Ô Karina
« On finit toujours par ressembler un peu à ses rôles, ou alors ce sont les rôles qui finissent par vous ressembler, ça se peut aussi… »
Anna Karina
Elle a été Valérie, Veronica, Odile, Natacha et bien sûr Anna : maintes fois réincarnée, « toujours mystérieuse » dit Pierrot le Fou. Hanne Karin Bayer, devenue Anna Karina par la volonté de la fée Coco Chanel, s’en est allée, on ne sait où. Rejoindre son père, capitaine au long cours ? Sous le soleil, sous le soleil ? Souhaitons-le-lui. Elle refusa un rôle dans « A bout de souffle », c’était reculer pour mieux sauter, prendre de l’élan pour attraper le bras de Godard qui fut, quelques années durant, son « Petit soldat ».
Pour son deuxième long métrage, « le petit soldat » Jean-Luc Godard s’écarte du fait divers pour entrer dans le champ politique. L’avait-il seulement occulté en tournant « A bout de souffle » ? Pas si sûr. Qualifié d’anarchiste de Droite par les détracteurs de la revue Positif (concurrents principaux des Cahiers du Cinéma ), Michel Poiccard, le héros du premier film de Godard, était « de ceux qui écrivent “ mort aux juifs ” dans les couloirs du Métro en faisant des fautes d’orthographe. » (écrivait Louis Seguin dans sa critique incisive). En guise de réponse directe à ces attaques, Bruno Forestier, le héros du « petit soldat », serre le poing face à la caméra en imitant le signe de ralliement des Brigades Internationales.
Une fois encore, Godard se plaît à semer le doute. Il crée la confusion sur le plan des idées cette fois, plutôt que sur le plan de la forme, mais toujours iconoclaste. Sur ce terrain filmique, « personne ne pouvait le suivre » commente Quentin Tarantino (dans les Inrocks), « à moins de vouloir devenir un Godard de pissotière. » Utilisant toujours les mêmes méthodes (tourner sans scénario, sans son direct, les dialogues soufflés aux acteurs pendant qu’on tourne les scènes dans des décors réels et le plus possible en lumière naturelle), avec un dédain toujours plus radical des règles de vraisemblance et de raccord, il entend cette fois dynamiter un autre genre : celui du film d’espionnage.
Michel Subor remplace Jean-Paul Belmondo. Il est aussi beau garçon, mais dépourvu de la moindre espièglerie, de cet enthousiasme juvénile que dégageait Bébel. Si Poiccard lorgnait jalousement sur le profil de tombeur de Paul Gégauff (aux dires de certains témoins de l’époque), Bruno Forestier, l’espion du « petit soldat », c’est Godard sans équivoque. Lors d’un caméo dans une gare façon Hitchcock, on voit le réalisateur regarder sa montre à côté du personnage puis faire demi-tour, comme pour lui communiquer son embarras. Agent des services secrets français en mission à Genève (sous la couverture d’un galeriste-photographe), Forestier est chargé d’exécuter un dénommé Arthur Palivoda, un soutien actif du FLN, mais au dernier moment hésite à tirer.
Godard tourne son film en 1960 mais il transpose son récit deux ans auparavant, au début de la Guerre d’Algérie, en pleine période d’attentats à Paris. Lorsqu’il fait son film, bien sûr, rien n’est encore scellé au-delà de la Méditerranée, et on attend de ce film engagé une position claire sur cette épineuse question (le public ne la connaîtra qu’après les évènements puisque la censure bloquera la sortie du film jusqu’en 1963). La déception qu’il suscite en la matière est à l’image de l’ambiguïté de son auteur. Godard, à travers le personnage de Bruno Forestier, fait part de ses états d’âmes, et livre plutôt un film sur l’engagement. Déplaçant sa caméra de Paris à Genève, il affiche un point de vue parfaitement suisse, confortablement installé derrière le paravent de la neutralité, il affirme en préambule que « le temps de l’action a passé » et que « commence le temps de la réflexion. »
Même s’il installe sa caméra tout près du Lac Léman, Godard n’a vraisemblablement pas l’intention de se mouiller dans ce film. Tout y est timide d’ailleurs. La représentation de la torture, qui est pourtant l’objet de son interdiction, reste pudique. Entre les mains de deux activistes du FLN, Forestier se retrouve la tête dans la baignoire, brûlé par des allumettes, et même brièvement passé à la gégène. De la barbarie propre. Godard ajoute quelques photos (des clichés de mutilation abominables passent devant l’objectif de la caméra) ou quelques évocations (celle notamment du calvaire de Brossolette, martyrisé deux moins durant par la Gestapo rue Lauriston) pour renvoyer dos à dos les deux camps. De la même manière, il n’ose jamais le nu devant la caméra, préférant celui de quelque gironde pin-up épinglée sur le mur.
