The LIGHTHOUSE

Finis Terrae

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« Nous vivons sur une placide île d’ignorance au milieu de noires mers d’infini, et cela ne veut pas dire que nous puissions voyager loin. »

H.P. Lovecraft, L’appel de Cthulhu, 1928

Au bout du monde, il y avait un phare. Derniers feux avant la nuit. Attiré par la lueur de ses légendes à faire peur, Robert Eggers a remonté le temps jusqu’à lui. Dans l’écrin lugubre de sa caméra, « The Lighthouse » se dresse, inflexible, tel un géant au péril de la mer, tel un clou planté dans l’océan, perçant l’horizon de son œil luminescent dans l’espoir d’en éclairer les mystères. Mais le sinistre royaume tapi sous la surface n’abrite-t-il pas les monstres que la lumière attire ?

Après « The Witch », Robert Eggers avait en tête de réaliser une version nouvelle du « Nosferatu » de F. W. Murnau. « C’est le film que j’ai le plus regardé » dit-il à qui veut l’entendre, « il m’obsède, vraiment ». Attiré par les ombres fuyantes d’un récit inachevé signé de la plume d’Edgar Poe, son frère Max l’appelle à la rescousse pour l’aider à briser le silence qui enveloppe cette tour maudite. « The Lighthouse » sera donc le deuxième conte folklorique que le cinéaste choisit de situer en Nouvelle-Angleterre, mais il n’a rien oublié de la symphonie de l’horreur qui aurait dû prévaloir. En se rapprochant de l’océan et de son foisonnant imaginaire maritime, Eggers n’en demeure pas moins le conteur d’une aventure humaine en condition extrême. Il fallait assurément avoir la foi (motivée certes par une prime conséquente) pour partir plusieurs semaines ou plusieurs mois (selon les caprices d’Eole) entretenir la flamme de l’humanité au bord du monde. « The Lighthouse » sera donc le récit brumeux de deux solides gaillards isolés sur un îlot de terres émergées, territoire épargné par la mer comme pour mieux y attirer les âmes égarées.

Difficile de deviner les contenus secrets enfouis dans le vécu de ces deux gardiens déposés là par le navire de l’U.S.L.E., et qui stoïquement fixent l’objectif du regard. En leur tirant le portrait, Eggers nous prend à témoin, gageant de l’authenticité de ces deux trognes tout droit surgies d’un lointain passé, et derrière lesquelles on a presque du mal à identifier deux acteurs majeurs de notre temporalité. Fort d’une carrière jonchée de rôles expressifs (large spectre allant du Bouffon de Raimi au Christ scorsesien), Willem Dafoe n’est désormais plus à confondre avec l’auteur d’une célèbre « Robinsonnade », bien que perdu sur cette île semi-déserte et arborant une barbe à la fleur de sel qui rendrait jaloux le dieu Neptune. De sa gueule de vieux loup de mer boiteux, on le verra aboyer des ordres à l’adresse du second sous son autorité. Son jargon qui sent la pipe et les embruns, Eggers l’a directement pêché dans les ouï-dire des marins qui noircissent les pages des grimoires de Sarah Orne Jewett, une contemporaine du cru.

Le nom de son acolyte en revanche peine encore à se défaire des stigmates d’une franchise vampirique pour jeunes ados pré-pubères, et c’est à bon escient que le metteur en scène l’affuble d’une moustache et d’une casquette parfaitement raccord avec l’époque. Robert Pattinson aura aussi à donner très largement de sa personne au gré des innombrables tourments concoctés par le scénario. Sur cette île battue par les vents, les pluies et les marées, Eggers l’envoie au charbon, sous les hurlements d’une corne de brume qui, telle la plainte d’un Léviathan à l’agonie, recouvre le chant des sirènes qui hantent les environs.

« De l’eau, de l’eau, partout de l’eau, Et pas une seule goutte à boire » écrit Coleridge dans « la complainte du vieux marin ». Mais Eggers connaît d’autres breuvages aptes à réveiller les forces occultes, à fâcher les gardiens invisibles qui lorgnent sur ce fragile rocher. Il ne faut pas oublier qu’il a grandi dans la crainte du péché, au sein d’une famille de protestants rigoristes. Luxure, convoitise, superstition ou bien adoration impie d’une obscure divinité marine annoncent l’irrépressible plongée dans le tourbillon de la démence. « Il faut saisir l’essence de l’humanité, ce qui la terrifie. Je m’intéresse aux idées archétypales, celles qui parlent à tout le monde à un niveau primitif. » expliquait déjà le réalisateur à l’orée du bois de la sorcière.

