages et d’informations diverses sur une galerie de personnages qui périront pour la plupart de mort violente.

Au milieu des querelles d’égos et de billets verts naît cette belle affection entre Peggy et Jimmy, devenu parrain de cœur piétinant les plates-bandes de Russ. Cette rivalité d’intérêts sentimentaux n’est que murmurée, suggérée par des regards, des réponses timides, souvent reléguée au second plan, mais elle est pourtant bien le véritable nœud de l’affaire, celui qui scella peut-être le funeste destin de Hoffa. Si ce n’est la thèse de Brandt dans son ouvrage, c’est bien celle qui se dessine en filigrane dans le scénario de Zaillian que Scorsese, par petites touches, laisse poindre et grandir dans la seconde partie du film.

Quand il se décide enfin à débarbouiller ses acteurs de leur postiche numérique, le drame dévoile son intime profondeur, la déchirure d’un père qui ne voit plus d’amour dans les yeux de sa fille préférée. Il n’est plus qu’un vieillard parmi les autres, pathétique et impotent, dont le nom s’efface avec celui des figures du crime organisé qui ne résonnent plus avec le monde. Chevalières et montres en or sont devenues reliques de pacotille. Tandis que les photos s’estompent, que les visages s’oublient, Scorsese se souvient des Kennedy, des années Nixon. Mais Jimmy Hoffa, c’était qui déjà ?

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67 réflexions sur “The IRISHMAN

  1. Je n’ai aimé que les dernières 30 à 45 min, tout le début est du déjà vu et, en plus ici, d’un chian pas possible… Le plan séquence du début est sympa, mais pareil ce n’est pas nouveau et surtout cela ne fait pas un film… Netflix n’a pas produit un seul bon film depuis ses débuts (1997), c’est un peu catastrophique. J’oubliais « Marriage Story », c’est plutôt pas mal.

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    • Je pense que le film est trop long. Scorsese a eu les coudées franches pour le faire à son idée, sans aucune contrainte. Il est parfois salutaire de devoir composer avec les limites imposées par les studios, il est d’ailleurs le premier à louer les chef d’œuvres réalisés sous ces contraintes durant l’âge d’or d’Hollywood.
      Mais il y a la sortie, effectivement poignante.
      Ill faut je pense distinguer les films financés par Netflix et ceux distribués par la plateforme. dans la deuxième catégorie, pour moi « Roma » reste un film magistral, et « Okja » c’était pas mal. On dit grand bien du Baumbach que je compte voir prochainement.

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  2. J’ai aimé revoir mes vieilles idoles. J’ai apprécié de voir ce film sur Netflix au format connu. Au cinéma, j’aurais trouvé le prix de la séance élevée. Conclusion, c’est un film moyen qui se laisse voir pour celui – comme moi – qui a grandi avec ces acteurs.
    Amities
    John

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    • Bonjour John,
      C’est un film empli (un peu trop sans doute) de nostalgie. Le prix n’est pas si élevé si l’on sait choisir son cinéma (personnellement je ne fréquente plus les multiplex qui m’obligent à CHOISIR MON SIEGE !), surtout rapporté à la durée du métrage en l’occurrence. Je crois qu’il faut pousser jusqu’en Belgique (ou bien aux US) pour en profiter sur grand écran.

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        • A ce point ? Il comporte quand même quelques plans qui méritent une vision d’ampleur. Et puis la salle de cinéma est un environnement plus immersif qu’un petit chez soi, aussi confortable soit-il.
          Personnellement, j’aurais aimé être de ceux qui ont découvert le film en avant-première au Festival Lumière à Lyon (en présence du réalisateur).