Cette timidité de parti-pris s’accorde avec le sentiment que Godard nourrit à l’égard de son actrice principale. Il troque en effet l’accent américain de Jean Seberg pour le chuintement scandinave d’Anna Karina. Godard, le Pierrot lunaire retranché derrière ses lunettes noires et ses piles de bouquins, découvre en elle une muse qui va éclairer, quelques années durant, sa filmographie. Avec ses grands yeux de biche « gris Velázquez », sa diction maladroite et son air un peu godiche, elle trouve chez Godard l’occasion unique d’occuper le premier plan. Celui-ci, toujours aussi timide, lui tourne autour, l’interroge, lui fait prendre la pose comme une star de cinéma (comme Bardot qui entre ici en étant épinglée sur un mur avant d’être mise à nu dans « le Mépris »), la contemple comme une œuvre d’art. « Elle avait l’air de sortir d’un roman de Giraudoux » dit la voix-off de Forestier qui, évidemment en tombe immédiatement amoureux.
Giraudoux, encore un de ces écrivains au passé compliqué, celui dont Aragon (une autre idole de Godard) disait qu’il avait été « empoisonné par les Allemands », dans tous les sens du terme. Les références littéraires abondent, des deux côtés de l’échiquier idéologique : c’est Drieu La Rochelle contre Desnos, c’est Lenine contre Hitler, « le Petit Soldat » ne fait, tout du long, que « frayer son chemin avec un couteau » sans véritablement se résoudre à trancher. « On ne saura jamais à quoi je pense » dit Michel Subor face caméra, interprète de celui qui passera sa vie à dire tout et son contraire, à se définir comme « le juif du cinéma » tout en défendant la cause palestinienne (« La Palestine, c’est comme le cinéma, c’est chercher une indépendance. » dit-il).
« Le cinéma n’est pas un art qui filme la vie. Le cinéma, c’est ce qui est entre l’art et la vie. » a déclaré un jour Jean-Luc Godard. Cet entre-deux, il en fait son espace d’expression, sa vérité « vingt-quatre fois par seconde ». Pire même, il botte en touche dès le début du film, en photographiant deux amoureux s’embrassant à côté de l’inscription « aimez-vous les uns les autres. » Un faux-fuyant lénifiant pour camoufler un non-choix difficile à suivre qui ne le réconciliera nullement avec ses contempteurs. Gérard Legrand dit qu’il ne fait, dans ce film, que « déverser une poubelle dans une autre ». On peut le penser, mais il a au moins le courage d’être sincère.
Elle était magnifique ! Merci pour cette chronique érudite et passionnante 😊
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Merci.
Très bonne occasion de revoir ce film dans lequel Godard la filmait dans sa ravissante splendeur.
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Je n’ai pas vu…
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J’espère avoir donné l’envie de voir.
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Le problème, c’est que je n’aime pas Godard. Je n’ai jamais compris son réalisme que je trouve vraiment irréel…
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Réalisme irréel, on peut le voir comme cela.
Nous sommes là à ses tout débuts, dans une période encore assez accessible. « Le Petit Soldat » est néanmoins intéressant par le témoignage qu’il fait de son époque, une France agitée par la guerre d’Algérie, par les attentats et l’OAS.
Et puis quand bien même on n’adhère pas au style, voire au message politique, il reste Anna.
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Je vais voir à me le procurer…
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Bravo. Très beau post. Bel hommage rendu à Anna Karina. J’aime beaucoup ce film, l’un des meilleurs Godard, à l’époque où il « ne se mouillait pas » comme tu dis.
Lorsqu’il a commencé à se mouiller (sa période mao), j’aime beaucoup moins son cinéma, ça devient à mon avis du n’importe quoi.
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Assez d’accord, elle va suivre de peu d’ailleurs.
Dans cette première période il y a aussi, moins réussi sans doute, les Carabiniers qui évoque une dictature fictive.
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J’aimais bien Anna Karina qui adoucissait les angles parfois abruptes du cinéma de Godard. Merci pour cet hommage.
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C’est très juste, on peut même dire qu’elle ensoleillait Pierrot le Fou.
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