Encouragé par les éloges qui ont plu sur « The Witch », Robert Eggers préfère piquer son phare dans une tempête en Noir & Blanc. Mieux encore, il tourne en pellicule dans le format carré des premiers temps, à la manière d’Epstein, de Grémillon et autres grands anciens du cinématographe. Toujours flanqué de son fidèle chef op’ Jarin Blaschke et de son ménestrel officiel Mark Korven, il en appelle aux rites antiques de mise en scène pour mieux convoquer sirènes et cris de mouettes, tritons et tentacules, ainsi que tous les fantômes de la nuit décrits par Twain et Stevenson, tous ces marins en perdition, « immortels dans la gueule même de la mort ! » chantés par Melville dans sa célèbre chasse à la baleine. Mais là où « The Witch » savait se contenter de suggestions, se laissant lentement (mais sûrement) gagner par l’irrationnel, « The Lighthouse » pêche bien vite par excès.

A la faveur d’un vent mauvais venu du large, le film chavire dans un delirium inextricable au beau milieu duquel Eggers a voulu que l’on se perde. La performance ahurissante des deux acteurs se débattant avec leurs démons, tout comme ces sidérantes images baignant dans un univers sonore assourdissant, ne sauvent que très rarement la seconde partie du film de la noyade. Submergé de séquences répétitives et insensées, sous des assauts grotesques et nauséabonds qui sentent la pisse, le foutre et le kérosène, tout un ramassis de balivernes qui, telles des lames de fond toujours plus violentes venues s’abattre sur les contreforts de ce phare aux ambitions prométhéennes, finissent par avoir raison de l’indulgence du spectateur, on ne sait plus vraiment s’il faut céder au scepticisme ou à la fascination. Cette incessante houle dubitative ne profite pas au film dont la nauséeuse conclusion qui se voulait sidérante, s’évanouit hélas comme un cri dans l’océan.

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41 réflexions sur “The LIGHTHOUSE

    • Le teaser promettait de la gîte dans cette promenade en mer, mais cela avait néanmoins de quoi exciter l’âme du vieux loup de mer que j’ai peut-être été dans une vie antérieure. L’excès de boisson aura fait chavirer le vaisseau fantôme.
      Bonne brasse vers 2020. 😉

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  1. Son jargon sent plutôt le vomi et les flatulences votre altesse.
    Forcément que ça chavire dans le delirium, ils sont toujours complètement foncedés les 2 loustics.
    Si ce n’est la longueur et le fameux quart dheure de trop, j’ai été embarquée et stupéfaite par la fin.

    Et rien sur le sort de la mouette ? Tu crois que c’est sa famille qui se venge ?

    Et rien sur la sirène ? Là je suis étonnée.

    Quant à Roberd Edward Pattinson, c’est sûr quon pense toujours qu’il a été vampire mais quand on regarde sa filmo, chapeau bas. Et quest-ce quil est bon ?

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    • Pattinson est grand. Je me souviens aussi de son second rôle dans la jungle de James Gray, une fois encore méconnaissable. Et puis Cronenberg, même si le film… Et Dafoe ne déçoit pas, idéal dans ce rôle.

      Le quart d’heure dont tu parles m’a semblé durer une heure de bouge pas, meurs, ressuscite, et puis on se court après une hache à la main. Usant.

      La sirène, je passe. Aucun effet sur moi. Mais je reste sous le charme de sa sorcière à la lanterne.

      Je suis en général assez versé dans les choses gluantes et tentacules qui glissent près de l’optique. Mais ce bon Bob Eggers à voulu trop en mettre, il tombe dans le piège du deuxième film qui s’écoute trop.
      Je le reverrai sans doute un jour, et je serai peut-être plus indulgent, mais là…

      Pour finir sur une note positive : la photo, le son, la direction artistique, les acteurs, tout ceci est remarquable.