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  3. Bon jour,
    J’ai le fameux Netflix et ce film est au premier rang pour le défilement de la bande annonce. Cependant, je passe outre. Même si j’adore De Niro, Pacino, ils sont cruellement bons, je vais attendre un tantinet pour le visionner.
    Un article finement caustique entre : « … quelques icônes de leur retraite… » et « Une steadycam pantouflarde … » et « …Scorsese … quand il ne restaure pas de vieilles bobines… » etc, porte l’estocade avec un : « Jimmy Hoffa » qui effectivement si on n’est pas historien du syndicalisme, reste obscur 🙂 Bref, j’ai lu cette article aux petits oignons comme un réquisitoire dont le souffle ressemble à une mitraille … 🙂

    Note :  » …lui emboîte le pas dans les dans les couloirs … » coquille : deux fois : dans les »
    Max-Louis

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    • Merci Max-Louis,
      Je ramasse de suite la coquille pour la mettre dans mon musée bien rempli. 😉
      J’ai tenté de mijoter un article qui ne s’appesantit pas trop sur la polémique de diffusion, tout en essayant de traduire mon ressenti sur le film. Rétrospectivement, je dois reconnaître avoir été un peu noyé dans l’histoire mais néanmoins touché par les acteurs, et par ce geste créateur d’un cinéaste que j’adore. Scorsese portait ce film en lui depuis dix ans. Il aurait pu ne jamais voir le jour. Et puis Netflix… On peut nourrir bien des regrets quant au mode de diffusion (lui le premier), mais il est clair que le cinéma change aujourd’hui (cf le vibrant article signé par le réalisateur dans le NYT). Le sous-texte dissimulé derrière le très mélancolique « once upon a time… » de Tarantino était de même nature.

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  4. Je ne le verrai sans doute pas. Tant pis.
    Ceux qui l’ont vu ne parle pratiquement que du rajeunissement des acteurs.
    Ton long paragraphe sur l’âge, le physique, toutes tes allusions au vieillissement, aux changements d’activité de toute la bande et j’en passe ne sont pas plaisants à lire. Désolée.

    quitte signer
    Consonance
    sur sur la mise

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    • J’en ai laissé traîner spécialement pour toi… 😉

      Le rajeunissement numérique est vraiment l’élément principal qui parasite l’appréciation du film. Scorsese en est conscient ceci dit, mais il mise sur le fait que le spectateur saura se laisser porter par l’histoire et finira par s’en détacher. Pas si évident en réalité. Comme je l’écris, c’est finalement quand les visages actuels des acteurs se montrent au grand jour (avec ou sans maquillage « réel » d’ailleurs) que l’on se laisse émouvoir.
      Désolé d’avoir été si déplaisant.

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  5. Scorsese se lâche vraiment dans la seconde partie du film. Je trouve ta critique passionnante pour ce qu’elle nous dit de ces monstres sacrés qui disparaissent peu à peu laissant derrière eux des films que les plus jeunes ne connaissent même pas ^^ Je te rejoins sur le rajeunissement numérique qui sonne un peu toc. Un point que je n’ai pas soulevé dans ma chronique, trop emporté que j’étais par mon enthousiasme 😉 Merci à toi 🙂

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  6. C’est vrai que la dernière partie est plus intéressante quand elle est centrée sur une seule action. Pour le reste, le film s’avère décevant, trop long et bourbeux. Quant au rajeunissement, difficile de l’oublier et de s’y adapter, d’autant plus que les mouvements des personnages « jeunes » sont contrebalancés par une déplacement de vieillard. On voit bien les différences. Bref, pas convaincu :).

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    • Le choix technique s’avère extremement préjudiciable, c’est en tout cas ce qui ressort de tous les avis, comme la durée qui dilue certains détails du récit.
      Néanmoins j’ai pu le voir d’une traite, je suis resté accroché aux personnages. Il faut dire que les acteurs dégagent un certain charisme, Pacino en tête. Et De Niro n’a pas été aussi bon depuis longtemps, plus convaincant même que dans l’acclamé Joker.

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  8. Malheureusement, je ne le verrai sûrement pas, je n’ai pas Netflix, mais c’est dans ces moment-là que je le regrette le plus…J’aurais adoré le voir, ne serait-ce que pour ce casting, bien plus que des acteurs à mes yeux, des hommes qui ont construit la culture cinématographique et qui m’ont donné goût au meilleur !