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  2. On sent bien ta vacillation entre fascination et scepticisme et c’est beau ! J’aime beaucoup ton texte (comme d’habitude), ta manière discrète et fine de faire des critiques. Je n’irai pas voir ce film – j’avais déjà décidé avant de te lire de toute façon 😉
    Un très beau réveillon à toi !

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    • Je tangue, c’est vrai. Quoiqu’il en soit, mieux vaut être prévenu avant de visiter ce « Phare », qui jouit pourtant d’un éclat esthétique tout à fait remarquable.
      Merci pour ce gentil mot. Je te souhaite également un bien doux passage vers 2020, sans monstre marin sous le paillasson. 🙂

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  3. Ah, l’un de tes avis qu’il me tardait le plus de lire, alors merci pour tes mots, comme d’habitude ! Tu sais que je voulais le voir, j’avoue que tu me fais un peu réviser mon envie, mais à l’occasion, je tenterai à la télé quand même 😉 Et sinon, je confirme, Robert Pattinson est un excellent acteur, mais beaucoup passent à côté à cause de Twilight et Willem Dafoe est clairement l’un de mes acteurs préférés !

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    • Ça peut se voir au cinéma largement, ne serait-ce que pour s’immerger dans l’univers sonore et prendre pleine poire l’image en 4:3 avec ce grain noir et blanc venu des âges muets. Mais attention au chahut du récit, un marin avisé en vaut deux. 😉
      Bon 2020.

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  4. Pingback: [Rétrospective 2019/12] Le tableau étoilé des films de Décembre par la #TeamTopMensuel – Les nuits du chasseur de films

    • Cet alcool frelaté ne m’a pas étourdi, bien au contraire. Si les lumières du phare ont fini par te séduire, tant mieux pour Eggers. Je le trouve néanmoins bien moins maître de ses effets dans ce film que dans le précédent.
      La performance des acteurs est indéniable.

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  5. Pour ma part, j’ai mis du temps à entrer dans le récit que je trouvais foutraque mais petit à petit, cette relecture de Prométhée m’a plutôt convaincue, je suis bien entrée dans l’univers cauchemardesque, l’ambiance, les odeurs et toutes ces choses fort plaisantes !

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  6. Le phare a eu un effet positif sur moi. Enfin j’ai beaucoup aimé le film. Certes, pas parfait, en faisant ce qu’il veut, Eggers en a peut-être un poil trop fait, mais je suis rentré dedans. COmme tu le dis, visuellement, au niveau sonore, et pas mal d’autres éléments, c’est un sans faute. Et comme je suis rentré dans l’ambiance, j’ai eu exactement ce que je voulais.

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    • Tant mieux si le breuvage t’a enivré. La confusion entretenue par la mise en scène donne je trouve un aspect prétentieux au film, un peu ce que je reprochais à Refn quand j’ai vu son « Valhalla Rising ». Peut-être ce phare méritera-t-il d’être rallumé à la lueur des autres film que fera Eggers, qui permettront peut être de le ranger parmi les esthètes visionnaires plutôt que parmi les trompe l’œil m’as-tu-vu.

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      • Voilà, tout s’explique donc, vu que j’adore Valhalla Rising également 😀
        Mais va savoir, après tout, Refn tu préfères ce qu’il a fait après son Valhalla justement, donc possible que la suite de la carrière d’Eggers prenne un tournant qui te parlera plus.

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        • Eh oui, il a gagné ses galons de respectabilité à mes yeux (the Neon Demon est son meilleur à mes yeux). Eggers part avec un avantage : il est tout de même l’auteur d’un des meilleurs films de sorcières, genre dont je reparlerai bientôt à propos de l’excellent « Witch finder General ».

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              • C’est vrai que finalement, le milieu est traité comme un milieu de sorcières, avec le visuel et la profondeur symbolique allant avec.
                J’aimais déjà ce qu’il faisait avant, mais il a vraiment trouvé un style distinctif, autant visuellement que dans ses symboliques qui lui va à merveille et qu’il maitrise (même si le film a été fait dans la douleur et le doute le plus total). C’est sans doute cette sincérité et ce doute qui donnent au métrage ce côté aussi lourd et cauchemardesque.

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