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  9. Bonjour Princécranoir, personnellement, je ne décolère pas que l’on ne puisse pas voir ce film sur grand écran en France. Je n’ai pas Netflix, je ne verrais pas ce film même imparfait, même trop long, même avec ses défauts. Rien que pour les acteurs, je l’aurais vu. Et puis un film pareil sur grand écran, cela a de la gueule. Bouh. Bonne journée.

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    • Bonjour,
      Je te rejoins totalement Dasola. Le système français de la chronologie des médias ne semble plus adapté. Comme je l’écrivais précédemment, cela va contribuer à cloisonner les œuvres, privant les spectateurs de certaines œuvres. C’était déjà le cas pour les séries (les séries Canal+, exclusivement réservées aux abonnés).
      Pour un film comme celui-ci, qui prendrait toute sa mesure sur grand écran (tout comme le splendide Roma et tous ces sons qui le nourrissent), c’est un vrai gâchis, c’est vrai.

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  10. Hello l’ami ! Tu tailles un sacré costard à ce film que je n’ai pas encore vu, mais qui semble pâtir de ces années durant lesquelles le projet taraudait dans la tête de Scorsese sans qu’il ne se décide à le concrétiser. Le temps est malheureusement passé par là, sur les visages de ces icônes, qu’un maquillage numérique ne parvient visiblement pas à dissimuler.

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    • Et paradoxalement, ce sont bien les progrès de cette technologie qui ont permis à Scorsese de franchir le pas. L’ensemble est tout de même porté par cette envie lointaine de raconter une histoire ample, avec ses acteurs de prédilection. Pour cela le film vaut le coup d’œil quand même.
      Ravi de te retrouver dans les environs. 😉

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  11. Alors, je l’ai vu ce weekend, ainsi que pas mal d’autres films à rattraper. J’ai bien aimé, c’est un bon Scorsese, mais on est très loin de ses meilleurs. Son principal défaut, c’est clairement sa durée. 3h30 c’est trop long. Reste quelques moments magiques, un Pacino génial et ça, ça fait plaisir à voir. La fin est assez surprenante, il me semble que Scorsese n’avait jamais traité de la vieillesse et des regrets de ce genre de personnages.
    Le rajeunissement est plutôt impressionnant je trouve, mais ce qui coince pour moi, c’est que du coup, sur certaines scènes, on a un De Niro qui semble hyper jeune, qui tabasse quelqu’un avec le corps d’un papy qui a du mal à suivre. Ça fait un contraste étrange qui pour le coup trahit la technique.
    Mais voilà, bien aimé. Avec un bon 45 minutes en moins, je l’aurais sans doute encore plus aimé.

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    • Plutôt d’accord, y compris sur les limites du de-aging.
      Pacino excellent, j’aime aussi certaines mines de Pesci vis à vis de la petite Peggy, pas rassurant du tout.
      On est en dessous des autres films avec le même casting mais il se laisse apprécier par son versant funèbre.

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  12. Vu et bien aimé.
    C’est vrai que malheureusement la longueur se fait un peu ressentir, j’ai même vu des articles qui proposait de voir le film en plusieurs parties comme une mini série.
    Mais sinon c’était génial de retrouver ces acteurs , j’avoue que j’ai été très bon public et que le côté nostalgie a totalement marché avec moi.
    Merci pour ta chronique
    Bonne journée

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    • Il semble que certains ce soient amusés à proposer un découpage en effet, ce qui contrarie quelque peu Mr Scorsese : « Parce que l’intérêt de ce film c’est l’accumulation des détails. C’est une accumulation d’effets à la fin du film – ce qui suppose que l’on y assiste du début à la fin. Le format des séries est bien, très bien même, on peut y développer des personnages et des histoires et recréer des mondes. Mais ce n’est pas le bon format pour ce film. »
      Merci pour ce retour.
      A bientôt.

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